Et si les artistes devenaient des artivistes des villes ?
Pendant deux jours de rencontres autour de la ville de demain et de la place que les artistes pourraient y avoir, Chronique-s , la biennale des imaginaires numériques organisée par Zinc (Marseille) et Seconde Nature (Aix-en-Provence), a réuni des acteurs des arts numériques, mais aussi des opérateurs culturels au sens large. Les conférences ont permis d’interroger trois champs de transformation de la ville : la ville technologique, la ville innovante et la ville touristique.
« 53% des humains vivent sur 4% de la planète », pose en préalable Olivier Mathiot, président de The Camp , un tiers lieu qui traite des questions du futur des villes à Aix-en-Provence et qui accueillait les conférences. En 2050, selon l’ONU, sept êtres humains sur dix vivront en ville. Si ce phénomène de concentration de population va essentiellement toucher les villes asiatiques et africaines, les villes européennes vont faire face, elles, à une densification du tourisme. Aujourd’hui, certaines villes commencent déjà en souffrir au-delà du supportable : saturation des espaces publics et culturels, pression sur le marché du logement au détriment des locaux, etc. À Barcelone, des collectifs d’habitants excédés organisent des manifestations touristophobes, tandis que la Ville légifère pour réduire drastiquement les locations sur Airbnb. À Venise et à Amsterdam, les autorités mettent en place des obstacles à la venue de touristes : taxes, interdiction de circulation des taxis dans certaines zones, etc.
Les infrastructures technologiques, de type smart city, pourront-elles absorber ces flux humains chroniques ou permanents, en optimisant l’espace commun, l’accès aux services publics et aux sites touristiques ? Le Centre des Monuments Nationaux propose, par exemple, une application, JeFile , qui permet aux touristes de s’inscrire sur une file d’attente virtuelle pour accéder aux monuments. Les visiteurs peuvent ainsi continuer de découvrir la ville au lieu d’encombrer les abords des sites touristiques et ne revenir que quelques minutes avant leur tour. Dominique Augey, deuxième adjointe au Maire de la ville d’Aix-en-Provence, annonce une installation généralisée de capteurs pour optimiser globalement les infrastructures et les services de sa ville, notamment les transports en communs. Selon elle, le manque de financement des collectivités n’est pas le souci, car « 1000 milliards d’euros sont prélevés chaque année en France, cela devrait être suffisant pour financer les villes. Ce qu’il faut c’est optimiser, ouvrir les données, peut-être même les vendre. En revanche, ce qui nous manque, ce sont des créateurs, des imaginateurs, des artistes pour nous aider à projeter cette ville intelligente et connectée ».
La smart city est en quelque sorte une ville qui aurait connaissance d’elle-même à travers les masses de données qu’elle récolte. Produite via l’association d’opérateurs publics et de grandes entreprises technologiques, la smart city est une plateforme d’infrastructures qui n’est pas par nature un outil de gestion démocratique. Pour qu’elle intègre une dimension d’intérêt général, que les habitants se l’approprient, d’autres parties prenantes doivent l’investir. Les artistes en font partie, en raison de leur capacité à interroger nos choix de société, à mettre en lumière l’envers d’un décor, à nous faire prendre du recul. Cependant, s’agit-il de demander aux artistes d’être les garants que cet archétype de la ville automatique reste humainement viable, d’inventer des façons de l’habiter, de la pratiquer ? Ou bien est-ce un moyen habile de faire accepter son émergence, en la rendant plus désirable, en la couvrant d’un vernis artistique ?
En outre, si la smart city peut favoriser à l’avenir des économies d’échelle et peut-être une réduction de la pollution, investir dans de telles infrastructures procède d’un choix financier qu’il convient d’interroger collectivement. L’argent public, en effet, n’est pas mis ailleurs, alors que les bénéfices d’une optimisation de la ville ne deviendront tangibles que des années, peut-être des décennies plus tard. Le drame de la rue d’Aubagne , qui s’est déroulé à Marseille trois jours avant les conférences de Chronique-s et à tout juste 30 kilomètres de là, souligne tragiquement ce dilemme : entre construire la ville du futur (Projet Smart Marseille d’Eiffage, Projet Eco-City d’Euroméditerranée) et prendre soin de la ville actuelle et de son patrimoine.
