Michel Bauwens, un activiste en résidence

Il va des anti-gourous comme des anti-héros. A première vue, ce théoricien du pair-à-pair, a tout de l’intellectuel barbant et abscons. Au microscope, son parcours de vie se révèle tout sauf ordinaire et sa pensée irrigue en profondeur les bâtisseurs de la société post-capitaliste, celle qui doit « sauver le monde » de sa perte annoncée…

Dans le cadre d’un portrait à paraître en juin 2016 dans Usbek et Rica, j’ai interviewé Michel Bauwens par Skype en avril 2016. Lui à Madison dans le Wisconsin, moi à Marseille, dans les Bouches du Rhône, nous avons échangé deux heures durant étudiant les différentes facettes de sa personnalité et cheminant le fil de sa pensée. Voici une retranscription intégrale de cette discussion passionnante, suivie d’une courte interview de Nathan Schneider, le co-créateur avec Trebor Scholz du concept de coopérativisme de plateforme, au sujet de Michel Bauwens qu’il a côtoyé notamment lors du projet en Équateur dont il est question à la fin de l’échange.

INTERVIEW MICHEL BAUWENS, avril 2016 – retranscription

A – SON ACTUALITE

Vous êtes en ce moment « activiste en résidence », que veut dire cette « institutionnalisation » de l’activisme ? Les activistes seraient-ils devenus des personnes fréquentables ?

J’ai été contacté par Erik Olin Wright, l’ancien président de l’association sociologique américaine, qui est un académicien post-marxiste qui mène depuis 20 ans, le projet Real Utopias. La résidence se déroule au Havens center, dans l’université de Sciences Sociales de Madison dans le Wisconsin, elle est financée par la Link Fondation, une fondation philanthropique de la ville centrée sur la paix et la justice. Je suis le troisième résident, juste avant moi il y a eu le philippin Walden Below, ancien directeur du réseau altermondialiste Focus on the Global South. La résidence s’adresse à des activistes précaires et leur verse un salaire pendant quelques mois afin qu’ils puissent se concentrer sur l’écriture et la recherche.

L’université de Madison est surnommée la « Berkeley of the North » (Berkeley était le lieu d’où sont partis les mouvements contestataires des années 1960). Dans le Wisconsin, l’économie alternative et la sensibilité écologique sont très développées. Il y a beaucoup de structures coopératives, de réseaux d’économie circulaire, etc.

Quel est l’objet de cette résidence ?

Je reprends le manifeste que j’avais rédigé en 2005 qui était une sorte de vision de l’évolution de la société : « Peer-to-peer and human evolution ». Depuis 10 ans, j’ai beaucoup voyagé et j’ai été impliqué dans beaucoup de projets. En 2005, j’avais une vision, l’intuition d’un changement de régime de valeur, mais je n’avais pas de stratégie. Cette fois-ci je me concentre sur des propositions politiques et transitionnelles « qu’est-ce qu’on fait et comment on le fait ? ».

Ma vision de base est restée la même, mais je n’avais pas une idée claire de comment les choses allaient évoluer politiquement. Il y a une différence entre la dynamique du pair-à-pair et les vieilles idées de gauche. Au sein de la vieille vision de la gauche, il s’agit d’obtenir des majorités politiques et de conquérir le pouvoir soit par la révolution, soit démocratiquement puis de changer la société par des réformes ou des changements plus radicaux. Ils partent de la politique, c’est un programme idéologique, ils cherchent à rassembler les gens qui pensent comme eux puis ils imposent un changement. La vision du pair-à-pair c’est plutôt le contraire, il s’agit d’abord de changer le régime de valeur, en construisant un mode de production différent, qui s’appuie sur les commonalités entre tous ceux qui sont engagés dans cette production. Et c’est là-dessus qu’on bâtit une politique. C’est ainsi que les changements de système se sont déroulés dans le passé. Il y a d’abord eu des pratiques préfiguratrices en réponse à une crise du système dominant, puis la construction d’une politique et la survenue parfois d’épisodes plus brusques. Tout part d’un vrai changement dans les pratiques et non d’une vision idéologique.

Mais les gens qui pratiquent le pair-à-pair se ressemblent quand même pas mal…

Oui et non. Dans le logiciel libre, il peut y avoir des personnes avec des idéologies très différentes, par contre tout le monde s’accorde sur l’importance du logiciel libre et d’aider à sa production et sa diffusion. On peut trouver des commonalités avec des gens qui sont biologiquement différents sur la base d’un amour commun pour cette manière de produire. Il s’agit plutôt d’un modèle de coordination mutuelle, un effort permanent pour trouver des alignements entre ceux qui construisent une alternative bien spécifique qui leur correspond, par exemple un jardin communal ou une AMAP, etc. A partir de cette narration construite en commun, nous essayons d’identifier ce qui y est commun. Et ce qui est commun c’est la façon différente de voir la production et la distribution de la valeur ainsi que la vision de la coordination du travail.

Comment voyez-vous la fondation P2P dans cette dynamique ?

Nous sommes plus qu’un observatoire, car nous formulons de plus en plus des propositions. Nous sommes plus dans l’idée d’un intellectuel organique collectif, un peu comme le décrivait Gramsci. Il y a des blocs hégémoniques puis il y a des intellectuels qui sont au service de ces mouvements. Par le passé, il s’agissait essentiellement d’individus : Marx, Lénine, Sartres, Foucault, etc. Aujourd’hui dans un monde en réseau, qui fonctionne de façon interconnectée et collective, il s’agit de collectifs intellectuels. Dans la fondation, j’ai un rôle important mais je ne suis pas le seul, nous sommes six personnes engagées de façon relativement permanente. Nous avons une politique « invitationnelle », nous ne sommes pas des militants qui essayons de créer une organisation avec des membres de plus en plus nombreux. Nous sommes plutôt à la disposition du mouvement, afin de lui donner une vision plus profonde de lui-même, de faciliter les échanges d’expériences. Sur le Wiki de la fondation, nous recensons les pratiques observées, par exemple, nous avons 400 concepts et projets de comptabilité ouverte et contributive documentés sur notre site. Il s’agit d’une mise en commun des savoirs et des pratiques.

B – SON PARCOURS ET SON CHEMINEMENT

Mais comment êtes-vous devenu le Michel Bauwens activiste ?

