Se faire livrer chez soi est-il un crime ?

Internet s’est peut-être affranchi des distances mais pas les marchandises qu’on y achète. En attendant de tout pouvoir imprimer en 3D au coin de la rue, nos achats en ligne pourraient bien nous conduire droit dans le smog, ces brumes de pollution observées en Chine… Désormais, vous y penserez à deux fois avant de cliquer sur « commander ».

L’Agence européenne pour l’environnement (AEE) estime que la pollution atmosphérique nuit à la santé de 85 % des citadins du Vieux Continent. Elle causerait même 500 000 morts prématurées chaque année, dont 48 000 en France. La Commission européenne (CE) s’apprête en conséquence à saisir la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour sanctionner plusieurs États-membres, dont la France – compte tenu de ses dépassements répétés des taux limites de dioxyde d’azote (NO2), principalement généré par le trafic routier. « Peu étudié en regard du transport des personnes, le transport de marchandises est pourtant responsable, par exemple à Paris, de 30 à 50 % des pollutions atmosphériques liées au trafic », rapporte Laetitia Dablanc, directrice de recherche à l’Ifsttar (1), institut situé au cœur du cluster Descartes de l’université Paris-Est. En outre, selon le cabinet Xerfi, si le marché du fret est relativement stable, celui des livraisons aux particuliers est en pleine explosion en raison du développement tout aussi explosif du e-commerce.
En effet, le commerce en ligne connaît des taux de croissance à deux chiffres depuis plus de dix ans. Le cap du milliard de transactions en ligne a été franchi en France, soit 33 achats par seconde, incluant biens matériels et immatériels (Fevad, 2016). L’émergence rapide du m-commerce (achats sur mobile) et du « social-commerce » (achats intégrés aux réseaux sociaux), le développement de l’offre ainsi que les innovations en pagaille en matière de livraison (forfait illimité, livraison en une heure, livraison le soir, etc.) devraient assurer à la vente à distance un avenir des plus radieux. Toutefois, cette belle croissance pourrait être ternie par des conséquences beaucoup moins réjouissantes : forte augmentation de la pollution atmosphérique, intensification du trafic en ville créant plus d’embouteillages et de nuisances sonores… Pas vraiment le chemin du progrès.

Les grandes métropoles se réveillent

La mairie de Paris a constitué un groupe de travail permanent autour du e-commerce afin de traiter spécifiquement ces questions. Le Grand Lyon réalise en ce moment une étude sur ces nouveaux comportements d’achat et leurs impacts : « Le e-commerce représenterait aujourd’hui, en volume, 15 % du transport de marchandises sur le Grand Lyon », révèle Mathieu Gardrat, chercheur au LAET (2) à l’université de Lyon. « À New York, ce sont 36 % des livraisons qui sont liées au e-commerce », ajoute Laetitia Dablanc. Dans la ville de Shenzhen (Chine), qui compte plus de 10 millions d’habitants, « l’activité e-commerce génère plus de 850 millions de colis par an », rapporte Zuopeng Xiao, chercheur à l’université de Hong Kong, contre 450 millions sur l’ensemble du territoire français (Fevad, 2015). Pour s’adapter à ce nouveau mode de consommation, Shenzhen est devenue un précieux laboratoire en logistique urbaine : extension des réseaux de points relais, ouverture de bureaux de dépôt/collecte de colis dans les commerces, installation de milliers de consignes automatiques, etc.
Pour lutter contre les désormais fréquents épisodes de pollution atmosphérique dans les villes, auxquels la croissance fulgurante du e-commerce contribue mécaniquement, il devient urgent d’étudier et de réduire l’impact écologique de la livraison aux particuliers, à moins de se résigner à l’idée prochaine de vivre la tête dans le smog.

