À quoi ressemblera le premier catalogue cyberféministe ?
A la frontière du féminisme et de la technologie, le cyberféminisme peut-il être catalogué ? C’est la vaste entreprise dans laquelle la designeuse américaine Mindy Seu s’est lancée, recensant toutes les ressources se rattachant de près ou de loin à ce courant, qui révèle une autre histoire d’Internet, et donne peut-être un aperçu de son avenir.
« Xenofeminism », « glitch feminism », « afrofuturism », « TransHackFeminista », « DIY gynecology », « affective computing », « bitch mutant »… C’est un monde insoupçonné qui s’ouvre à nous lorsqu’on parcourt du regard les centaines de références que Mindy Seu collecte patiemment dans un document partagé en ligne.
Pour mener ce travail, la chercheuse et designeuse américaine a choisi de prendre ses distances avec les studios de design et la techno-évangélisation de la Silicon Valley, préférant le milieu plus critique des universités et des cultures numériques alternatives. Rendre compte d’un mouvement comme le cyberféminisme revient pour elle à révéler une contre-histoire d’Internet, une histoire dont les femmes ne sont pas absentes, où Internet ne concerne pas seulement les deux rives de l’Atlantique, où le rapport à la technologie n’est pas motivé par l’efficacité, la puissance ou la rationalisation. « On ne peut pas réduire le cyberféminisme à l’utilisation de la technologie à des fins féministes. Le cyberféminisme est également un champ d’expérimentation et de critique de la technologie elle-même », explique Mindy Seu quand on l’interroge sur sa démarche.
Un catalogue qui ne catalogue pas
Archiviste dans l’âme – elle a, entre autres, participé au projet Internet Archive, du nom de cette fondation qui, depuis 1996, a entrepris d’archiver le Web –, Mindy Seu a décidé de créer ce catalogue afin de rendre visible la pensée cyberféministe, de faire prendre conscience de son étendue et de sa richesse. À ce jour, elle n’est pas encore certaine de son titre définitif. Difficile, en effet, de donner une étiquette à un mouvement qui a décidé en 1997, lors de sa première conférence internationale, de ne pas se définir, préférant se caractériser en faisant sa propre antithèse. « Le cyberféminisme n’est pas… une pratique, une théorie, une idéologie, une institution, un -isme », ou encore « le cyberféminisme n’est pas à vendre, n’est pas complet, n’est pas anti-homme, n’est pas jaloux », peut-on lire notamment parmi les cent antithèses du cyberféminisme publiées par la collectif Old Boys Network.
Mais comment donner à voir le cyberféminisme sans le cataloguer ? « Une interface doit être spécifique au contenu auquel elle donne accès, elle doit refléter son esprit. Il faut partir de là. Et c’est sans doute son refus de se définir et sa diversité qui définissent le mieux le cyberféminisme », observe Mindy Seu.
Sa première intuition est donc de rassembler le plus de ressources possible sans chercher à les hiérarchiser. Ce projet de catalogue trouve en fait sa source dans le New Woman’s Survival Catalog, lui-même inspiré du Whole Earth Catalog, revue de contre-culture devenue culte, créée en 1968 par Stewart Brand, une figure de la Silicon Valley. Ces deux publications se présentent comme un patchwork de petites annonces, des encadrés juxtaposés sans ordre apparent ni hiérarchie claire. La seconde intuition de Mindy Seu est de concevoir un mode de lecture non linéaire, à l’aide d’un système de référencement croisé qui permet de naviguer entre les contenus et les différentes personnes qui gravitent dans l’univers cyberféministe. Elle s’appuie pour cela sur les travaux de Ted Nelson, l’inventeur du concept d’hyperlien et de Xanadu, un projet de design du Web en trois dimensions. Sa troisième intuition est de laisser aux autres le soin de donner du sens à la matière collectée. Le catalogue sera donc un projet participatif. Il prendra la forme d’une base de données en ligne, au sein de laquelle chacun pourra produire et partager ce que la designeuse appelle des « trails », littéralement des « parcours » à travers le contenu. En connectant ensemble tel ou tel contenu, doit se former une multitude de séquences chronologiques, thématiques, etc., sur le même principe que des playlists, qu’il sera ensuite possible d’imprimer à la demande.
Imprimer, c’est une façon de s’inscrire dans le temps, un moyen de préserver des ressources en ligne qui risquent de disparaître, précise Mindy Seu. En effet, que reste-t-il aujourd’hui des contenus du Web d’il y a vingt ans ou même dix ans ? Les dispositifs technologiques peinent finalement à assurer une continuité de la mémoire à long terme. « Pourtant, nous laissons des entreprises commerciales se charger de notre mémoire et organiser nos propres souvenirs », songe la designeuse en pensant à la fonctionnalité « souvenirs » de Facebook qui, à chaque connexion, affiche une publication passée que nous aimerions sûrement revoir. Pas question pour Mindy Seu de se fier à Google pour référencer les ressources liées au cyberféminisme. En menant son travail d’archivage, elle fait justement émerger des ressources qu’on ne trouve pas sur le moteur de recherche : des livres jamais mis en ligne ou publiés dans des régions restées longtemps hors d’atteinte du moteur de recherche, ou encore des sites Web aujourd’hui disparus.