J’étais un militant de gauche quand j’étais jeune, mais j’étais plutôt animé par les passions tristes selon Spinoza. Je n’étais pas très heureux. A 25 ans, après sept ans de militantisme, j’en suis arrivé à la conclusion que ça ne marchait pas. Alors je me suis adapté au système. Mais vers 40 ans ça n’allait plus, j’étais chez Belgacom, et je voyais la crise écologique, la crise sociale, la déshumanisation dans les entreprises, le stress ambiant. Je me suis posée la question « est-ce que je fais partie du problème ou de la solution ? ». J’ai fait un burn-out et c’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il fallait que je retrouve la flamme de ma jeunesse mais avec des passions positives, ne pas partir d’un manque ou d’une colère, mais partir d’un surplus, d’un besoin d’engagement, de sens, besoin de sortir du système hiérarchique. Après 20 ans d’expérience à l’intérieur du système tel qu’il existait, j’ai décidé de m’en extraire afin de l’observer. J’ai pris deux années sabbatiques, en m’appuyant sur les réserves financières accumulées à Belgacom. J’ai choisi de partir en Thaïlande à Chang Maï, parce que je pouvais vivre quatre fois plus longtemps là-bas avec le même argent. J’étais en phase de recherche et de construction, je ne pouvais pas en parallèle me concentrer sur mes moyens de subsistance. J’ai commencé tout à fait seul, j’ai eu ma première invitation à venir faire une conférence en novembre 2005, à Budapest. Un mois après, j’ai créé le Wiki et petit à petit les gens se sont rapprochés de moi et mon influence s’est accrue. En anglais cela sonne mieux : « We are peer producing knowledge about peer production », nous produisons collectivement une méta connaissance de la production pair-à-pair. Nous cherchons à codifier une expérience collective, nous explorons et partageons l’observation des uns et des autres. C’est un échange, une inspiration réciproque.

Le pair-à-pair était déjà une évidence pour vous lors de votre retraite en Thaïlande ?

J’avais déjà découvert l’effet réseau et la dynamique pair-à-pair, je rédigeais une newsletter qui s’appelait « Digital revolution on Earth » et je faisais de la prospective pour Belgacom. J’ai ainsi identifié l’émergence d’un isomorphisme, d’une même forme de réseau partout dans la société. Je me suis dit que c’était un peu comme au XVe siècle, il y a une nouvelle classe sociale, c’est-à-dire les citoyens des villes médiévales, ils ont acquis une indépendance relative par rapport à la féodalité et avec l’imprimerie, ils ont une technologie qui leur permet de diffuser leurs propres idées. Cela va révolutionner tout la société européenne : la Réforme, la Renaissance… D’une façon similaire aujourd’hui, il y a une classe sociale, les travailleurs de la connaissance, essentiels au système et qui ont aujourd’hui une capacité technologique d’auto-organisation qu’ils n’avaient pas avant Internet. Ainsi, deux milliards de personnes ont la capacité de se connecter sans permission, de s’auto-organiser sans permission et créer de la valeur sans permission. On constate aujourd’hui, et c’est documenté depuis environ 2005, une croissance exponentielle de l’organisation civile, ni issu de l’Etat, ni des entreprises. Cette production a toujours existé mais elle a pris énormément d’ampleur depuis 10 ans.

L’étude de l’histoire et des transitions historiques semble centrale dans votre démarche, en quoi cette observation du passé peut aider à construire l’avenir ?

J’avais déjà découvert le pair-à-pair, j’avais l’intuition que c’était la clé du changement aujourd’hui et alors j’ai commencé à étudier les transitions d’un régime de valeur à une autre, comme au Xe siècle, le passage d’un système d’expropriation, un enrichissement par la guerre et la confiscation des biens, à une féodalité, une richesse générée par la terre et le surplus de la terre. Au XVe siècle, il y a une crise de la féodalité et un changement vers une société capitaliste, plaçant la marchandise au centre de la valeur. C’est en étudiant la façon dont ces changements se sont produits que je pouvais comprendre et anticiper un changement du régime de valeur aujourd’hui.

Quels sont les points communs entre ces différents changements de système ?

Il y a tout d’abord une crise structurelle du régime dominant, qui n’arrive plus à améliorer le sort de ses habitants, ce qui le conduit à une perte de légitimité. Il en résulte une recherche de solutions aussi bien de la part des classes sociales aisées que populaires et productives. Le changement primordial n’est pas politique mais pragmatique, il s’agit de l’émergence de nouvelles pratiques, qui petit à petit forme un sous-système, une nouvelle forme sociale et politique d’organisation et de sensibilité. Il advient alors un conflit culturel entre les forces du nouveau et de l’ancien système. Ce n’est pas la technologie mais les pratiques qui provoquent le changement. L’agencement des technologies est par contre au cœur des luttes sociales, car il configure les outils pour favoriser telle type de pratique plutôt que telle autre. Les choix humains et sociaux changent par rapport au coût et à l’effort qu’ils représentent. Par exemple, le bike sharing, le partage de vélo, a échoué plusieurs fois, jusqu’à ce qu’une solution de géolocalisation permette de gérer le problème du vol.

Avec Internet, les coûts de la coordination et de la communication ont fortement baissé et cela a créé de nouvelles potentialités, encore faut-il que des gens s’en saisissent. Mais il est encore plus facile aujourd’hui de créer un Uber ou un Airbnb que de construire une vraie économie du partage, la capacité de financer joue encore un rôle déterminant.

Que cherchiez-vous à comprendre en étudiant et en pratiquant différentes religions ? Quelle influence ont-elles eu sur votre parcours ?

Il y a deux aspects qui m’intéresse : le culturel et le structurel. La religion est une réponse à des crises culturelles. Par exemple, d’un côté, les classes dominantes se font compétition entre elles et surexploitent les ressources naturelles, créant localement des crises écologiques et de l’autre côté, les grandes religions font toutes appel à un sens de l’équilibre avec la nature. Elles viennent contrebalancer des formes d’abus, les encadrer.

D’un point de vue structurel, c’est plus pragmatique. Pendant les crises, les communautés religieuses ont souvent sauvé le système. D’après le livre « La première révolution médiévale industrielle », 90% des innovations technologiques qui ont façonné la société médiévale proviennent des moines. Ils formaient une grande communauté de connaissance qui, au niveau du continent européen, a partagé ses savoirs. Dans les monastères, il y a aussi une mutualisation physique qui permet à tout le monde, sans financement important, d’avoir un endroit pour vivre, de quoi manger et du temps pour avoir une vie spirituelle.

