Et si le culte du hacker remplaçait celui de l’amateur ?
Se rendre à Futur en seine, l’un des événements phares du numérique en France, c’est prendre le pouls du monde économique et technologique et de plus en plus du monde politique et social. La communication de l’édition venant de se clore (le 19 juin) s’est jouée des temporalités : elle s’est projetée dans le futur en regardant 2016 dans le rétroviseur, entre fuite du présent et annonce d’une grande rupture : « En 2016, on pouvait mentir sur ses données, le football n’était pas ouvert aux robots, notre cerveau avait une durée limitée, on allait au boulot, etc. ». Bref, depuis ce point du futur, dans 15 ou 20 ans, 2016 devrait nous paraître bien étrange et bien dépassé… Alors que voit-on poindre dans ce rétro-futur ?
Déjà, les investisseurs s’apprêtent à s’enticher d’un nouveau jouet ; après les financiers, les informaticiens, les codeurs et les designers, place aux imagineurs : « Aujourd’hui la technologie n’est plus le problème, elle est beaucoup plus facile à mettre en œuvre et beaucoup moins chère, la mise en pratique des idées est plus simple. La clé est dans l’usage, la réinvention des usages. Ce qui comptera le plus, c’est d’avoir des idées », expliquaient, lors d’une des tables rondes, Alain Roumilhac, Président de Manpower Group, et Gérald Karsenti, PDG de Hewlett Packard, tous deux auteurs de « Terres nouvelles, droit devant ». Ainsi, l’heure de gloire des designers semblent avoir sonnée ; place aux rêveurs, aux producteurs d’idées… Et les deux auteurs de rappeler cette phrase célèbre de Valéry Giscard d’Estaing pour appuyer notre atout en la matière : « En France, on n’a pas de pétrole mais on a des idées ». Difficile, cependant, de ne pas rester perplexe devant une telle référence… surtout quand ils ajoutent : « Et ce qui est formidable c’est que tout le monde peut avoir des idées, le plombier, l’ouvrier, vous… ». Après tous créateurs… tous imagineurs ! Bienvenue dans le monde des idées pures et des pures idées, l’immatérialité a le vent en poupe.
Mais ces idées, ou du moins les plus décapantes, ne viendront-elles pas de la marge plus que du cœur du système ou même du quidam du coin ? Et qui trouve-t-on au bord du monde dans le numérique ? Les hackers, évidemment. Or, comme par hasard, les hackers composaient le fil rouge du cycle de conférences d’Eric Scherer durant Futur en Seine : Hack-curate (santé), Hack-nowledge (intelligence artificielle), Hack-tivity (travail), Hack-Uity (réalité virtuelle), Hack-Olyte (robots), Hack-tivism, etc. Pour reprendre la vision de Michel Bauwens, fondateur de la P2P Foundation : « L’innovation se trouve dans les interstices, dans les marges. Le pair-à-pair permet de faire dialoguer les marges, et il faut avoir en tête que les marges d’aujourd’hui sont le mainstream de demain ». Il y a ainsi fort à parier que nous parlerons de plus en plus de hacking et de moins en moins de disruption. Les hackers sont sans doute en train de se faire institutionnaliser, comme les graffeurs avant eux. A l’instar de la Fondation Cartier qui a accueilli en 2009 une exposition de street art, les grands groupes auront certainement leurs programmes « hackers en résidence », ce qui est déjà plus ou moins le cas avec les hackathons… Le début de la fin, diront certains, le passage à plus grande échelle, diront d’autres.
Pour la sociologue américaine Danah Boyd, les hackers hackent parce qu’ils ressentent un besoin profond de changement. C’est une pratique transgressive qui dénonce des situations de déséquilibre ou ouvre de nouveaux imaginaires : cela pourrait être autrement, cela pourrait se passer comme ça… Le hacking pourra-t-il résister au système et à sa capacité de récupération et de digestion ? C’est en tous cas l’avis de Tris Acatrinei, hackeuse et fondatrice d’un projet de surveillance des élus, qui intervenait dans une des conférences : « Le hacker ne joue pas avec les règles du jeu, mais invente ses propres règles. Le hacker ne peut pas faire partie d’un système, sauf pour le casser, le détourner, le faire évoluer ».
