La loi, quelle loi ? Comment protéger les travailleurs ?

Comment réguler ceux qui ont fait du contournement de la réglementation leur fonds de commerce ? Les législateurs parviendront-ils à définir un cadre légal qui tienne compte des spécificités du travail sur plateformes sans pour autant ouvrir la voie à une ubérisation généralisée ?

Le modus operandi des plateformes collaboratives est à présent bien connu : exploiter une faille juridique afin d’entrer sur un marché régulé sans en subir toutes les contraintes réglementaires et profiter de cet avantage pour devenir rapidement un acteur incontournable. Cependant, les ripostes s’enchainent : New York, Paris, Barcelone et bien d’autres capitales ont ainsi pris des mesures contraignantes vis-à-vis des locations sur Airbnb. La loi Grandguillaume, en France, a durci les conditions d’exercice des chauffeurs en supprimant le statut LOTI, un statut allégé à destination d’entreprises transportant ponctuellement des particuliers (entre deux et huit personnes) et qu’Uber a détourné en l’appliquant aux indépendants. Enfin, des actions en justice se multiplient sur le point de crispation principal : le statut des travailleurs des plateformes.

Ni salariés, ni vraiment indépendants

Les plateformes font peser l’essentiel des coûts de protection sociale et du risque d’activité sur les travailleurs eux-mêmes au prétexte qu’ils sont indépendants. Plusieurs éléments viennent pourtant mettre en doute la réalité de l’autonomie de ces travailleurs : fixation des tarifs par les plateformes, pression sur les emplois du temps, exigence de comportements, sanctions par désactivation, etc. Si cette zone grise entre salariat et indépendance a fait la fortune des plateformes, la menace d’une requalification générale de leurs travailleurs en salariés les fait aujourd’hui trembler : en 2016, aux États-Unis, un jugement a accordé un droit d’indemnités chômage à deux chauffeurs Uber ; un autre jugement similaire a été rendu au Royaume-Uni la même année ; en 2017, en France, un chauffeur Le Cab a été requalifié en salarié, et l’URSSAF est en procès avec Uber sur le sujet.

Certes, les travailleurs des plateformes, en France, restent une goutte d’eau en regard des 23 millions d’actifs : 35 000 micro-entrepreneurs pour Uber et Hopwork, 7 500 livreurs qui roulent pour Deliveroo et 140 000 hôtes sur Airbnb, qui en louant leur bien aux clients de la plateforme, travaillent indirectement pour elle. Cependant, le potentiel de croissance de l’économie collaborative inquiète et le profil des travailleurs collaboratifs change : « nous passons d’une population d’amateurs à des personnes pour qui cela constitue l’emploi principal », explique, ainsi, Laetitia Dablanc, directrice de recherche à l’IFSTTAR. En outre, en France, les micro-entrepreneurs – ce statut utilisé par la plupart des travailleurs des plateformes – gagnent moins de 5 000 euros par an en moyenne, ce sont donc des travailleurs particulièrement vulnérables.

Faudrait-il alors requalifier ces travailleurs en salariés, au risque de mettre en péril la majorité des plateformes, ou bien créer un statut spécifique de « travailleur collaboratif » ou encore renforcer globalement la protection sociale des indépendants ? Les projets en cours, en France, semblent opter pour la troisième option.

Mieux protéger les indépendants

L’assurance-chômage universelle est une promesse phare du candidat Macron et d’après les premiers rapports concernant son application aux indépendants, elle vise, surtout ceux qu’on appelle les TIED (Travailleurs Indépendants Economiquement Dépendants) parmi lesquels on retrouve de nombreux travailleurs des plateformes. Pour ces derniers, il est envisagé une indemnisation consécutive à la faillite d’une plateforme, à la désactivation du profil (assimilé à une rupture de contrat commercial), à une dégradation conséquente de la note ou encore à une modification dommageable de l’algorithme qui gère le service. Pour financer cette garantie chômage, le rapport de l’IGAS/IGS suggère par exemple différentes combinaisons : cotisation des indépendants, des plateformes, des branches d’activité ou encore la levée d’un nouvel impôt.

La loi travail 2016 avait déjà ouvert le chantier des droits sociaux, en obligeant les plateformes, dans certaines conditions, à rembourser les cotisations d’assurance d’accident du travail payées par les indépendants, et à s’acquitter de leur contribution à la formation professionnelle. Si l’on ajoute la fusion des régimes d’assurance maladie en cours de réalisation, il semble bien que l’idée générale à long terme soit de rapprocher les droits sociaux des salariés et des indépendants, au risque, apparemment assumé, d’un nivellement par le bas. Car, de l’aveu même de l’IGAS-IGS, les mesures de protection sociale envisagées ne sauraient répondre au principal problème que rencontrent les travailleurs des plateformes : les plateformes, dès lors qu’elles sont en position de force, favorisent une concurrence effrénée entre les travailleurs, poussant les revenus vers le bas et la prise de risque vers le haut. Dans la perspective d’un fort développement des plateformes collaboratives, un tel recours au travail indépendant risquerait de favoriser la création d’une population de travailleurs précaires, d’une catégorie low cost d’actifs et de reconnaître tacitement un statut spécifique pour les travailleurs des plateformes : ni vraiment salariés, ni vraiment indépendants, ni vraiment protégés socialement.

Vers une syndicalisation des indépendants ?

La loi travail 2016 a, par ailleurs, reconnu aux travailleurs des plateformes, le droit de faire grève et de se constituer en syndicat. Le CLAP (Collectif des livreurs autonomes de Paris) mène ainsi collectivement des négociations concernant les conditions de travail des livreurs auto-entrepreneurs, « sans que cela puisse constituer un motif valable de rupture de leurs relations avec les plateformes ». Cette reconnaissance fait écho à une récente interview de Barack Obama sur CNN qui soulignait l’importance pour les travailleurs de trouver de nouvelles façons de s’unir afin de rétablir des contre-pouvoirs indispensables dans le contexte d’une économie globalisée et d’une forte croissance du travail indépendant. Le syndicalisme, s’il réussit sa révolution post-industrielle, sera-t-il en capacité de répondre aux enjeux sociaux de l’ubérisation ?

Dans tous les cas, comme le pressent le Conseil d’État, il serait « illusoire de croire que la nouvelle économie puisse s’épanouir et évoluer dans le cadre légal et organisationnel qui est celui hérité de la société industrielle ». Il semblerait alors tout aussi illusoire de vouloir protéger les individus de l’ubérisation sur les bases d’un système social hérité de la même période. La solution réglementaire à l’ubérisation se trouverait-elle finalement au sein même des plateformes ? En effet, lorsque ces dernières consentent à appliquer certaines règles, elles les codent directement dans leur algorithme. Ainsi, sur Airbnb, à Paris, après la 120e nuit louée, le calendrier du loueur se bloque automatiquement. Cependant, la régulation algorithmique ne risquerait-elle pas de produire l’ubérisation ultime : celle de l’État ?

 

Publié dans Socialter n°27