Je fais donc le parallèle, en me plaçant ailleurs que sur le plan religieux, entre l’organisation des monastères et celle de l’Open Source. Il y a une mutualisation des connaissances, une économie du partage dans le sens d’une mutualisation des infrastructures et également une relocalisation de l’économie sur le principe « tout ce qui est léger est global, tout ce qui est lourd est local ». Ces trois tendances, mutualisation de la connaissance, des infrastructures et la modification de l’appareil productif, ont pratiquement à chaque fois permis de surmonter les grandes crises de civilisation. La Renaissance est arrivée après des siècles de décentralisation qui avait cours dans la société médiévale, avec des villes indépendantes, une fragmentation du territoire. La Renaissance regardait Rome comme son idéal, un idéal centralisateur, elle va ainsi créer l’Etat Nation et d’autres mécanismes centralisateurs. Or aujourd’hui, le système centralisé est en crise et les modèles décentralisés du Moyen-Age deviennent alors des références importantes. Il y a donc une analogie à faire entre les nouvelles formes émergentes et les structures sociales du Moyen-Age. Nous assistons à une néo-médiévalisation.

Peut-on vraiment faire un tel parallèle ? Nous n’avons plus grand chose à voir avec le monde médiéval…

Si on observe les coalitions entrepreneuriales éthiques et post-corporate, comme Enspiral, Sensorica, Coopaname, elles fonctionnent comme des guildes avec leurs propres systèmes de solidarité.

Mais les guildes sont plutôt les ancêtres des corporations, dans le cas des coopératives de travailleurs, ils partagent un statut, un intérêt mutuel pas un type d’activité…

C’est vrai, mais ces coalitions sont quand-même souvent centrées autour des communs. Par exemple, Enspiral, c’est une coalition de dix-huit entreprises et leur point commun est Loomio, un logiciel de prise de décision démocratique ouvert et cobudget, un logiciel de financement par le réseau.

Je ne fais pas un rapprochement avec l’époque médiévale dans une idée programmatique, il s’agit juste de s’en inspirer, de mettre en avant les parallèles.

En occident, le capitalisme est en déclin. Un récent sondage d’opinion dans le Washington Post révèle qu’aux Etats-Unis, dans le cœur de l’empire, la majorité des jeunes américains rejette le capitalisme. D’autres études précédentes soulignaient la même tendance.

L’idée d’une société néo-traditionalisme est la suivante : toutes les sociétés qui ont existé avant le capitalisme étaient centrées sur l’immatériel. Le but n’était jamais d’accumuler des possessions matérielles. Les aristocrates au Moyen-Age faisaient beaucoup de dons à l’Eglise, c’est ainsi que l’institution religieuse a obtenu un tiers de ses terres. Ils cherchaient plutôt à accumuler des titres et des statuts qui s’obtenaient par des faits. C’était la dépense plutôt que l’accumulation qui comptait. Le salut chrétien ne s’obtenait pas avec des biens mais au travers de ses propres actes.

Dans le post-capitalisme, le but est aussi immatériel : être heureux dans la vie, avoir une passion, être connu pour ses contributions… C’est un système de valeur post-matériel. Un deuxième élément de comparaison, au Moyen-Âge, les communs étaient centraux et ils redeviennent centraux dans les systèmes post-capitalistes. A mon avis, il est possible d’établir des dialogues fructueux entre les sociétés traditionnelles et les groupements sociaux pair-à-pair.

Évidemment la grande différence réside dans le fait qu’au Moyen-Age, le partage de la connaissance était communautaire, relativement fermé, réservé à des groupes sociaux, alors qu’aujourd’hui, l’aspiration est à une connaissance ouverte, non privatisée.

En plus de l’émergence de la société capitaliste, il y a eu une montée de l’Etat en tant qu’organisateur central des relations sociales…

Tout à fait et la réponse du pair-à-pair est la coordination mutuelle libre. Jusqu’ici on allouait des ressources humaines soit de façon hiérarchique avec des outils de planification, soit en fonction des signaux du marché. Aujourd’hui les communautés pair-à-pair ont créé des systèmes ouverts et transparents qui permettent à chacun de décider par soi-même de sa contribution. Depuis 15 ans, le monde pair-à-pair, comme la production des logiciels libres, évolue dans des systèmes stigmergiques, une auto-organisation par l’échange de signaux, à l’image des fourmis.

Les 15 prochaines années seront sans doute consacrées à la traduction de cette capacité au niveau de la production physique. Pour y parvenir, il reste à concevoir des systèmes de logistique et de comptabilité ouverts et participatifs. Dans le Wisconsin, un couple de développeurs est en train d’écrire un logiciel « Value flows » qui a pour objectif de donner la capacité à des groupes comme les AMAP de coordonner leur production, sans marché et sans planning. Il y a d’abord un commun : la connaissance productive mutualisée (Wikihouse, Wikispeed…), autour duquel des groupes essaient de développer une vie économique. A partir du moment où ils mutualisent leurs outils de logistique et de comptabilité, ils sont capables de voir ce que font les autres, ce qui permet de prendre des décisions qui ne sont ni hiérarchiques, ni issues d’un mécanisme spéculatif de marché. Les décisions deviennent le résultat de leur capacité à voir  l’écosystème participatif. Par exemple, « je ne vais pas produire plus de chaussures, parce que dans ma région, il y a déjà un surplus ». C’est une sorte d’autorégulation par la connaissance.

Société féodale : collectif, capitalisme : individualisme, communs : individu et collectif, n’est-ce pas trop séduisant pour être honnête ?

