Portrait-robot des parents du futur
Demain, pourra-t-on accoucher à 100 ans ? Pourra-t-on choisir de rompre avec son enfant ? L’évolution des mœurs, combinée à certaines découvertes scientifiques et à la montée en puissance des nouvelles technologies, pourrait bien faire voler en éclats la relation parent/enfant comme nous la connaissons. Quel scénario va l’emporter ?
Tout change. Le travail, les lois, la langue, l’humeur, la mode, l’école, le climat, la couleur des tomates et l’axe de rotation de la Terre. Même la politique change. Alors pourquoi, à l’heure où le numérique et la science chamboulent les règles du jeu, les parents devraient-ils rester les mêmes, et ressembler à leurs parents et aux parents de leurs parents ? Pour se convaincre que les procréateurs aussi se transforment, nous déroulons ici six scénarios plus ou moins probables. Mais « pas de panique » car, comme le rappelle l’anthropologue Maurice Godelier : « La transformation d’un système de parenté produit toujours de la parenté sous une autre forme. »
« Luke, je suis ton père… Mon quoi ? »
Ou comment la déconstruction des genres nous a conduits à tuer père et mère
Et si Dark Vador était… une femme ? Une sorte de Caitlyn/Bruce Jenner intergalactique ? Peut-être que si Star Wars avait été écrit en 2015, c’est le scénario auquel des millions de fans adhéreraient sans broncher. Car le temps où les parents restaient dans leur rôle sexué est révolu. Chacun devient, en quelque sorte, à la fois père et mère. Égalité homme/femme, acceptation de l’homosexualité, déconstruction des genres… Ces « individus parents » sont les héritiers de la lutte contre le modèle patriarcal. Prenons le cas de l’allaitement. À la maternité, 70 % des mères allaitent ; quatre mois plus tard, elles ne sont plus que 25 %, selon l’Institut de veille sanitaire (InVS). Beaucoup d’entre elles refusent d’être coincées dans le rôle de mère nourricière, traditionnellement associé à cet instinct maternel dont Élisabeth Badinter réfute l’existence car « tout amour est construction. C’est l’un des acquis du féminisme ». Des pères qui biberonnent et des mères plus portées sur la transmission de valeurs que celle de fluides lactiques… Les rôles parentaux se déterminent de plus en plus par la personnalité de chacun. Et demain ? Avec le passage de la fécondation in vitro (Fiv) à la gestation in vitro (Giv), autrement dit avec le développement – encore très hypothétique – d’utérus artificiels, la notion de père et de mère pourrait bien n’avoir plus aucune raison d’être. Cette hypothèse a le mérite d’ouvrir un autre débat passionnant : la distinction entre les sexes est-elle réductible à la maternité ?
« JF partagerait bien enfant »
Ou comment la coparentalité pourrait libérer du temps pour les parents
Les parents se vivent de plus en plus en dehors du couple. « On peut faire un enfant sans s’aimer, sans se désirer, presque sans se connaître », constate ainsi la psychanalyste Hélène Bonnaud dans le n° 401 de la revue Lacan Quotidien. De plus en plus fréquentées ces derniers mois, les plates-formes en ligne de coparentalité sont le signe avant-coureur de cette dissociation entre désir de l’autre et désir d’enfant. Sur Co-Parents.fr, Easy2Family.com ou 2houses.com, on ne recherche pas un partenaire amoureux mais une personne souhaitant devenir parent sans forcément partager sa vie. Une forme de famille recomposée mais qui n’aurait pas souffert de la séparation des parents. « L’état amoureux n’est pas le meilleur garant d’une stabilité familiale. Il est nécessaire de transcender le lien amoureux pour faire famille », assure d’ailleurs le psychiatre et psychanalyste Serge Hefez. La coparentalité pourrait donc relancer un concept qu’on croyait pourtant désuet en Occident : le mariage arrangé. Sauf que cette fois, les unions seraient librement consenties par les deux parties, sans la contrainte de vivre ou de coucher ensemble. L’entente cordiale, voire le contrat, remplacerait alors l’histoire d’amour comme point de départ de la parentalité.
Franz Sof a créé en 2008 Co-Parents.fr, une plate-forme déjà fréquentée par 100 000 personnes à travers le monde, dont plus de 17 000 en France. « Sur le site, explique-t-il, il y a ceux, de plus en plus nombreux, qui ont recours à la coparentalité par choix : ils ont envie d’avoir des enfants sans vivre en couple ou en gardant du temps pour eux. Il y a des gays et des lesbiennes, pas majoritaires, qui souhaitent avoir un enfant sans le priver d’un père ou d’une mère. Et il y a ceux dont l’horloge biologique s’affole et qui n’ont pas trouvé le conjoint idéal. »
Phénomène essentiellement occidental à ce jour, la coparentalité pourrait se mondialiser au cours des prochaines années. Mais jusqu’où ira cette démocratisation ? Ces plates-formes pourront-elles s’associer demain à des services d’assistance médicale à la procréation ? « En France, cela semble impensable, ou alors dans vingt ans. Par contre, dans les pays anglo-saxons, pourquoi pas… Là-bas, la limite est déjà floue : on peut rechercher un coparent, acheter un kit pour une insémination ou même vendre du sperme en ligne », raconte Franz Sof, lui-même coparent.
