Déployer des équipes mobiles et pluridisciplinaires

Pour ne plus résumer la santé mentale à la psychiatrie et pour favoriser l’inclusion sociale des personnes en souffrance psychique, des initiatives mettent en place des équipes pluridisciplinaires et des solutions alternatives à l’hospitalisation, à l’instar du Lieu de Répit, du service ULICE ou encore du projet SIIS à Marseille.

« Je ne souhaite plus être hospitalisée, c’est pour moi une expérience négative, voire nocive, on se retrouve avec des gens qui sont en crise. On voit des zombies dans les couloirs, il y a un effet miroir, on s’imagine qu’on est pareil. Je me suis aussi retrouvée une fois avec des personnes qui ont commis des viols, alors que j’ai moi-même été violée. J’avais peur tout le temps. Comment peut-on aller mieux en restant enfermé dans un tel endroit ? », s’interroge Anne-Sophie Landou, une ancienne étudiante du CoFor (cf. Article Viser le rétablissement en santé mentale), dont les propos résonnent avec beaucoup d’autres témoignages.

Pour y répondre, différents projets émergent et proposent un accompagnement dans la vie de tous les jours plutôt qu’à l’hôpital et privilégient des lieux tiers non médicalisés et sans contrainte pour se poser ou se réfugier pendant les périodes de crise.

Des équipes mobiles de résolution de crise

Les équipes mobiles de résolution de crise du service ULICE (Unité locale d’intervention de crise et d’évaluation) de l’AP-HM interviennent à la demande d’un médecin psychiatre ou d’un patient en état de crise qui ne souhaite pas être hospitalisé. La psychiatrie en France restant sectorisé, la possibilité d’accéder à ce type de service dépend de son lieu de résidence. ULICE couvre les 8e, 9e et 10e arrondissement de Marseille. D’autres équipes mobiles similaires se sont créées récemment au Centre Hospitalier Edouard Toulouse pour couvrir les arrondissements du centre-ville et des quartiers Nord de la ville. Pour opérer une véritable bascule hors de l’hôpital, « il faudrait une équipe mobile de résolution de crise pour 150 000 habitants », estime la psychiatre Emma Beetlestone, qui a travaillé dans le service ULICE.

Elizabeth Truze, dont le fils Felix souffre d’une trisomie mosaïque, a trouvé une aide très précieuse auprès d’ULICE, « ils m’ont sauvé la vie, mon fils était devenu violent, je n’arrivais plus à m’en sortir ». Catherine Mellon, la sœur d’Agnès Mellon, dont les photos illustrent les articles de cette enquête, a pu également bénéficier de l’accompagnement d’ULICE. Très présents pendant deux mois, via un soutien à domicile, par téléphone ou dans des lieux tiers, l’équipe de soignants a mis en place des sessions d’Open Dialogue (cf. Article (Ré)ouvrir le dialogue), mais aussi des séances avec une psychologue ainsi qu’un accès au Lieu de Répit. Pour Agnès Mellon, l’intervention d’ULICE a été un soutien salvateur, car elle était arrivée à un point de rupture dans sa capacité à accompagner sa sœur. En outre, le fait d’être intégrée dans les échanges entre l’équipe et sa sœur lui ont permis de mieux comprendre la situation et aussi de transmettre des informations importantes aux professionnels. Elle avait l’impression de faire un peu partie de l’équipe. Du point de vue de Catherine Mellon, le ressenti est plus mitigé. Néanmoins, elle a fait maintes fois appel à eux et elle a fini par sortir de l’état de détresse absolue dans lequel elle était plongée depuis plusieurs mois. En outre, elle n’a pas adhéré au Lieu de Répit et son accompagnement par ULICE s’est brusquement interrompu au bout de deux mois alors qu’elle était toujours dans un état de fragilité et que l’accès à certains accompagnements connexes sont restés sans suite. Anne-Sophie Landou, a également peu apprécié le service d’ULICE : « Plusieurs fois par semaine, un médecin psychiatre et une infirmière sont venues me voir, mais le problème c’est que j’avais l’impression que l’hôpital débarquait chez moi, que j’étais contrôlée dans mon propre domicile. Cela dit c’est un service qui peut convenir à d’autres personnes. »

Ainsi, du point de vue des proches, l’intervention des équipes mobiles semblent concluantes, alors que du point de vue des personnes en crise, les avis semblent plus partagés. Cela dit, les témoignages collectés sur leurs expériences hospitalières sont globalement bien pires.