J’utilise une grammaire relationnelle qui a été développée par un anthropologue qui s’appelle Alan Page Fiske. Il distingue quatre modes relationnels selon lesquels les êtres humains échangent. Il ne s’agit pas de mode de production, comme dans la pensée marxiste, mais de modes d’échange. Au tout début de l’histoire humaine, le commun est dominant. Les humains forment de petits groupes nomades qui n’accumulent pas de ressources mais qui les mutualisent avec le groupe. Puis les sociétés se sédentarisent, les clans, les familles, les tribus apparaissent. Il y a alors un basculement vers une économie du don contre don, une régulation de l’échange par le don et le don exige une réciprocité spécifique. Il lie l’être humain à son groupe, il y a alors une perte de liberté par rapport à la période nomadique. Le phénomène va se renforcer avec l’émergence des sociétés de classes. Les êtres humains s’inscrivent dans un collectif, ils sont de plus en plus liés à des rôles sociaux déterminés par la propriété, l’héritage, etc. En Flandres, il y a une littérature énorme qui traite de la lutte des individus pour échapper à la communauté, celle-ci étant ressentie comme une oppression. Le capitalisme et le marché vont libérer l’individu de cette économie du don. La capacité d’aller travailler, de gagner son argent, d’échanger, était vue comme une émancipation de l’individu. C’est l’évolution d’une coopération purement coercitive (esclavage, féodalité) vers une coopération neutre (la monnaie d’échange annule la dette du don). Ce que le pair-à-pair apporte à présent, c’est un retour vers les communs, vers la mutualisation, avec par exemple Linux ou Wikipédia, et Internet permet un « renomadisation » de la société. C’est une technologie qui nous libère de l’espace et du temps dans lequel on se trouve. J’en suis un bon exemple, je travaille dans le monde entier, je vis en Thaïlande, vous me parlez aujourd’hui depuis la France, alors que je suis aux Etats-Unis. Il ne s’agit pas de prendre un point de vue hindouiste et de retourner dans le passé, dans les anciennes tribus nomades, mais plutôt d’adopter l’idée philosophique du « transcend and include ». Le pair-à-pair essaie de transcender et d’intégrer l’histoire humaine. Il y a bien un aspect néo-nomadique aujourd’hui qui libère l’être humain de son ancrage géographique et culturel et qui lui permet de voyager librement entre plusieurs communautés. Par exemple, je suis un bouddhiste, végétarien, codeur de Linux et je travaille ici ou là-bas. J’ai des communautés, non pas fixes ou géographiques, mais des communautés d’affinité qui sont organisées de façon ouverte. Il y a ensuite tout un aspect néo-médiéval dans le pair-à-pair : les guildes, la relocalisation, le réveil des villes… Les gens, s’ils se battent contre le marché, ils veulent néanmoins garder son caractère neutre, impersonnel, et donc cette liberté que l’on a de choisir, de changer… Le pair-à-pair n’est pas un retour à un collectivisme fermé, il s’agit vraiment d’un mariage entre un individualisme et une nouvelle forme de collectif. Ce n’est ni de l’individualisme, ni du collectif, c’est du relationnel. Le pair-à-pair se base sur la relation et la relation dynamique.

Cette vision relationnelle n’est-elle pas proche de celle de Robert Wiener et de la cybernétique : mise en relation entre l’humain et la machine et auto-organisation via des boucles de rétro-action ?

J’ai une sorte d’hypothèse : la décision hiérarchique est au mode centralisé, planifié, etc., ce que le prix est au marché et ce que la coordination mutuelle, cette rétro-action permanente, est au mode d’échange des communs. Nous avons déjà acquis avec le pair-à-pair la coordination dans le travail immatériel à grande échelle. Nous sommes capable de créer des produits ou services globaux très productifs avec simplement une coordination libre. Ce sont les signaux qui nous permettent de décider si nous voulons travailler pour Wikipédia, Linux ou Arduino et comment nous voulons le faire. Nous sommes sortis des hiérarchies et du marché. Nous cherchons à « ouvrir » la logistique et la comptabilité afin de rendre possible la coordination mutuelle dans le travail « matériel », il y a par exemple 400 projets de comptabilité ouverte (Open contributive accounting) sur le Wiki de la P2P Foundation. Il s’agit à la fois de rendre les flux de production transparents (charges et produits), de pouvoir partager la comptabilité entre plusieurs membres d’un même projet, mais aussi de faire évoluer la façon de mesurer les flux. Bernard Friot dans son livre « Émanciper le travail » estime que « la vraie lutte de classe n’est pas se battre pour une partie du gâteau, mais de déterminer comment on fait le gâteau ». La vraie question est qui décide de ce qui a de la valeur ? Ce que je trouve magnifique dans les communautés pair-à-pair, c’est qu’elles reprennent la souveraineté sur la valeur, elles l’autodéterminent. Chaque personne par exemple qui participe à Sensorica, une communauté de Open Hardware (capteurs), peut dire « j’ai travaillé tant d’heures, j’ai apporté une machine, j’ai étudié trois heures pour solutionner ce problème, etc. », toutes les contributions sont enregistrées dans le système et tout le monde les voit. Bien sûr, nous vivons encore dans un monde où le marché décide de ce qui a de la valeur, nous ne sommes pas encore capable de le changer, mais tout ce qui est en amont, à l’intérieur des communautés, peut adopter un régime de valeur différent. Tout cela se fait avec cet individualisme collectif, c’est un collectif librement choisit, construit et dynamique.

Cette liberté soulève la question de l’engagement dans la durée et de la nécessaire transparence et traçabilité de l’ensemble de nos actions…

Ce n’est pas une surveillance totalitaire, chaque personne reste libre de décider si ces contributions sont comptabilisées ou non. Je ne suis pas favorable à la généralisation de systèmes entièrement ouverts. La forme ouverte convient à la production du commun et la forme coopérative aux activités de marché. A mon avis, à chaque communauté productive, à chaque individu de décider s’ils veulent un modèle fermé, semi-fermé, semi-ouvert ou totalement ouvert. Le problème des systèmes complètement ouverts, comme les communautés Open Source, c’est que lorsqu’un des membres a un problème, il n’y a aucune certitude qu’il sera aidé : « je développe Linux, tout le monde est content, mais je suis malade, qui va m’aider à payer les soins, etc. ». Je ne crois pas qu’il soit possible d’être solidaire avec tout le monde, je préfère une mutuelle qui m’aide moi et mes proches d’abord, évidemment il faut aussi travailler au niveau social et sociétal.

Vous laissez donc à l’Etat le soin de trouver les équilibres sociaux et de veiller à une forme d’égalité ?

