« L’innovation ne peut venir que des exclus »
En 2013, Philippe Parmentier lance en Colombie et en Espagne un projet d’impression 3D de prothèses pour les enfants handicapés. Depuis, le fab lab solidaire Utopia Maker a fait du chemin, s’inscrivant avec succès dans l’économie des communs et démontrant que les personnes en marge de la société sont celles qui ont le plus envie de faire bouger les lignes.
Émanciper les individus par le libre accès aux savoirs. C’est pour incarner l’esprit libertaire des pionniers d’Internet que Philippe Parmentier lance en 2013 « Matérialisation 3D Madrid ». Un projet mené conjointement à Madrid en Espagne et… en Colombie, où une petite ville en périphérie de Bogotá porte le même nom que la capitale espagnole. Pourquoi ces deux pays ? « Parce que j’aime bien bouger, répond l’autodidacte, bottant en touche. On faisait découvrir l’impression 3D aux enfants, on inventait des modèles dans une ville et on les matérialisait à distance dans l’autre ville. »
La classe colombienne va lui permettre de mettre en pratique ses idéaux. L’un des élèves étant amputé d’un bras en raison d’un accident du travail, ses camarades décident de lui fabriquer eux-mêmes une prothèse. Ils téléchargent sur Internet les plans d’un modèle en open source et l’impriment en 3D. Ce petit exploit fait la une des médias colombiens. Résultat, les demandes des familles d’enfants handicapés commencent à affluer. Et pour cause : en Colombie, la guerre avec les Farc a transformé certaines zones du pays en champs de mines qui font des milliers de victimes et dont les survivants se retrouvent handicapés.
Contre la logique industrielle
« Les deux premières années, des ingénieurs, des médecins et des étudiants bénévoles ont réalisé une cinquantaine de prothèses adaptées aux enfants », raconte Philippe Parmentier. Un nombre important mais insuffisant au regard des besoins. Alors, en 2016, il opère un virage radical : les jeunes handicapés et leurs familles vont se mettre à fabriquer eux-mêmes les prothèses. C’est l’acte de naissance d’Utopia Maker. Depuis, un enfant s’est imprimé une prothèse pour jouer de la guitare, un autre pour faire du vélo, tandis qu’un jeune ingénieur malentendant, Mauricio Carrillo, a mis au point un système de recyclage des déchets plastiques qu’il a installé directement sur une imprimante 3D. Avec l’auto-fabrication des imprimantes 3D, le plastique recyclé et les modèles open source, le coût de production d’une prothèse est devenu très marginal, ouvrant des possibilités infinies en matière de personnalisation et d’innovation.
« L’impression 3D trouve ici une application pratique utile, tout en permettant de s’émanciper d’une logique de marché qui exclut les plus pauvres »
Si l’impression 3D n’a pas encore révolutionné l’industrie comme le laissait présager les premiers articles enthousiastes publiés sur le sujet, cette technique trouve ici une application pratique vraiment utile, tout en permettant de s’émanciper d’une logique de marché qui exclut les plus pauvres et tend à normaliser la logique de production au détriment des bénéficiaires du produit. Car en plus d’être commercialisées à des prix prohibitifs, compris entre 20 000 et 200 000 euros, les prothèses industrielles ne sont pas adaptées à la vie quotidienne de leurs utilisateurs : « Quand je me mets debout, si je transpire un peu ou si quelqu’un m’appuie sur le bras, les électrodes glissent de leur emplacement et ma main devient incontrôlable. En gros, il faudrait que je reste assis avec le coude sur la table pour que la prothèse soit efficace… », déplore Nicolas Kraszewski, amputé à la suite d’un accident et récente « recrue » d’Utopia Maker à Marseille.
Outils de construction identitaire
Bien décidé à retravailler derrière son bar, il s’est mis en tête d’inventer lui-même un système de fixation qui pourra s’adapter à son type d’amputation et à ses besoins de mobilité. Loin de lui faciliter la tâche, Cap Emploi (le Pôle emploi pour les personnes à mobilité réduite, ndlr) lui a refusé une formation de prothésiste sous prétexte qu’il n’a qu’une seule main… Il s’est alors rabattu sur un cursus d’ingénieur au centre de rééducation professionnelle de Mulhouse, se rapprochant dans le même temps des réseaux makers. « La prothèse, c’est le pied à l’étrier, le point de départ, mais le but c’est que tous les esprits, quelles que soient les conditions, puissent trouver leur place », estime Nicolas Kraszewski, soulignant la double peine que vivent les personnes handicapées : le manque d’autonomie et l’exclusion.