« Ma mère et moi, on a cent ans d’écart… »
Ou comment les femmes pourraient s’affranchir de leur horloge biologique
Les avancées scientifiques et l’évolution législative ont permis de dissocier la reproduction de la sexualité. Malgré les risques de complication et d’infertilité, il est désormais possible de reporter l’arrivée du premier enfant. Pourtant, « nous ne sommes pas habitués à l’idée de la procréation chez les femmes âgées, cela nous agresse. Mais progressivement, avec le temps, cela va changer », prédit Anna Smajdor, une éthicienne anglaise, dans Faire un enfant au XXIe siècle, le livre du professeur François Olivennes (Flammarion, 2013).
Les greffes ovariennes et la congélation d’ovocytes permettent déjà de passer outre la ménopause. Restent le risque médical encouru par les femmes de plus de 40 ans et, surtout, l’interdit social que celles-ci doivent affronter. L’innovation médicale pourrait bientôt anéantir ces obstacles. Médecine régénérative s’appuyant sur l’utilisation de cellules souches pour lutter contre la vieillesse, nanorobots patrouillant dans le corps pour prévenir les maladies, intégration de prothèses et d’implants de toutes sortes… L’espérance de vie en bonne santé devrait s’allonger. Ces nouvelles pratiques permettraient, dans le même temps, de faire sauter le verrou de la ménopause et donc de supprimer la plus indécrottable des inégalités persistant entre la femme et l’homme. Finira-t-on par donner raison au démographe Jean Bourgeois-Pichat qui, à la fin des années 1980, imaginait sérieusement que la science permettrait de vivre jusqu’à 140 ans et donc de relancer le taux de natalité en offrant aux femmes la possibilité de faire des enfants jusqu’à l’âge de… 100 ans ?
« J’ai quitté mon fils, je ne l’aimais plus »
Ou comment le droit de l’enfant pourrait libérer les parents de leurs obligations
Du pater familias (puissance paternelle) à l’autorité parentale conjointe – et sans doute bientôt à la responsabilité parentale voire, un jour peut-être, au droit de l’enfant –, l’évolution juridique de la relation entre l’adulte et le mineur dessine un rééquilibrage du rapport de force, limitant les obligations réciproques et privilégiant la dimension affective. Aujourd’hui, les « parents relationnels », comme les nomme François de Singly, fantasment une relation allant au-delà de la simple parenté : « Ni parent, ni ami », mais quelque chose entre les deux ou en plus. « Les parents rêvent que leurs enfants, une fois adultes, viennent les voir par plaisir et non par obligation », explique le sociologue. Mais les parents restent prisonniers de leur lien d’autorité, privilégiant l’injonction sociale de réussite de leur enfant (« Je sais mieux que toi ce qui est bon pour ton avenir ») à celle, psychologique, de la liberté d’être ce que bon lui semble (« Deviens qui tu es »).
Pour dépasser ce rapport d’autorité, il faudrait repenser radicalement le système scolaire, préconise François de Singly, notamment pour que la liberté d’action de l’enfant ne soit plus marginalisée dans le cadre étroit des « activités extrascolaires ». Ainsi débarrassée de sa dimension d’obligation, la relation parent/enfant ne risque-t-elle pas de devenir aussi fragile et instable qu’une histoire d’amour ? Pour le meilleur, sinon tant pis ? L’hypothèse semble impensable pour Serge Hefez, qui témoigne plutôt d’un surinvestissement croissant des parents auprès de leurs enfants. Mais si les parentés deviennent de plus en plus électives et multiples, il reste plausible d’imaginer les enfants de demain choisir l’un de leurs parents plutôt qu’un autre, ce qui est déjà le cas dans certaines familles recomposées. Inversement, un parent pourrait « rompre » avec son enfant d’un accord mutuel, même si les ruptures unilatérales ne peuvent pas être exclues, d’autant qu’elles existent déjà dans le cas des enfants déshérités ou mis à la porte. Bien sûr, se débarrasser de son enfant serait d’autant plus aisé si celui-ci était un robot. Mais ce scénario à la A.I. (Spielberg, 2001) semble un brin prématuré !