Les écueils écologiques du e-commerce

Le fait d’acheter en ligne pourrait de prime abord paraître plus écologique, étant donné la réduction induite des boutiques physiques et des déplacements individuels. Pourtant, à y regarder de plus près, ce qu’on gagne d’un côté semble s’évaporer de l’autre.
D’abord, les comportements des consommateurs sont souvent hybrides : faire le tour des magasins et acheter en ligne, rechercher en ligne et aller récupérer le produit en magasin, etc. Ensuite, les services et interfaces numériques sont devenus très sophistiqués et consomment des ressources énergétiques conséquentes. En effet, la pollution émise par l’industrie du net et son impact sur le climat seraient équivalents à ceux du secteur de l’aviation. Enfin, livrer des individus plutôt que des magasins pose d’épineux problèmes d’optimisation. D’un point de vue de l’emballage par exemple, il est fréquent qu’un lot de stylos soit acheminé dans une boîte qui fait dix fois sa taille, alors qu’en magasin le produit est livré en plus grand nombre et dans un conditionnement adapté. À ce sujet, le Club Déméter – qui regroupe des distributeurs, des transporteurs et des industriels engagés dans une démarche écologique – envisage de créer un indicateur de performance environnementale qui déterminerait le taux de remplissage des cartons. En outre, fonctionnant « à la demande », les livraisons en e-commerce sont moins prévisibles, engendrant un taux de remplissage des camions trop bas. « À tout cela s’ajoute un taux d’échec au premier passage chez le client d’environ 20 % », estime Jérôme Libeskind, auteur de Logistique urbaine (Fyp éditions, 2015) et expert dans le domaine. Par ailleurs, de nombreux e-commerçants placent dans les colis un bordereau prépayé afin de faciliter le retour des produits sans frais, et ce, pour encourager l’acte d’achat. En France, le droit de rétractation générerait entre 5 et 20 % de flux de transport supplémentaires selon les secteurs. Associées à des forfaits de livraison illimitée, ces facilités de renvoi contribuent à des comportements d’achat irréfléchis et écologiquement irresponsables. Enfin, « tous ces flux de livraison monopolisent la voirie (arrêts en double file, congestion du trafic, etc.), réduisant son accès à tous les autres usagers, alors que l’espace public est un bien commun », rappelle Diana Diziain, directrice d’Afilog et anciennement chargée de mission « Transport de marchandises et logistique » du Grand Lyon.

Mais que fait la police ?

« Pas grand-chose », déplorent le consultant Jérôme Libeskind et la chercheuse Laetitia Dablanc. Le secteur logistique dans son ensemble n’est soumis à aucune contrainte environnementale forte. Il existe bien des zones à faibles émissions (ou zones à circulation retreinte – ZCR) encadrées par la législation (3) dans les centres-villes, mais les contrôles sont insuffisants et les choix peu pertinents. Par exemple, explique Diana Diziain, « l’accès et l’arrêt des poids lourds sont contraints dans le centre de Lyon, alors que ces véhicules ne sont pas les plus polluants ».
Le ministère de l’Environnement a tout de même lancé en 2016 Crit’Air, un étiquetage volontaire de tous les véhicules en fonction de leur niveau d’émission de polluants ; Paris prévoit d’interdire le diesel d’ici à 2020 ; le Grand Lyon a voté un plan Oxygène… Cependant, l’épisode désastreux de l’écotaxe et celui du retrait de l’article 44 dans la loi relative à la transition énergétique, qui demandait à la grande distribution de réduire « les émissions de gaz à effet de serre et de polluants atmosphériques résultant du transport des marchandises qu’ils commercialisent sur le territoire national », montrent à quel point l’enjeu écologique est peu défendu. Les dirigeants politiques craignent sans doute de faire obstacle à l’un des rares secteurs qui crée de l’activité et représente déjà 11 % des emplois salariés privés (Afilog, 2016).

Comment éviter le smog ?

Certaines entreprises prennent heureusement la question environnementale à bras-le-corps. À l’image de Labatut Group par exemple, un transporteur qui a investi dans un parc d’une trentaine de véhicules non polluants – du vélo triporteur au 44 tonnes – pour la livraison urbaine. Mais ces initiatives restent encore trop peu nombreuses. Selon Diana Diziain, pour faire bouger les choses massivement et rapidement, « il faudrait agir sur les gros acteurs du colis en France, tels que Colis Privé et La Poste qui sous-traitent la moitié voire la totalité de leurs flux à une myriade de transporteurs. Ils ont déjà dans leur cahier des charges des contraintes liées à la performance environnementale des véhicules. Il faudrait veiller à ce que ces contraintes augmentent ». Elle pointe aussi le problème des petits transporteurs dont les véhicules comptent souvent parmi les plus polluants et dont le nombre est insuffisant (souvent un seul) pour pouvoir optimiser le taux de remplissage et les tournées de livraison.
« Ce sont les e-commerçants qui sont générateurs de colis. C’est donc auprès d’eux qu’il faut faire pression, notamment auprès d’un poids lourd comme Amazon qui, à lui seul, est en mesure de redéfinir les standards », analyse de son côté Jérôme Libeskind. En d’autres termes, si Amazon décidait d’offrir des avantages conséquents à ceux qui se font livrer en point relais plutôt que de lancer des forfaits de livraison illimitée, les autres suivraient.
Laetitia Dablanc penche plutôt pour la création d’espaces logistiques urbains, s’appuyant sur l’implantation réussie d’une plateforme Chronopost à Beaugrenelle (Paris) qui, selon un premier bilan, a permis de réduire d’au moins 30 % les émissions de dioxyde de carbone (CO2), de particules fines et de monoxyde et dioxyde d’azote (NOx).
À Shenzhen, les promoteurs immobiliers sont également mis à contribution. En plus des parkings, des poubelles et des boîtes aux lettres, ils prévoient des places de livraison, des consignes partagées, des systèmes de conciergerie en bas des immeubles (dépôt/envoi de colis), etc.