L’antithèse de la Silicon Valley
En explorant la pensée cyberféministe, on navigue parfois dans les angles morts des algorithmes, et on y retrouve quelque chose de l’esprit libre et subversif de la contre-culture des années 1960-1970. À contre-courant de l’esthétique lisse, user-friendly, efficace et lucrative des géants de la Silicon Valley, l’univers du cyberféminisme est peu ergonomique, sans concession pour l’utilisateur, radical, dérangeant, parfois violent. S’intéresser au cyberféminisme, c’est s’aventurer dans les marges, mais aussi se reconnecter à l’esprit expérimental de l’Internet des débuts, lorsque tout était encore à construire, sans l’aide de tous ces outils et de toutes ces automatisations qui nous mâchent le travail ou le dissimulent.
Les cyberféministes se réapproprient la technologie, l’expurgent des violences de genre, du racisme, du sexisme, du patriarcat, du capital, explorent d’autres rapports entre le corps et la technologie. Ainsi, en 2013, l’artiste et essayiste Legacy Russell introduit la notion de glitch feminism, à partir du mot allemand glitschen, qui signifie « glissant, ondulant », insistant sur la plasticité du corps. Elle nous enjoint à distendre l’idée du corps jusqu’à ses limites, à le renvoyer à son immatérialité et à s’en servir comme une arme politique : « Soyez glitch, devenez votre avatar et restez cosmique. » Refusant tout déterminisme du corps, l’artiste n’hésite pas à revisiter Simone de Beauvoir : « On ne naît pas corps, on le devient. »
Finalement, le cyberféminisme ne serait-il pas l’héritier véritable de la contre-culture qui émergea au milieu des années 1960, avant que celle-ci ne prenne un autre tournant ? « Steve Jobs qualifiait le Whole Earth Catalog de “Google avant Google”. La métaphore est dangereuse parce qu’elle fabrique l’idée que Google serait l’aboutissement de l’utopie contre-culturelle, alors que Google est une entreprise commerciale et non un projet de société… », déplore Mindy Seu.
Rester éternellement cosmique
À l’origine, les cyberféministes voyaient dans les nouvelles technologies des outils d’émancipation pour les femmes. Sur Internet, on pouvait faire abstraction de son propre sexe, de son genre, accéder plus librement à la connaissance, s’exprimer sans avoir besoin de demander la permission à qui que ce soit. Le cyberespace était alors perçu comme un espace de liberté, un espace pour cyborg, ni homme, ni machine, comme l’a écrit Donna Haraway dans son manifeste.
La philosophe doit être quelque peu déçue par Siri, Alexa ou encore Sophia, toutes ces intelligences artificielles auxquelles ont été attribuées des voix et des personnalités féminines. Ces dernières sont la preuve que loin de s’être abstrait des diktats de genre, comme les cyberféministes l’espéraient, le monde numérique n’a jamais été aussi genré et cloisonné qu’aujourd’hui. « J’ai une personnalité féminine », répond Alexa, l’IA d’Amazon, quand on lui pose la question « Alexa, es-tu une femme ? ». Pourquoi donner un genre à une machine ? Qu’est-ce que cela produit ? interroge le collectif britannique Feminist Internet, qui préfère imaginer une Alexa féministe et dénuée de genre. « Ce type d’expérience est sans doute une bonne indication de ce qui pourrait advenir », avance Mindy Seu.
L’esthétique tourmentée du cyberféminisme pourrait-elle aussi influencer les graphistes dans les prochaines années ? « C’est une esthétique séduisante pour les designers parce qu’elle est radicale. Et comme les graphistes se copient sans jamais créditer personne et en faisant abstraction de l’histoire qu’il y a derrière, il existe un risque de récupération. C’est ainsi que l’esthétique du Do it Yourself s’est retrouvée dans les rayonnages de la mode street wear », constate Mindy Seu.
Mais cela reste improbable, se ravise-t-elle, tant l’esthétique cyberféministe est, par nature, plurielle et fondamentalement à l’opposé des interfaces standardisées, amicales et accessibles produites aujourd’hui. Peut-on régénérer sa différence au point de rester éternellement cosmique, hors d’atteinte ? Ou bien les mouvements contre-culturels ne sont-ils que les frémissements de la culture qui vient ? Il semble légitime de se poser ces questions, à l’heure où la figure de la sorcière est en passe de devenir hype.