Michel Bauwens : la société des communs
Profitant d’un passage de Michel Bauwens en France, le 24 septembre 2016, dans les locaux du tiers-lieu Casaco, à Malakoff, nous avons tenu à rendre compte de sa vision de cette société d’après.
De l’échange de fichiers en pair-à-pair à l’émergence d’une nouvelle société
Au début des années 2000, Michel Bauwens perçoit dans les pratiques d’échanges de fichiers en pair-à-pair, comme le partage de morceaux de musique sur Napster, les frémissements d’un changement majeur de société. «Avec Internet, constate-t-il, les individus ont une capacité inédite de s’auto-organiser et de créer de la valeur sans demander la permission à quelques structures centralisées que ce soit». En 2005, il rédige un manifeste, dont une nouvelle version devrait paraître en 2017 : «Le pair-à-pair et l’évolution humaine». Conforté par l’écho positif qu’il reçoit, il crée, dans la foulée, la P2P Foundation, à la fois observatoire et réseau des artisans du pair-à-pair.
En 2015, il publie avec le regretté Jean Lievens un livre manifeste aux éditions Les Liens Qui Libèrent, Sauver le monde, sous-titré « Vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer ». Car aujourd’hui, fort de ses dix ans d’observation et d’expérimentation dans le monde entier, Michel Bauwens est convaincu que la société des communs, émanant de la dynamique pair-à-pair, est à même de résoudre la crise écologique et sociale à laquelle nous sommes confrontée :
Je prétends que ce modèle qui est en train de naître au sein de ces nouvelles communautés nomades est aussi un modèle de société. Je fais l’hypothèse que la mise en réseau et le passage à grande échelle de ces micro-économies constitueront le cœur d’un nouveau système, celui d’une société post-capitaliste.
La raison du changement : l’échec social et écologique du système actuel
« Le système « Capital / État / Nation » est en crise. Nous vivons dans une dictature de la valeur marchande qui s’appuie sur une croissance infinie dans un monde fini », analyse-t-il, en s’appuyant sur l’étude « Value in the Commons Economy ». Ce qui a de la valeur est décidé par des mécanismes de marchés ultra-capitalistes, sans considération d’autres systèmes de valeur, comme le bien-être des populations ou bien une préservation des ressources naturelles. Nous sommes dans un système compétitif, qui lorsqu’il est associé à des ressources rares ou rendues rares, conduit à une concentration des richesses dans les mains de quelques-uns et à une surexploitation des ressources.
Avant la mondialisation des échanges commerciaux, qui s’est fortement accrue dans les années 1980, ce sont les États qui régulaient les marchés lorsque le seuil d’inégalités devenait insoutenable pour une partie importante de la population. Aujourd’hui, l’échelle nationale n’est plus en mesure de réguler un capital devenu transnational, comme l’illustre l’incapacité des États à encadrer les multinationales et les plateformes collaboratives (Uber, Deliveroo, etc.). Par conséquent, la valeur produite sur un territoire échappe de plus en plus à celui-ci, étant aspirée par ces plateformes devenues globales.
Ce phénomène déstabilise les économies mais aussi les modèles sociaux qui permettaient aux États-Nations de financer des services mutualisés : éducation, structures de santé, assurance chômage… À moyen ou long terme, les entreprises pourraient ne plus avoir la possibilité de s’appuyer sur des sociétés structurées et socialement apaisées pour s’épanouir. Le résultat d’une économie trop extractive des ressources et des humains, et destructrices des structures collectives, risque ainsi de nous conduire à un effondrement global. Il semble, de fait, dans l’intérêt de tous d’endiguer cette course mortifère en recréant, notamment, de nouveaux contre-pouvoirs à même de répondre à ce marché devenu transnational.
Michel Bauwens nous encourage, dès lors, à créer de nouvelles souverainetés transnationales, «transglobales», «translocales», afin de jouer ce rôle de contre-pouvoir. L’échelle des villes semble prometteuse. Il cite notamment la coalition de certaines métropoles, en Europe ou en Corée du Sud, autour de la régulation d’Uber, l’idéal étant selon lui une reprise en main par les citoyens eux-mêmes des enjeux de transport. Le même phénomène tend à s’observer concernant la régulation d’Airbnb, et plus encore concernant les politiques de lutte contre la pollution (piétonisation des centres villes, circulation alternée, interdiction progressive du Diesel, etc.).
Le pair-à-pair devient plus efficace qu’un système centralisé
Selon lui, nous avons atteint un point dans l’histoire de l’humanité où les systèmes distribués surpassent les systèmes centralisés et hiérarchiques. Une multitude de petits groupes connectés les uns aux autres gère ainsi des projets d’envergure. « Et c’est une excellente nouvelle, car nous allons pouvoir à nouveau évoluer dans des petites échelles, plus conviviales, comme celle d’une famille, d’un groupe d’amis et ne plus être aliénés par les grands systèmes bureaucratiques et capitalistes », se réjouit-il.