Des lieux tiers non médicalisés et sans contrainte

Le Lieu de Répit, porté par l’association JUST (Justice et Union pour la Transformation Sociale) depuis 2017, s’inscrit dans le courant de la santé communautaire et du rétablissement, sans pour autant faire partie des mouvements antipsychiatriques. Il s’agit d’un immeuble dans le centre-ville de Marseille, comportant dix chambres, ainsi qu’une salle commune et une cuisine collective. Le lieu s’adresse aux personnes traversant un épisode de crise psychique qui ne veulent pas à aller à l’hôpital mais qui n’arrivent plus à rester chez eux. Au Lieu de Répit, tous les résidents ont leur propre chambre avec leur clé, ainsi que la clé de l’immeuble. Chacun est libre d’aller et venir, sans aucune obligation de présence. Chacun est libre de recevoir des amis ou de la famille. Les durées de résidence peuvent aller jusqu’à trois mois et il n’y a pas d’équipes médicales sur place, mais une équipe pluridisciplinaire avec des médiateurs en santé pair, des travailleurs sociaux, des aides-soignants, des personnes travaillant dans la réduction des risques, etc. Les médecins et infirmiers peuvent venir si les résidents en font la demande, par exemple dans le cas d’une aide à la prise d’un traitement.

Pour évaluer la pertinence du projet, un essai randomisé à été mis en place, ce qui fait que les personnes adressées au lieu de Répit ne sont pas systématiquement accueillies, une partie d’entre elles constituant un groupe témoin. L’anthropologue en santé, Umberto Cao, fait partie de l’équipe d’évaluation : « L’objectif est de montrer qu’un lieu comme celui-ci coûte moins cher qu’une hospitalisation pour un résultat au moins équivalent. Pour le moment, on observe des effets positifs pour les personnes jeunes qui rencontrent leurs premières crises et qui ont été peu en contact avec les services de psychiatrie. Pour les autres, c’est moins évident, notamment parce que l’hospitalisation les a exposés à une stigmatisation qu’il faut déconstruire et qu’ils sont souvent entrés dans un tunnel de médicalisation sans fin, si bien, que pour eux, un lieu sans médecin peut être plus difficile à appréhender ». L’expérience de Catherine Mellon confirme les propos du chercheur. Elle a fait de nombreux aller-retours entre chez elle et le Lieu de Répit sans réussir à s’y poser vraiment et sans parvenir à nouer de liens avec les résidents et l’équipe sur place.

Il apparaît, en outre, que Le Lieu de Répit manque de moyens pour être pleinement opérationnel. Actuellement, il n’y a, par exemple, aucune présence de l’équipe d’accompagnement la nuit. Il est également possible que la mixité puisse poser des problèmes à certaines femmes, dès lors que parmi les femmes souffrant de troubles psychiques, elles sont nombreuses à avoir vécu des violences sexuelles et des violences de genre. Le témoignage de la sociologue et usagère de la psychiatrie, Frédérique Herbignaux rend ainsi compte de l’insécurité des femmes dans certaines institutions de soins psychiatriques : « Le personnel médical doit absolument sortir du déni total de cette violence. Il serait bon d’instaurer des mesures de protection élémentaire. À savoir, ne jamais mélanger d’agresseurs et de victimes de violences sexuelles, et prendre en compte le passif à ce sujet des patients masculins. Nous comprenons l’idée que chaque patient mérite d’être soigné, mais pas à décharge d’autres personnes, dont les femmes, méritant tout autant d’être soignées en se trouvant en sécurité. »

Des équipes pluridisciplinaires pour ne plus résumer la santé mentale à la psychiatrie

Lancé à l’été 2022 à Marseille, le projet SIIS (Suivi Intensif pour l’Inclusion Sociale) met en pratique la vision du soin de la psychiatre Emma Beetlestone : une équipe pluridisciplinaire qui n’est ni dirigée par des médecins ni centrée sur les soins psychiatriques et qui se déplace auprès des personnes en fonction de leurs besoins. « J’entends souvent dans le milieu médical ‘cette personne relève de la psychiatrie’, c’est une expression que je trouve insupportable. Son traitement relève peut-être de la psychiatrie, mais pas sa vie. La pluridisciplinarité aide à déconstruire les hiérarchies établies, à réduire le pouvoir du médical sur le médico-social et le social, à réduire l’emprise des psychiatres sur la vie des personnes », déclare-t-elle.