Et quid de ceux qui cliquent ?

Être coincé derrière un camion de livraison et pester contre lui revient en partie à pester contre soi-même, idem pour la pollution de l’air. Nos comportements individuels mis bout à bout nous retombent dessus au centuple. Le tri sélectif, le ramassage des crottes de chien et bientôt des mégots ne sont possibles que si la population coopère. Ainsi, la première attitude écologique à adopter serait de se faire livrer en point relais, en consigne ou au travail plutôt que chez soi.
Pour les parisiens, par exemple, Bluedistrib’ (Groupe Bolloré) est en train d’équiper les stations Autolib’ de consignes automatiques et les tournées de livraison sont faites la nuit, en voiture électrique. Pour ceux qui ont néanmoins besoin d’être livré à domicile, la start-up Colibou centralise les livraisons et livre le soir sur rendez-vous, réduisant les taux d’échec au premier passage et utilisant la voierie aux heures creuses.
En outre, avec le développement du commerce « O2O » (pour « Online to Offline »), les plateformes numériques, après avoir été de rudes concurrents pour les commerçants de quartier, pourraient bien devenir leurs nouveaux alliés. Ensemble, ils peuvent faciliter la consommation de produits locaux tout en optimisant la performance environnementale de la chaîne logistique, à l’image de la livraison de repas à domicile en vélo proposée par Deliveroo ou Foodora. Autres exemples : à Shenzhen, Colour Life connecte les habitants d’un quartier ou d’une résidence avec les commerçants du coin et centralise la livraison ; dans la même veine, Le Bon Zeste, une start-up marseillaise, rassemble l’offre de maraîchers et fabricants locaux sur son site et regroupe les livraisons par quartier.
Cependant, les e-commerçants et tous les acteurs de la logistique donnent la priorité à la performance économique et à la satisfaction de leurs clients. C’est donc à nous, collectivement, de les amener à inclure la question écologique dans l’équation, en ajustant nos comportements d’achat bien sûr, mais aussi en plébiscitant, en tant que citoyen, les politiques environnementales aux niveaux local, national et européen. « Il est temps de sortir de l’opposition entre politique environnementale et activité économique. Il faut aider ceux qui jouent le jeu », plaide Diana Diziain, d’autant que réduire l’impact environnemental est source d’innovation, de créativité et très souvent d’économies.


Les bons réflexes

– Se faire livrer en priorité en point relais ou en consigne.
– Arbitrer avec discernement entre se faire livrer et aller chercher le colis : récupération sur le chemin, accès facile en transports en commun ou à pied.
– Veiller à être présent en cas de livraison à domicile ou choisir des transporteurs qui permettent de prendre rendez-vous.
– Favoriser dès que possible les e-commerçants qui mènent des politiques environnementales : optimisation des emballages, véhicules non polluants, etc.
– Grouper ses achats et privilégier les produits locaux.
– Ne pas abuser des facilités de retour. En cas de doute sur le produit, opter pour un achat en magasin.

Les leviers de changement

– Modéliser la livraison des marchandises aux particuliers (études, données).
– Intégrer l’impact environnemental dans les calculs d’optimisation logistique.
– Optimiser les flux de transport : limiter le nombre de points de livraison en déployant massivement des consignes et points relais dans les villes (voierie, bureaux de poste, magasins, etc.), regrouper les commandes.
– Installer des espaces logistiques urbains et inciter les e-commerçants à maintenir leurs plateformes logistiques en France.
– Investir dans des véhicules peu ou non polluants.
– Optimiser le taux de remplissage des camions et des cartons.
– Durcir la législation afin de réduire la pollution de l’air.
– Accentuer l’aide à l’innovation environnementale en logistique.
– Mettre les consommateurs à contribution : notation « verte » des e-commerçants, outils de sensibilisation sur l’impact écologique des comportements d’achat, système de gratification écologique (points de remise « verte »), etc.
– Œuvrer à la mobilisation citoyenne pour la défense de la qualité de l’air.

(1) Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux.
(2) Laboratoire Aménagement Économie Transports.
(3) Cf. le décret du 28 juin 2016. Pris en application de l’article 48 de la loi relative à la transition énergétique, il fixe les règles permettant aux élus d’instaurer, sur tout ou partie du territoire d’une commune ou d’un EPCI, des zones à circulation restreinte.


Paru dans le n°23 du magazine Socialter, juin 2017

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