Les communs en tant que tels ne solutionnent pas l’égalité. Il faut au préalable avoir une « capacité » pour contribuer. Un commun du logiciel ne va pas se préoccuper nécessairement de l’environnement ou de la condition féminine ou du fait qu’il n’y a pas d’afro-américains dans la communauté : « Le système est ouvert, s’ils ne viennent pas, c’est leur problème, pas le mien ». Tous ces problèmes d’égalité ne peuvent être réglé qu’au niveau collectif, au niveau de la cité. Le pair-à-pair ne veut pas forcément dire rejeter tout ce qui existait avant, comme le marché et l’Etat. Aussi, je distingue trois dangers principaux : le fascisme, c’est-à-dire le totalitarisme d’Etat, l’anarcho-capitalisme, c’est-à-dire le totalitarisme du marché et le commonisme, le totalitarisme du commun, tout est horizontal, il n’y a plus de vertical, ni de diagonal. Je crois plutôt en des sociétés pluralistes, où plusieurs modalités coexistent et où des communautés peuvent choisir leur configuration.

Que pensez-vous de NuitDebout ? Y voyez-vous une construction progressive vers cette société d’individualisme collectif ?

Nuitdebout me semble un mouvement similaire à celui d’Occupy Wall Street et 15-M (Les Indignés), c’est une production entre pairs de la politique. Ils utilisent les mêmes technologies, les mêmes méthodes que les communautés productives mais pour faire de la politique. 2011 a été un pivot. En France, la prédominance d’une coordination centralisée et d’une mentalité jacobine sont telles que les mouvements de la base sont peu représentés auprès des élites. Il y a alors un certain retard en France vis-à-vis de ce type de mobilisation. Si ces mouvements montrent une capacité à s’organiser et à se mobiliser en masse, ils peinent à s’inscrire dans la durée. Il y a un rejet des partis mais une incapacité à trouver des formes alternatives. Néanmoins ces mouvements créent des nouveaux cadres et personnalités politiques qui vont s’engager dans d’autres luttes. Cela créer une nouvelle base politique. 15-M avait rejeté la politique, cela avait conduit à une victoire sans précédent de la droite, en réaction les membres du mouvement se sont re-politisés et ont créé En Comù (la coalition catalane qui gère aujourd’hui la ville de Barcelone) et Podemos, dont plusieurs membres siègent au Congrès. Ce dont on a besoin en France c’est de « commonifier » les forces progressistes, elles sont encore étatistes et jacobines, et les forces de NuitDebout sont encore anti-politiques, mais à mon avis, ils vont se repolitiser plus tard. En Comù est totalement différent des vieux partis de gauche, car il est centré autour de commun. Aujourd’hui on a une gauche industrielle, ancrée dans le passée, centralisée sur le rôle de l’Etat, il manque une gauche des communs. Il y a un besoin de convergence entre le modèle des communs et l’économie solidaire, on parle de coopérativisme ouvert et de plateforme autogérée, une propriété collective entre producteurs et utilisateurs. Il faut réussir à faire converger une économie solidaire qui fonctionne encore sur des systèmes fermés et une économie collaborative qui s’appuie encore sur le modèle capitalistique. Il faut réussir cette convergence entre un mode de production solidaire et ouvert et une durabilité écologique. Il s’agirait d’une économie circulaire ouverte. NuitDebout est sans doute une répétition d’Occupy Wall Street et de 15-M avec un peu de retard, je n’y vois pas de progression, même si effectivement il y a des échanges entre les trois mouvements.

Pouvez-vous nous expliquer ce qui s’est passé en Equateur ? Pourquoi ce projet concret de transition vers une économie de la connaissance ouverte a échoué et ce que vous en avez retiré ?

L’idée de départ provenait du secrétaire d’Etat aux sciences et technologies, René Ramirez, il voulait savoir s’il était possible que l’Equateur sorte de sa dépendance aux industries pétrolières et agroalimentaires qui ont une valeur ajoutée faible pour s’orienter vers une économie qui dépende des ressources abondantes de la connaissance et dégager ainsi une plus grande valeur ajoutée. Un recteur d’université a alors invité deux hackers espagnols, issus du mouvement 15-M (les Indignés en Espagne) afin de diriger ce projet de transition, qui m’ont ensuite nommé directeur de la recherche, une fonction administrative. J’avais pour responsabilité d’engager six chercheurs et de faire des propositions.

Lorsque je suis arrivé, j’ai constaté qu’il n’y avait en fait pas de budget alloué au projet, nous avons alors vécu une sorte de crise de conscience. J’avais engagé six personnes et nous n’avons pas été payés pendant quatre mois sans savoir si nous serions payés un jour. Il y avait d’un côté cette hésitation vis-à-vis d’un changement réel de ce pays et de l’autre côté une énorme pression néo-libérale, notamment à cause de négociations qui étaient en cours avec l’Union Européenne. Finalement pendant notre séjour là-bas, nous avons assisté à un revirement du gouvernement, ils sont revenus sur leur engagement de ne pas développer le pétrole, ils ont signé des contrats avec des entreprises chinoises pour exploiter des ressources minières, ils ont signé des contrats avec Monsanto et Microsoft à Yachay qui devait devenir une ville de la connaissance, etc. Finalement, il n’y avait pas de volonté politique ferme d’aller vers une transition économique. Après six mois de consultations, il y a eu un sommet et la seule chose qu’ils ont vraiment acté concerne la propriété intellectuelle, de petits changements liés au copyright. Tout ce qui touchait les structures économiques a été rejeté. Ils étaient anti-libéraux mais pas anti-capitalistes, c’est l’économie de la croissance et de l’extraction qui a pris le dessus. Nous avons rencontré un autre problème, il n’y avait pas de base sociologique à notre travail. L’Equateur est un pays qui avant l’arrivée à la présidence de Rafeal Correa comptait 40 personnes avec un doctorat ! C’est un des pays les plus agraires de l’Amérique Latine. Il y a donc un commun très capitaliste et traditionnel, mais il n’y a avait pas cette mentalité « hacker », pas de culture des communs de la connaissance. Nous étions un peu comme un objet volant non identifié et en tant qu’étrangers, nous étions en position de faiblesse. L’idée était de « hacker un pays » et ma conclusion a été que c’est impossible. Un pays ce n’est pas du code, ce n’est pas exécutable, ce sont des gens.