Porté par le Groupe SOS et la Coordination Marseillaise en Santé Mentale et Habitat, le projet SIIS s’inspire d’une méthode américaine, mise au point dans les années 1980, dite assertive community treatment (suivi intensif dans le milieu). Deux équipes sont actuellement déployées sur deux territoires différents à Marseille. Chaque équipe est composée d’un coordinateur ou d’une coordinatrice, de deux médiateurs en santé pair, de deux psychologues, de deux infirmiers, de deux psychiatres et de quatre travailleurs sociaux. « Nous suivons des personnes qui ont vécu de longues périodes d’hospitalisation et qui évoluent beaucoup en milieu protégé. On travaille avec elles sur des objectifs précis qu’elles se sont fixées, comme retrouver une vie sociale, un logement, etc. On les aide à se réancrer dans un environnement non lié à leurs troubles, à rencontrer des professionnels en dehors des institutions qu’elles ont l’habitude de fréquenter », témoigne Jodi Clarke, travailleur social et médiateur en santé pair au sein du projet.

Le projet met l’accent sur l’implication des personnes accompagnées : « Nous suivons une femme qui est hospitalisée depuis plus d’un an. Au départ, elle était peu intéressée et surprise que je lui relise le compte-rendu de notre rendez-vous afin de vérifier que j’avais bien écrit ce qu’elle voulait dire. A présent, c’est devenu important pour elle, elle me corrige, reformule certaines choses. Mettre la personne au centre, elle l’a maintes fois entendue, mais c’est la première fois qu’elle a l’impression qu’on le fait vraiment », rapporte, ainsi, Clotilde Masson, une autre travailleuse sociale de l’équipe. En outre, « cette implication des personnes accompagnées et le fait de se concentrer sur notre utilité pour elles nous aide à déconstruire les rapports de pouvoir et les égos au sein de l’équipe. Cela nous oblige à nous poser continuellement la question de la place que nous prenons et de celle que nous laissons », poursuit Jodi Clarke. Néanmoins, l’absence théorique de hiérarchies entre les soignants, les travailleurs sociaux, les psychologues et les médiateurs en santé pair peut être difficile à maintenir : « il faut rester vigilant sur les enjeux de pouvoirs et les réflexes de posture d’autorité ou au contraire de subordination », reconnaît Clotilde Masson.

Autre clé de voute du projet : le mode de gestion de la relation entre l’équipe et la personne accompagnée. Il n’y a pas de bureau d’accueil, la personne accompagnée contacte l’équipe via un numéro de téléphone unique qui est géré de façon tournante au sein de l’équipe. Chaque semaine une personne de l’équipe endosse le rôle de shift manager et anime la réunion d’équipe quotidienne dont l’objectif est de suivre l’avancée de l’accompagnement et de prendre connaissance des nouveaux appels reçus. Il s’agit d’une réunion d’organisation afin de déterminer qui, au sein de l’équipe, pourrait répondre au mieux à la nouvelle demande de la personne ou la soutenir dans sa démarche. Il ne s’agit pas de discuter du cas médical de telle ou telle personne : « Un des principes du projet tient dans le fait d’éviter de parler de la personne en son absence, nous nous concentrons donc sur les besoins qu’elle a exprimés », explique Jodi Clarke. « Le système de shift manager tournant permet de garantir une coordination efficace et de gérer l’intensité du suivi. S’appuyer sur une seule personne déséquilibrerait la prise en charge en cas d’absence et mettrait une personne de l’équipe dans la situation de détenir toutes les informations, engendrant des asymétries et une lourdeur dans la transmission des données », précise Emilie Coutret, coordinatrice du projet SIIS. Il s’agit ainsi d’éviter de créer une dépendance vis-à-vis d’un membre de l’équipe : « Si on les sort de la dépendance à l’institution, ce n’est pas pour en recréer une autre », remarque Clotilde Masson.

Ainsi, le projet SIIS, le Lieu de Répit et le service ULICE expérimentent un modèle hors de l’hôpital, dont l’action est centrée sur les besoins exprimés par les personnes avec pour objectif de favoriser leur inscription dans un environnement de vie non protégé ou non spécifique à leur trouble. Cependant, pour véritablement basculer sur un modèle hors de l’hôpital et non centré sur la psychiatrie, il faudrait « développer un écosystème de soin et d’accompagnement qui puisse répondre aux différents besoins (suivi très régulier, état de crise ponctuel, premier épisode psychotique, prévention, etc.), et que chaque personne, où qu’elle vive, puisse y avoir accès. Il faudrait ainsi associer aux équipes psychiatriques mobiles de résolution de crise, une offre de soins psychiatriques ambulatoires classiques, des équipes mobiles médico-sociales et d’autres dispositifs d’accompagnement en santé mentale », analyse Emma Beetlestone. Un écosystème dans lequel les pairs-aidants et les proche-aidants auraient également un rôle à jouer, ce que nous verrons dans le prochain article de notre enquête.

Suite : Reconnaître et valoriser la pair-aidance et la proche-aidance