« Au nom du père, de la mère et de la science »
Ou comment différents liens de parenté (biologique, génétique et social) pourraient cohabiter
Depuis la naissance du premier bébé-éprouvette, en 1978, l’intervention de la science dans la conception des enfants s’est imposée, qu’il s’agisse d’éviter la transmission génétique d’une maladie, de pallier un problème de fertilité ou encore d’accéder à des revendications contemporaines (homoparentalité, monoparentalité). En février 2015, les députés britanniques ont même autorisé la conception d’un enfant à partir de trois ADN pour corriger des anomalies mitochondriales chez la mère. En clair, outre-Manche, un enfant pourra désormais avoir trois géniteurs : deux mamans et un papa.
Le problème, c’est que les multiples combinaisons permettant de donner la vie (don de sperme ou d’ovocytes, mère porteuse, greffe ovarienne, manipulation génétique, etc.) génèrent des modèles de parenté de plus en plus hétérogènes. Et dans ce magma reproductif, nous sommes tentés de resuperposer la parenté biologique et sociale par la grâce d’un nouveau Saint-Esprit : la science. « En lui demandant de régler toutes nos revendications de parentalité, nous nous affranchissons de la nature et reconstruisons un lien naturel en laboratoire. C’est une forme de constructivisme technologique », constate la philosophe Irène Pereira. L’obsession du lien biologique ne devrait donc pas disparaître au cours de ce siècle. Et ce au grand désarroi de la chercheuse et juriste Marcela Iacub, qui plaidait en 2014 dans les colonnes de Libération pour un monde « où toutes les filiations auraient comme fondement non pas les corps, mais la volonté. Les formes par lesquelles un enfant a été mis au monde perdraient de leur importance. (…) On en finirait ainsi avec les distinctions odieuses entre les filiations adoptives, biologiques ou celles issues des procréations médicalement assistées ». Pourtant, au cœur de la valse des unions et des désunions, le lien biologique « est plus sûr que n’importe quelle institution car il est ineffaçable », prédisait en 1993 la sociologue Irène Théry dans son livre Le Démariage (Odile Jacob).
En bon psychiatre, Serge Hefez nous éclaire sur cette obscure partie de notre psychisme. « Deux représentations de la parentalité cohabitent toujours : l’une tient de la nécessité de se reproduire, l’autre de l’injonction sociale à fonder une famille. Derrière la première, on trouve l’idée de reproduire quelque chose de soi, de se prolonger au-delà de sa propre mort. C’est un rapport très narcissique à la procréation, une forme mentale de parthénogenèse, d’“auto-enfantement”. Dans la seconde représentation, l’enfant est celui à qui on transmet ses valeurs, sa culture, son patrimoine. Il est toujours un prolongement de soi, mais c’est un autre, un relais, un maillon de la chaîne. »
La parentalité scientifiquement assistée met en évidence non plus deux niveaux de parentalité mais trois : génétique, social et biologique (porter un enfant et procréer in utero). Lorsqu’une femme a recours à un don d’ovocytes, elle est la mère biologique mais non génétique de l’enfant. Ainsi, le lien génétique n’est plus forcément lié à la réalité biologique. Et qui du parent biologique, génétique ou social aura finalement le dessus aux yeux de la loi et de l’enfant ? Les différents degrés de parenté pourraient bien cohabiter sans que l’un n’efface l’autre, contrairement aux adoptions plénières qui aujourd’hui entraînent la réécriture d’un acte de naissance sans garder de trace du précédent.
« Ma mère, c’est moi »
Ou comment le clonage pourrait remplacer la reproduction sexuée
En décembre 2014, les chercheurs de l’université de Cambridge et de l’institut israélien Weizmann ont annoncé qu’ils avaient réussi à fabriquer des gamètes mâles et femelles à partir de cellules de peau d’êtres humains, fussent-ils de même sexe. Une découverte qui redonne un peu de crédit au fantasme du clonage. Car l’étape scientifique suivante, c’est la création d’ovocytes et de spermatozoïdes à partir de ces gamètes. Et si on n’utilisait qu’un seul donneur ? Une femme pourrait se faire implanter un œuf préalablement fécondé en laboratoire puis, neuf mois plus tard, accoucher « d’elle-même » (l’enfant serait alors composé de son seul patrimoine génétique).
Bien sûr, les obstacles techniques, juridiques et éthiques sont tels que cette hypothèse reste très improbable. Et puis, d’un point de vue physiologique, il manque aux hommes des ovaires qui pourraient leur permettre de transformer leurs gamètes femelles en ovocytes, et aux femmes le chromosome Y qui leur permettrait de changer leurs gamètes mâles en spermatozoïdes. L’idée d’une mise en abyme de nous-mêmes laisse tout de même songeurs. Elle rappelle la célèbre sérigraphie d’Andy Warhol : celle de son visage reproduit à l’infini. À l’instar des retirages photographiques, l’œuvre originale restera-t-elle meilleure que la copie ou bien, au contraire, chaque nouvelle version de nous-mêmes sera-t-elle mieux que la précédente ?
Paru dans Usbek & Rica,
n°17, septembre 2015
usbek-et-rica.fr