Néanmoins l’expérience équatorienne nous a permis de réfléchir ensemble à un programme de transition vers les communs à l’échelle d’un pays, à une stratégie de transition et ce travail nous a permis d’échanger avec le mouvement Syriza en Grèce, avec le collectif francophone des communs, avec Barcelone. Nous avons pu avancer concrètement cette idée, qu’il peut y avoir une autre voie que celle postkeynésienne qui est encore la voie de la gauche. Il n’y a pas que l’Etat et le marché, il y a aussi les communs. Ce programme est disponible en ligne sur commonstransition.org et il sert à l’organisation d’ateliers en Grèce, avec le Poulantzas Institute, un think tank lié à Syriza ou encore en Italie à Bologne, en Espagne, à Barcelone, etc. C’est essentiellement à l’échelle des villes que le changement a lieu. Le capitalisme est un complexe capital/état/nation très difficile à changer, par contre il y a des ouvertures par les villes et les regroupements transnationaux. Il y a des espaces interstitiels où on peut créer le changement.

C – SON ENVIRONNEMENT ET SON ROLE

Les libertariens et les anarchistes prônent également des organisations en pair-à-pair, quelles sont vos divergences avec eux ?

Avec les anarchistes, c’est le vieux débat de la gauche depuis le 19e siècle. Dans une société qui est déjà inégale, l’Etat est une institution qui modère la violence privée, qui socialise le management de la société. Ce n’est pas un progrès d’abolir un Etat dans une société d’inégalités, c’est une régression, à l’exemple de la Somalie ou de la Colombie. Pour moi, le progrès social est amené par des groupes humains exclus, les femmes, les noirs, les ouvriers, qui se mobilisent pour civiliser l’Etat, pour le démocratiser, mais presque jamais pour l’abolir et je ne vois pas d’exemple où cette abolition a apporté quelque chose de bien, au contraire.

Concernant les anarcho-capitalistes ou les anarcho-libertariens, en quelque sorte les anarchistes de droite, c’est le totalitarisme du marché qu’ils veulent imposer. Par exemple, si on n’est pas propriétaire de bitcoin, on ne joue pas. Bitcoin est une démocratisation de la rente, c’est-à-dire on y entre quand c’est facile de produire cette monnaie, le design est pensé de sorte à ce que ce soit de plus en plus difficile de les produire, donc la valeur augmente, car la demande s’accroit plus vite que l’offre. Ainsi, on gagne de l’argent sans travail, c’est un système de rente spéculative. Les anarcho-capitalistes cherchent à abolir tous les mécanismes de protection sociale et de solidarité dans la société pour ne retenir que l’armée et la police afin de protéger leur propriété. Ils rêvent d’une société d’individus séparés qui font des contrats libres entre eux. Cependant, ils ne tiennent pas compte du contexte social inégalitaire existant. C’est une idéologie qui est totalement aveugle au collectif. Elle considère une personne indépendamment de son passé, comme si elle flottait comme ça en dehors de tout déterminismes sociaux, comme si elle était tout à fait formée et capable de faire des choix. Pour eux, il n’y a pas de problèmes sociaux, uniquement des problèmes technologiques.

Vous suivez des initiatives très confidentielles voire clandestines, comme la communauté de Cafalù en Espagne ou certaines communautés de hackers. Comment percevez-vous ce monde à la limite de la légalité et de la réalité ?

J’ai toujours pensé que l’innovation venait des marges. Les classes dominantes le sont parce qu’elles ont maîtrisé le passé, donc elles vont toujours essayer de maintenir les mécanismes du passé qui ont permis leur domination. L’innovation se trouve dans les interstices, dans les marges. Pour moi, le grand changement, c’est que ces marges qui étaient invisibles ou très difficiles d’accès sont devenues très visibles et très accessibles. Le pair-à-pair permet de faire dialoguer les marges et il faut avoir en tête que les marges d’aujourd’hui sont le mainstream de demain. Notre système est en crise, une crise écologique, une crise sociale et une crise de la privatisation de la connaissance, les gens cherchent alors des solutions en dehors de ce modèle-là. Ils développent des modèles de solutions qui petit à petit forment des sous-systèmes, qui fonctionnent plus ou moins bien, qui cherchent soient à résister au système dominant, soit à l’adapter. A un moment donné, ces sous-systèmes deviendront le système. C’est l’étude historique des transitions de société à la fin de l’époque romaine et à la fin du féodalisme qui m’a amenée à cette vision du processus de changement.

Certains de mes amis font des choses à la limite de la légalité, mais moi, je suis plutôt dans le constructif, c’est peut-être lié à mon caractère ou à mon âge. J’ai souvent des sentiments variés et contradictoires vis-à-vis de certaines actions que j’observe. Par exemple, le système de taxation interne de la Coopérative Intégrale de Catalogne me pose problème. Lorsqu’on critique les riches qui ne paient pas de taxes et que l’on fait la même chose, ça me gène. En même temps, j’essaie de comprendre leur logique, je respecte ce qu’ils font et je peux travailler avec eux. Il n’est pas nécessaire d’être d’accord avec quelqu’un pour travailler avec. Quand on fait du commun, on construit quelque chose ensemble, cela ne veut pas dire qu’on est tous idéologiquement d’accord, mais on a un amour partagé pour ce qu’on construit. Je critique l’anarcho-libertarisme mais je veux bien travailler avec les gens de la blockchain ou du bitcoin, parce que nous sommes en train de bâtir un système Open Source qui peut être utile. Au sein de la gauche traditionnelle, l’approche est d’abord idéologique, « je cherche les gens qui sont d’accord avec moi, puis on bâtit un pouvoir politique, puis on va pouvoir changer la société ». Dans le pair-à-pair, nous allons d’abord trouver des commonalités dans ce que nous avons envie de construire et mettre entre parenthèse ce qui nous divise, tout en reconnaissant la différence et en acceptant le conflit.

Un autre exemple qui me gène : la coopérative Robin Hood investit dans les mêmes types de produits que Goldman Sachs, comme le nucléaire, etc. et fait don des bénéfices à des projets du commun. Dans ce cas limite, je regarde le tout, je ne me focalise pas sur un point spécifique avec lequel je pourrais être en désaccord, je vois ça comme une expérimentation et je ne suis pas angélique, il n’y a aucun changement social qui se fait sans désobéissance civile, parce que les lois sont iniques, elles sont le résultat d’une configuration de pouvoir particulière. Les noirs américains ont été obligés de transgresser la loi raciste.

Quelle incidence a sur vous une telle proximité avec des groupes dont l’activité est souvent extrêmement réprimée par les Etats, notamment les hackers aux Etats-Unis ?