Si la société du pair-à-pair s’avère plus efficace que la société capitaliste, pourrait-elle alors devenir la règle ? Michel Bauwens n’est pas un partisan d’une société 100% pair-à-pair. Il pointe du doigt la dérive totalitaire que représenterait une société qui prônerait une horizontalité et une transparence totales, comme par exemple exiger que toute décision soit prise de façon collective, en assemblée.
Néanmoins, selon lui, une société à dominante pair-à-pair devrait s’imposer, tout simplement parce qu’elle répond mieux aux besoins et aux aspirations de la population actuelle : autonomie et liberté individuelle, dimension participative, confort des petites échelles, efficacité, meilleur respect de l’humain et des relations humaines, plus d’équité dans la mesure les contributions et de redistribuer la valeur produite.
Une dimension supplémentaire qui change tout : les communs
Il existe, d’un côté, un pair-à-pair orienté “communs”, celui d’un groupe d’humains qui crée un objet social commun, et de l’autre côté, un pair-à-pair “anarcho-capitaliste”, celui du rêve d’un marché total et qui est très répandu dans les milieux du Bitcoin et de la blockchain.
Ainsi, le mode d’organisation en pair-à-pair, à lui seul, ne suffit pas pour créer une nouvelle société, plus équitable et plus respectueuse de son environnement. Il lui faut un «supplément d’âme», celui d’une économie qui se structurerait autour des communs.
«Je suis favorable à un système pluraliste qui transformerait le triptyque “Capital / État / Nation”, par celui de “Communs / Marché éthique / État partenaire”», avance-t-il. Cela demanderait de changer de régime de valeur et de centrer l’économie sur la production de communs et non sur l’accumulation de capital. Les entreprises auraient comme intérêt ou comme finalité la production, la préservation ou le développement de biens communs. Il s’agirait d’une économie générative, en opposition à l’économie extractive qu’incarne notre société de consommation.
Contrairement aux idées reçues, les communs ne sont ni gratuits, ni en dehors d’une logique économique. S’appuyant, entre autres, sur les travaux d’Elinor Ostrom, prix Nobel de l’économie en 2009, les chercheurs s’accordent aujourd’hui à définir les biens communs comme «des ressources, gérées collectivement par une communauté selon une forme de gouvernance qu’elle définit elle-même». Les communs sont, d’ailleurs, loin d’être une invention récente. Ils étaient très courants au Moyen-Age. Il s’agissait par exemple de pâturages ou de bois dont l’usage et la gestion étaient partagés entre les habitants. Leur présence, au contraire de freiner l’activité économique des éleveurs, leur était favorable, tout en assurant la préservation de leurs ressources.
Les communautés productives qu’observe Michel Bauwens depuis plusieurs années, se rapprochent de cette conception d’une économie des communs. Elles produisent en pair-à-pair un commun, par exemple un logiciel libre, et appliquent au sein de la communauté une gouvernance partagée et un système de valeur qu’ils ont décidé ensemble, déterminant l’importance de telle ou telle contribution, indépendamment de la logique marchande. Ensuite, ils utilisent, des licences à réciprocité renforcée, pour faire respecter, en partie, leur système de valeur en dehors de la communauté et éviter que la valeur qu’ils ont produite ensemble soit trop captée par les structures capitalistes.
La société des communs, l’enfant de la révolution numérique ?
Si la technologie pair-à-pair ne suffit pas, en effet, à construire une société des communs, c’est elle qui permet aujourd’hui le développement de la dynamique pair-à-pair à grande échelle, c’est elle qui permet de relier cette multitude de communautés productives et ainsi de faire émerger une micro-société des communs.
En outre, les communs font pleinement partie de la culture informatique et numérique avec les logiciels libres, bien-sûr, mais aussi Wikipédia ou les MOOC (libre circulation des savoirs), les fablabs (co-construction, mutualisation), ou encore les outils de démocratie participative de la civic-tech, etc. Les historiens tireront sans doute au clair, avec le recul qui nous manque, l’influence qu’Internet aura eue dans l’évolution vers cette possible société des communs.
En tous cas, si nous approchons réellement d’un des ces moments où les humains ont infléchi leur propre histoire, ce sera surtout grâce aux précaires éduqués, conclut Michel Bauwens, «car ils n’ont rien à attendre ou presque du système actuel et tout à gagner du système émergent, qu’ils contribuent à construire». Un brin de réconfort pour les millenials, en peine de trouver une place dans le monde du travail, et pour les travailleurs collaboratifs, en marge des systèmes de protection sociale ?