« Les prothèses ne sont pas que fonctionnelles, elles servent à se sentir mieux dans sa peau, c’est une question d’identité personnelle et collective »
« Les prothésistes proposent toujours “une prothèse de vie sociale” qui cache le handicap en remplissant la manche, en reproduisant le plus fidèlement possible le membre manquant, raconte-t-il. Mais moi, mon handicap, je veux pouvoir le montrer, je veux en être fier, parce que sans lui je n’aurais pas la force que j’ai aujourd’hui. Les prothèses ne sont pas que fonctionnelles, elles servent à se sentir mieux dans sa peau, c’est une question d’identité personnelle et collective. »
Philippe Parmentier observe cette même envie chez les enfants impliqués dans le projet Utopia Maker : ils choisissent les couleurs de leurs prothèses, y apposant l’image de Captain America ou de leur super-héros favori. En fabriquant eux-mêmes les outils permettant de compenser une défaillance physique, les personnes handicapées font aussi de leurs prothèses des instruments de construction identitaire. « On s’est rendu compte que l’implication des membres d’Utopia Maker dépassait leur simple besoin. Par exemple, Johann s’est fabriqué cinq prothèses et il en fait une vingtaine pour d’autres enfants et adultes. C’est lui qui a également contribué à ouvrir plusieurs antennes en Colombie », rapporte Philippe Parmentier. « Mon but, en faisant moi-même ma prothèse, c’est de pouvoir proposer à d’autres personnes dans une situation similaire d’exploiter mon travail gratuitement », précise Nicolas Kraszewski. Il a d’ailleurs un projet de maison d’hôtes accessible aux personnes en situation de handicap, incluant un fab lab gratuit pour les accompagner dans l’impression de prothèses personnalisées.
L’exclusion, source de l’innovation
Ces derniers mois, Utopia Maker a essaimé en France (une antenne marseillaise vient d’ouvrir ses portes), au Vietnam et en Centrafrique, mettant en pratique l’utopie écologique du « cosmo-local », une thèse élaborée par Michel Bauwens, le théoricien belge du peer-to-peer, qui pose que « tout ce qui est léger est global (partage de la connaissance technique, scientifique), et tout ce qui est lourd est local (production dans des micro-fabriques) ». Mais dans l’esprit de Philippe Parmentier, Utopia Maker va bien au-delà de l’aménagement de fab labs et de la production de prothèses en open source. Ce projet est un levier pour contribuer à une société d’individus émancipés du cadre rigide des États, des institutions et du marché. Une société orchestrée par la technologie blockchain et le partage des connaissances, qui veillerait à ne laisser personne sur le bord de la route : « L’innovation ne peut venir que de ceux qui sont en marge de la société, car ils sont les plus motivés à faire bouger les choses. Les exclus garantissent un renouvellement permanent de la société, c’est ce que j’appelle l’inclusion inversée », résume Philippe Parmentier. Il ajoute qu’à ses yeux l’éducation, la santé et la préservation de l’environnement ne peuvent être soumises à une logique économique, fut-elle « raisonnée » ou « durable ». Sensible à la philosophie des communs, il prône la sortie de certaines ressources et contributions de la sphère d’influence du marché et des États pour les confier à des collectifs d’individus autogérés, dont l’économie se déploierait en périphérie, à l’image de la maison d’hôtes de Nicolas Kraszewski.
À contretemps du discours ambiant sur les mérites de l’inclusion et l’empowerment, qui postulent que les exclus ont envie d’intégrer le monde tel qu’il est, l’expérimentation d’Utopia Maker démontre que ces derniers tendent, au contraire, à construire un monde différent. De quoi redonner des couleurs et ouvrir de nouveaux horizons à l’innovation, une notion qui avait fini par s’assécher à force d’être brandie à tort et à travers.
Publié dans Usbek & Rica, n°25