Nous avons déjà eu un espion dans la fondation. Il a fait énormément de tort, il visitait ma boite email tous les deux jours, il a blacklisté une cinquantaine de personnes, il a manipulé la communication à l’intérieur du réseau. Il a causé des dommages substantiels, d’autant que j’étais à ce moment-là très précaire, en bloquant toutes les communications qui auraient pu nous apporter des revenus. Cette personne était clairement là dans un but de sabotage.

Quel est votre rôle dans ce monde du pair-à-pair émergent ?

Avec la P2P foundation, nous facilitons et accélérons l’apprentissage collectif de ce système en émergence. Nous apportons une narration et un langage plus intégratif à des communautés qui ont des problématiques immédiates et parfois en mode survie. Notre approche permet d’ouvrir les esprits sans être directifs, sans imposer une vérité. J’entends souvent ce déclic « c’est exactement ce que je fais, mais je ne savais pas l’expliquer ». Pour moi, le contributeur pair-à-pair est un sujet, dans le sens noble du terme. Nommer le sujet est une narration nécessaire à son existence même. Dans « La formation de la classe ouvrière anglaise », Edward P. Thompson explique que pendant cinquante ans il n’y avait pas de classe ouvrière, la population qui travaillait dans les usines était des paysans qui avaient été chassés de leurs terres. Le socialisme et l’anarchisme du 19e siècle ont été des narrateurs, des intégrateurs qui ont contribué à une conscience de classe. J’essaie de faire la même chose. Ce n’est parce que les gens font ce qu’ils font, qu’ils ont nécessairement une conscience à un niveau méta de ce qu’ils représentent. Ils peuvent très bien rester totalement dans le pragmatisme. Avec la fondation, nous participons à cette conscientisation et à la création d’un sujet, un sujet collectif qui peut changer la société.

D – SA PERSONNALITE ET SON HISTOIRE PERSONNELLE

Quel est votre propre rapport à la technologie ?

La technologie n’est pas univoque, elle créé une réalité, un nouveau potentiel dont il faut se saisir. Par exemple, en Chine, l’invention de l’imprimerie n’a pas changé grand chose. Par contre, dans les cités médiévales en Europe, il y avait des populations relativement indépendantes du pouvoir féodal, qui avant l’imprimerie n’avait pas la possibilité d’établir une forme de conscience et de communication qui lui soient propres. En se saisissant de l’imprimerie, cette population a changé le cours de l’histoire.

Internet, c’est la même chose, c’est un potentiel dont il faut se saisir. Je perçois deux temps : en 68 se produit la révolte généralisée d’un nouvelle couche sociale contre les systèmes autoritaires (famille, éducation, travail). Cependant, ceux qui se révoltaient contre cette hiérarchie en étaient eux-mêmes issus, donc il n’y avait pas d’encapacitation. Ce groupe social a alors fait un énorme travail de thérapie, de « détraumatisation hiérarchique » et a éduqué ses enfants dans un esprit d’autonomie. Il y a donc eu un grand changement au niveau de l’éducation des enfants. C’est donc cette capacité sociale constituée par les enfants de la génération 68, alliée à la capacité technologique d’Internet qui ont rendu possible et tangible la dynamique d’émancipation et d’autonomie actuelle.

Vous avez vous-même vécu cette « détraumatisation » ?

J’avais 10 ans en 1968, j’ai vécu dans trois communautés intentionnelles, une gauchiste, une spirituelle, et une neo-Reichienne (Wilhelm Reich était un élève de Freud). J’ai eu ma période gauchiste, j’étais trotskiste. Puis à 25 ans j’ai traversé une crise existentielle, je n’étais pas heureux, alors j’ai commencé une démarche spirituelle. J’ai tout fait, j’ai été templier, rosicrucien, franc-maçon, j’ai un gourou indien, donc j’ai tout un côté un peu caché… Plus tard, je suis entré dans le business, j’étais entrepreneur, j’ai fait un film (Technocalyps), j’ai fondé la revue Wave, j’ai créé deux entreprises numériques (eCom et KyberCo) que j’ai revendues. J’ai eu un cours de vie assez riche qui m’a poussé à découvrir beaucoup de choses différentes et à développer une capacité d’intégration, une capacité à voyager dans différents mondes : être tout à la fois à l’aise dans le monde du business, dans l’univers technologique ou dans des courants spirituels comme le New Age.

Dans quel état d’esprit menez-vous votre combat autour du Pair-à-Pair ?

Je cherche à réunir des gens qui normalement ne se parleraient probablement pas, tant ils ont des préjugés les uns envers les autres. Par exemple, lorsque le pape est venu à Madrid il y a quelques années, deux millions de personnes de gauche se sont mobilisés contre le pape et deux millions de catholiques sont venus le soutenir. Pour moi ce combat est inutile. Il existe une très forte envie de justice sociale chez ces jeunes catholiques qui pourrait très bien trouver un écho avec la mentalité de gauche. Plutôt que de créer des divisions sur des points particuliers, je soutiens l’idée de créer une grande coalition progressiste autour des communs et du pair-à-pair, autour de buts communs comme la nécessité d’opérer une révolution écologique, de progresser vers une société plus égalitaire et de partager les connaissances nécessaires à l’évolution de l’humanité.

D’où vous vient cet optimiste doux ?

