« Le futur est une fiction, on peut en réécrire l’histoire »
Au XXVe siècle, les humains sont devenus immortels grâce à l’invention du « démémoriel », une machine qui permet à chacun de décharger ses souvenirs contre rémunération. En cas de décès, toute cette mémoire stockée est transférée dans un nouveau corps, le défunt devenant alors ce qu’on appelle un « rappelé ». Tel est le pitch de la pièce de théâtre France-fantôme, écrite et mise en scène par Tiphaine Raffier, à découvrir à Lorient fin janvier et en février à Saint-Denis et à Alençon. La dramaturge – à moins que ça ne soit son fantôme… – a pris le temps de nous répondre pour nous en dire plus sur sa vision de l’immortalité.
Usbek & Rica : Pourquoi faire de la mémoire le socle de l’immortalité ?
Tiphaine Raffier : Nous sommes entrés dans l’ère de la duplication : copie numérique, identité numérique, intelligence artificielle… Dans ma pièce, je voulais interroger le rapport entre la copie et l’original avec un prisme très intime, celui du deuil. Que se passe-t-il dès lors qu’il devient possible de faire revivre l’être qui nous manque le plus ? Quand il remonte des enfers avec Eurydice, Orphée a été prévenu : s’il se retourne pour la regarder, elle sera transformée en statue de sel. À vouloir trop regarder le passé, nous risquons d’être figés à jamais. Ainsi, faire revenir indéfiniment l’être aimé pourrait, en fin de compte, nous empêcher d’avancer, nous enfermer dans une vision nostalgique de la vie.
Les « rappelés », ces êtres statufiés, sont-ils des originaux ou bien des copies ?
Ce qui m’intéresse le plus, c’est la façon dont un discours idéologique se construit autour d’une invention afin de nous la faire accepter. Dans « France-fantôme », il y a une fusion entre la pensée marchande et politique. On est un bon patriote si on décharge ses souvenirs, car on contribue ainsi au trésor national. Ainsi, la réincarnation n’est pas qu’un service marchand, c’est un système de société : les citoyens sont rémunérés pour leurs souvenirs et ils payent une mutuelle pour leur résurrection. Mais pourquoi faire revenir ainsi les gens, pourquoi engendrer une génération qui ne ferait que se répéter en vase clos ? C’est le fantasme marchand d’avoir des consommateurs pour l’éternité. Il s’agit en fait de garder le pouvoir, car les révolutions ne peuvent venir que des générations futures.
Dans « France-fantôme », la représentation des visages est interdite. Est-ce à dire que l’immortalité nous ôte forcément quelque chose de notre identité ?
La pièce se déroule après l’ère de ce que j’ai appelé la « huitième révolution scopique », celle de l’apogée de la copie numérique faciale, une période durant laquelle nous serions allés trop loin dans la représentation des visages, ce qui nous aurait conduit à nous en débarrasser. J’ai commencé cette pièce juste après les attentats contre Charlie Hebdo, en plein débat sur le blasphème et la représentation de Dieu. Les religions se sont toutes heurtées à la même question : comment représenter le visage de Dieu ? Dès lors que les humains acquièrent l’immortalité, ils accèdent à une part de divin et perdent quelque chose de leur humanité. Dans la pièce, ils perdent la représentation de leur visage, symbole de l’empathie. Sont-ils finalement plus que des hommes ou moins que des hommes ? Selon l’écrivain de science-fiction Alain Damasio, l’augmentation par la technologie nous donne plus de pouvoir mais nous fait perdre en puissance. Sans être technophobe, l’éducation reste pour moi l’ultime moyen d’augmenter les humains.
Ces humains augmentés, les « rappelés », coûtent très cher à soigner, refusent de s’intégrer, sentent mauvais, portent un voile de transition… Pourquoi une telle stigmatisation ?
Le progrès de la science ne fait pas disparaître les croyances et les peurs, au contraire. La technologie est en train de rendre les absents de plus en plus présents. Facebook sera bientôt la plus grande plateforme commémorative du monde. En effet, le réseau social laisse ouvert les profils de ses utilisateurs décédés, devenant des lieux de recueil pour les proches. Que faire de l’hyperprésence de tous ces morts ? Quelle place reste-t-il aux vivants ? Dans « France-fantôme », les « revenants » provoquent chez les autres une peur du remplacement. Ils sont prisonniers des attentes de ceux qui les ont, justement, attendus, et qu’ils ne peuvent que décevoir, car comment être soi dans un corps qui ne ressemble pas au précédent ? Certes, personne ne choisit son corps, mais les personnages de la pièce le vivent de façon soudaine, comme une deuxième naissance consciente. J’interroge ainsi les liens entre notre corps et notre identité.
Et à qui appartiennent ces corps de seconde main ? À ceux qui n’ont pas pu se payer l’immortalité ?
Chacun est libre d’y répondre. Pour ma part, je voulais moins parler de la marchandisation des corps que du déchet corporel du capitalisme. Quels sont les corps occultés qui ont souffert pour produire ces baskets que nous payons très cher ? Combien de pays exploités pour qu’un pays riche puisse prospérer ?
Pourquoi présenter « France-fantôme » comme un spectacle de la Recall Them Corporation, du nom de la société qui commercialise la résurrection dans votre pièce de théâtre ?
Les personnages montrés sont en perdition, ils tentent de se révolter contre ce monde mais ne créent que leur malheur et celui des autres. Tout ceci est finalement un discours de propagande.
Publié sur usbeketrica.com