Il est peu probable que nous devenions tous des hackers et des producteurs d’idées, mais il faut reconnaître que l’esprit hacker se développe bien au-delà du monde purement numérique ; il pourrait bien s’affirmer comme un levier de transformation du système, et ce dans des domaines aussi inattendus que la santé.
Salvatore Iaconesi a, par exemple, décidé il y a 4 ans de hacker son cancer, l’hôpital et l’écosystème médical allant avec. Cet artiste a appris en 2012 qu’il était atteint d’une tumeur au cerveau. Passé le choc de l’annonce (« Il y a plus de personnes atteintes d’un cancer que de personnes avec des cheveux roux », ironisait-il sur scène), il a voulu s’approprier son cancer, être un patient acteur de son traitement. Il s’est alors confronté à un mur ; il lui était impossible d’avoir accès à ses données médicales, et ces données ne lui étant, de toute façon, pas destinées ne pouvaient être comprises que par l’administration et les équipes médicales. « En tant que patient à l’hôpital, expliquait-il, vous n’êtes plus responsable de vous-même, les médecins le sont. L’hôpital se transforme en quelque sorte en prison, au sens du soft power de Foucault, on vous isole des autres et de la connaissance de votre mal et on vous enlève toute possibilité de libre arbitre, même votre identité vous est prise ». Après une bataille acharnée, en signant une décharge de responsabilité, il a fini par quitter l’hôpital avec un CD contenant ses données. Une fois dehors, et après avoir décodé partiellement les données, il les a publiées sur Internet avec cette simple question : « J’ai un cancer, voici mes données, pouvez-vous m’aider ? ». L’appel à l’aide est devenu viral et a pris la forme d’un projet artistique, les contributions ont affluées, à l’image de cette modélisation 3D de sa tumeur . Il a également été contacté par des médecins et des chercheurs en cancérologie qui ont les plus grandes difficultés à obtenir des jeux de données de patients pour travailler. Salvatore n’était plus le patient numéro untel, il était redevenu Salavatore et avait renoué le dialogue avec les équipes médicales. « La maladie, concluait-il, fait partie de moi et touche l’ensemble de mon entourage, comment dès lors pourrait-on être soigné coupé de tous et de tout ? Comment peut-on imaginer traiter la tumeur indépendamment de moi ? Il faut revisiter la signification du mot “soigner”, on ne guérit pas isolé de tous, on guérit avec le soutien des autres ».
« Il est important de toujours reconsidérer ce qui est normal ou pas, il est crucial de vouloir savoir » : la démarche de Salvatore Iaconesi colle bien avec l’esprit hacker, car il a radicalement débordé un système empêtré dans les problèmes de secret médical, de postures corporatistes, d’opacité de l’écosystème hospitalier, de chaînes de responsabilité, pour remettre au centre la raison première de tout cela : soigner.
Grâce à de tels débordements, nous finirons, peut-être, par obtenir un dossier médical personnel qui nous appartiendra, et nous en finirons peut-être avec toutes ces données médicales éparses, quasi inaccessibles et bloquées dans différentes structures (hôpitaux, assurance maladie, mutuelle, etc.). Qui sait, nous pourrons peut-être un jour faire don de nos données médicales comme nous faisons un don d’organe ou de sang.
Le hacker serait-il finalement un ami qui nous veut du bien ? Les bonnes intentions n’évitant pas les pires catastrophes et la définition univoque du bien sentant bon l’inquisition et le totalitarisme, gardons-nous de sanctifier les hackers ; ce sont des humains comme les autres.
Publié le 21/06/2016 sur Digital Society Forum
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