Les artistes pourraient-ils incarner un trait d’union entre entre l’engagement au futur et l’engagement au présent, comme le suggère Giovanna Amadasi de la fondation Pirelli Hangar Bicocca à Milan ? « L’innovation n’est pas vraiment un sujet pour l’art contemporain, qui vise plutôt à questionner la façon dont on vit aujourd’hui. Mais les artistes peuvent explorer la question du temps, la façon dont on s’ancre dans le passé pour se projeter. » Passé, présent, futur ne sont, en effet, pas exclusifs les uns des autres. On utilise par exemple des outils comme le marteau tout en maniant les nouvelles technologies. Pour appuyer son propos, elle cite Marshall Mc Luhan, le théoricien du village global : « Nous regardons le présent dans un rétroviseur, nous marchons vers le futur à reculons. » Lynne Hugues, artiste et co-fondatrice du Milieux Institute for Art, Culture and Technology à l’université Concordia, à Montréal au Québec, renchérit sur la difficile compatibilité entre innovation et démarche artistique, rappelant que l’innovation se caractérise d’abord par une adoption : « Si on a une belle idée, elle ne devient une innovation que quand elle est adoptée. Or, les artistes font les choses pour les faire, ils n’ont pas d’idée prédéfinie de l’endroit où ils veulent aller. Ce qui compte, ce sont les questions qu’ils vont découvrir en cours de route, plus que les réponses. »
Certains parviennent néanmoins à concilier innovation et démarche artistique, c’est le cas de la Société des arts technologiques (SAT) à Montréal. « Les artistes du SAT expérimentent les technologies pour voir comment elles pourraient servir socialement », explique sa fondatrice Monique Savoie. Ainsi, dans un hôpital pour enfants, les artistes du SAT ont imaginé des dispositifs de mapping et de réalité virtuelle sans casque afin de capter l’attention des enfants brûlés lors du changement de leurs pansements, dans l’objectif de limiter la surmédicalisation contre la douleur. Cette collaboration a donné lieu à un living lab « dédié à la recherche et au développement de nouvelles approches thérapeutiques, qui comporte notamment l’aménagement d’une chambre d’hôpital pour enfants ». Ces artistes contribuent également au programme Audace , dans le domaine de la reconstruction faciale, afin d’aider les personnes ayant subies des chirurgies lourdes à accepter socialement leur nouveau visage, notamment via des procédés de réalité virtuelle.
Manifesta est un autre exemple de collaboration réussie entre des artistes et les villes. Cette biennale européenne d’art contemporain issue des Pays-Bas a la particularité d’être nomade, changeant de ville à chaque fois. En 2020, elle sera à Marseille, l’été dernier elle était à Palerme. « L’événement ne vise pas uniquement à exposer les œuvres d’artistes, explique Hedwig Fijen, la directrice de Manifesta, il s’agit aussi d’apporter un changement immatériel, de contribuer à faire évoluer les mentalités en collaboration avec les équipes sur place et les habitants. » La ville de Palerme s’est, par exemple, tournée vers Manifesta pour que la biennale l’accompagne dans un projet politique des plus courageux : passer d’une cité de la mafia à une cité culturelle . Manifesta a ainsi coproduit des outils culturels afin que les habitants se réapproprient la ville, mentalement mais aussi physiquement. L’artiste Gilles Clément, avec son concept du Jardin Planétaire , a ainsi installé des jardins partagés avec les habitants sur les terres de la mafia.
Ces différents types d’implications sociales et sociétales des artistes contrastent avec les interventions artistiques qui viennent se poser comme des OVNI dans les espaces publics, et qui sont souvent perçues comme des verrues indésirables par les habitants, à l’image de l’intervention de Felice Varini sur la Château de Carcassonne (œuvre vandalisée, pétition recueillant des milliers de signatures) ou encore de la sculpture « Tree » de Mc Carthy place Vendôme . Anne-Isabelle Vignaud, du Centre des Monuments Nationaux, conçoit qu’il faudrait beaucoup plus préparer les habitants à l’arrivée d’une intervention artistique, les associer à la démarche, discuter de son impact et de son objet.
Quelle est donc la place de l’artiste dans la production de la ville de demain ? Doit-il coopérer, résister, déranger, dénoncer ? La réponse appartient bien sûr à chaque artiste, mais l’essentiel réside sans doute dans leur obstination à poser des questions qu’on ne se pose pas ou qu’on rechigne à se poser, ainsi que dans leur propension à susciter en nous d’autres imaginaires, qu’ils soient numériques ou non. Bref, une autre Vision.
Publié sur le Digital Society Forum