C’est un trait de caractère. Il faut des tribuns, des mobilisateurs de foule, mais aussi des gens qui sont capables d’œuvrer à la construction de mouvements sociaux qui rassemblent des personnes qui se complètent. Mais, je n’ai pas toujours été comme ça, jeune j’étais assez fanatique et fâché. Mes deux parents étaient très pauvre, j’ai vécu jusqu’à mes dix ans dans un maison insalubre et humide, j’ai fait de nombreux séjours en sanatoriums, loin de mes parents, ce qui est traumatisant à cet âge et ce qui a contribuer à faire de moi un adolescent très difficile et rebelle… Je crois beaucoup à cette notion de passion triste ou positive. Il y a un changement social qui vient du ressentiment et du manque que je ne juge pas, car beaucoup de gens sont dans une situation d’exploitation, de domination intolérable. Mais lorsqu’on est uniquement animé par le ressentiment, on ne voit pas l’autre et donc on peut à son tour devenir un oppresseur. Il y a une autre motivation qui provient d’un surplus, on est assez heureux dans sa vie et on a envie de faire plus. C’est une autre façon d’être dans la vie. Il y a les  « once born » et les « twice born », j’aime beaucoup reprendre cette idée de William James (« Varieties of Religious Experience »). Les « once born » sont des personnes plutôt bien loties, ils ont des parents chouettes, pas trop de problèmes matériels, ils feront peut-être des belles choses mais cela ne changera sans doute pas le cours des choses. Puis il y a les « twice born », les mal nés, les gnostiques, moi j’étais comme ça : « qu’est-ce que je viens faire dans ce monde, ce n’est pas possible, ce n’est pas normal, il y a une erreur quelque part… ». Ces gens-là sont obligés de faire des longs cheminements, traversent souvent une crise, et après cette crise, il y a une réintégration et c’est ça le « twice born », une sorte de renaissance. C’est ce que j’ai vécu, à 42 ans j’ai eu une grande crise et la seule façon de m’en sortir était d’intégrer toutes les aspirations qui m’avaient habitées et que j’avais gardées séparées, en premier lieu, cette envie de changer la société que j’avais plus ou moins nié pendant 20-30 ans et qui m’avait animé plus jeune. Je vivais une dépression larvée parce que je n’étais pas heureux dans ce monde et quand j’ai fini par accepter que la façon dont la société évolue n’était pas acceptable, je me suis demandé si je voulais faire partie du problème ou de la solution. J’ai alors décidé de suivre cette pulsion profonde. J’ai crée ce wiki sur le site de la P2P foundation, dans l’idée d’une pensée en construction, itérative et en dialogue avec les autres. Mais, j’ai bien conscience que pour faire ça, il faut déjà avoir la conviction que l’on a quelque chose à apporter. On ne fait pas trois ans de recherche sur un point particulier pour changer de points de vue tous les jours, il y a donc une construction théorique qui s’opère. Mais, cela n’empêche pas certaines révélations, par exemple, je suis tout excité d’avoir découvert ce livre « The Structure of World History: From Modes of Production to Modes of Exchange » d’un auteur japonais, Kojin Karatani. C’est ce que j’appelle des « braingasms », des orgasmes intellectuels qui créent de nouvelles ouvertures dans ma pensée. L’auteur fait un peu ce que j’ai fait en 2006, mais beaucoup mieux que moi, en partant d’une base anthropologique qui me fascine tout à fait.

Les femmes sont peu représentées dans vos références et dans le monde pair-à-pair en général, comment l’analysez-vous ?

Il y a effectivement peu de femmes dans mon panthéon, même si je dialogue et je travaille avec beaucoup de femmes. Je laisse aux psychanalystes l’explication de ce manque ! Dans l’univers de l’Open Source, il y a une très forte domination masculine, mais il y a aussi une réalité éducative, il y a beaucoup moins de femmes dans les filières technologiques. Le monde des fablabs et des espaces de co-working sont par contre en grande partie gérés par des femmes.

Le commun ne peut pas tout solutionner alors que doit-on faire dans la société pour créer une encapacitation chez ceux que ne l’ont pas et qui la souhaitent ? Il y a des luttes à mener en interne, il y a des collectifs féminins qui font avancer les choses. Pour contribuer à changer les choses, avec la P2P foundation, nous avons dialogué avec cent femmes s’investissant dans le monde pair-à-pair et nous espérons sortir un livre détaillant toutes ces interviews.

INTERVIEW DE NATHAN SCHNEIDER A PROPOS DE MICHEL BAUWENS

Nathan Schneider est un journaliste indépendant qui a réalisé un portrait de Michel Bauwens lorsque ce dernier était en Equateur. Nathan Schneider a lancé avec Trebor Scholz, l’an passé, l’idée d’un coopérativisme de plateforme.

Comment Michel Bauwens est-il perçu dans le monde du pair-à-pair, des hackers, de l’Open Source ?

Michel Bauwens est un penseur qui compte dans ce milieu, une sorte d’entremetteur et il fixe également l’agenda du pair-à-pair et des communautés Open Source. Je connais des activistes et des entrepreneurs un peu partout sur la planète, la plupart bien plus jeune que lui, qui le voit comme une source d’inspiration, comme un guide.

Quel votre image de Michel Bauwens ?

Je l’admire pour ses capacités d’intégrateur. Beaucoup de personnes intéressées par le futur de l’économie et des technologies ont une vision étroite, car ils se focalisent sur ce qu’ils sont eux-mêmes en train de faire. Michel Bauwens, au contraire, a cette faculté de voir comment de multiples initiatives de types différents peuvent s’imbriquer, y compris celles qui ne sont pas spécialement bienveillantes les unes envers les autres. Par exemple, plutôt que de choisir entre des avancées liées aux technologies industrielles et celles de la culture souterraine des hackers, il cherche le chevauchement, ce qu’elles ont en commun.

Il a également une vision beaucoup profonde historiquement que la plupart. Dans le monde des technologies, beaucoup ont tendance à affirmer que les innovations sont entièrement nouvelles et ne peuvent être comprises et définies qu’avec et par le prisme de la culture technologique elle-même. Michel Bauwens voit les choses différemment. Il perçoit, dans les transformations économiques en cours, des parallèles avec des changements de société qui ont eu lieu il y a plusieurs siècles. Il est intéressé par les possibilités des nouvelles technologies, mais il n’est pas envoûté par elles, ce qui est rare.

Il a été très influent dans mon propre travail, notamment dans la construction de ma pensée autour du coopérativisme de plateforme.

Comment définiriez-vous son rôle ?

Il en joue plusieurs. Il est un médiateur, un mentor et un fédérateur. Avec les efforts qu’il a déployés afin de construire la P2P Foundation et son wiki, un véritable commun de la connaissance, il est aussi devenu un modèle de globe-trotter des communs.

Ayant assisté à l’expérimentation en Equateur, qu’en avez-vous pensé ?

La situation politique était complexe et l’expérience n’a pas apporté grand chose, en fin de compte, à l’Equateur. Néanmoins, les recherches menées par Michel Bauwens ont une valeur historique, pour la première fois, une stratégie de transition vers une économie basée sur les communs a été pensée et documentée à l’échelle d’une nation. L’équipe de recherche a œuvré pour que tout ce travail soit accessible en ligne sur CommonsTransition.org. Je pressens que ce travail continuera à avoir des répercussions pendant des années.