Ces entreprises qui veulent notre bien
Si les pratiques collaboratives sont vieilles comme le monde, une économie fondée sur la collaboration et le partage semble plus inédite, à moins que ce ne soit son ancrage technologique qui lui donne cet air moderne. Elle séduit près d’un français sur deux. Leboncoin.fr, un des sites les plus fréquentés en France, n’y est pas pour rien, les start-ups californiennes non plus. Airbnb, Uber et bien d’autres déstabilisent des secteurs d’activité, modifient nos modes de travail et de relation aux autres. Que nous promet en échange l’économie collaborative ? Et peut-on faire confiance aux entreprises collaboratives ?
South of Market, SoMa pour les habitués, le nouveau quartier hippie geek de San Francisco regorge de stars montantes du numérique. Cette ancienne zone industrielle était prisée par les start-ups des années 1990, avant de s’écrouler dix ans plus tard avec l’éclatement de la bulle Internet. Le retour de la spéculation immobilière traduit peut-être un déplacement du centre de gravité de l’innovation de la Silicon Valley vers SoMa.
C’est dans une ancienne usine de batteries, au cœur de ce quartier, qu’Airbnb, l’entremetteur des vacances chez l’habitant et grand succès de l’économie collaborative, a installé les bureaux les plus cools du monde, selon le Huffington Post. Le design du siège d’Airbnb est inspiré des appartements préexistants sur le site, et coolitude suprême, une des salles de réunion est une copie conforme de la War Room du film de Stanley Kubrik, Docteur Folamour.
Ce n’est pas par hasard que les entreprises high tech investissent tant dans leurs locaux. L’environnement de travail s’avère un argument décisif lorsqu’il s’agit d’attirer les meilleurs talents et une stratégie rentable pour les rendre productifs et créatifs. Mais c’est aussi une question d’image, encore plus cruciale lorsqu’on se targue d’œuvrer pour un monde meilleur. Mais, les entreprises de l’économie collaborative sont-elles aussi cool que leurs bureaux, aussi saines que les repas servis dans leurs cantines, aussi belles vues de l’extérieur que depuis le volant d’un véhicule Uber ?
L’économie collaborative entend opérer des changements radicaux dans les modes de production et de consommation, afin de construire une société plus responsable et plus respectueuse de l’humain et de la planète. Une de ses propositions clés tient dans la redistribution des rôles, il n’y a plus d’un côté un producteur et de l’autre une myriade de consommateurs, mais des individus qui s’auto-organisent, sans hiérarchie préétablie. Cette vision se rapproche d’une économie de type CtoC (Consumer to Consumer), où les intermédiaires seraient rendus obsolètes par la mise en réseau directe des individus, des biens et des savoirs.
L’économie collaborative se développe dans tous les secteurs dès lors qu’elle peut rendre un service plus efficace, plus attractif ou moins cher en mettant à contribution les particuliers. Le succès d’un service collaboratif réside largement dans les « outils » mis à disposition des individus pour qu’ils « s’auto-organisent ». Ces outils sont généralement des plateformes numériques développées par des start-ups, les mêmes qui fourmillent à SoMa. Et alors ce n’est plus tant une économie CtoC horizontale que nous observons, mais une économie CtoBtoC, le « B » pour Business désignant ces plateformes, dont les propriétaires jouent finalement le rôle tant décrié… d’intermédiaire.
Il n’est pas question, ici, de juger du bien-fondé d’une économie collaborative mais d’en pointer deux conséquences – la professionnalisation des particuliers et la précarisation du travail – et une constante – la concentration des richesses au sein des plateformes collaboratives.
Sur Airbnb, des particuliers louent leur propre appartement. Ils obtiennent un complément de revenu tout en favorisant une meilleure mutualisation des logements. Airbnb offre aujourd’hui une alternative au système hôtelier dans 190 pays (plus de 800 000 logements et plus de 20 millions de voyageurs). La différence entre Airbnb et les sites d’annonces entre particuliers, outre l’ergonomie de l’outil, tient dans la façon dont la mise en relation et la transaction s’opèrent. En effet, le paiement est effectué à la plateforme lors de la réservation et reversé au loueur, dégrevé d’une commission allant de 9 à 15 % selon le montant. Airbnb ne divulgue l’identité et les contacts des deux parties qu’une fois le paiement réalisé et la réservation confirmée. En se développant, la société a dû faire face à la montée des exigences liées à la sécurité des clients et des utilisateurs ainsi qu’à la volonté de régulation des autorités. BlablaCar, a connu une évolution comparable dans le covoiturage : mise en place de mécanismes d’évaluation des conducteurs et des voyageurs, protection des numéros de téléphones des utilisateurs, gestion des transactions afin de réduire les annulations de dernière minute et les défauts de paiement…
Airbnb et BlablaCar ont dû développer des services d’assistance juridique, d’assurance, de gestion des litiges. Ces prestations ayant un coût, BlablaCar a changé son modèle économique et s’est mis à prendre une commission sur les trajets, Airbnb a accentué la pression sur les loueurs, en les mettant en concurrence par la publication de statistiques comme le temps de réponse à une demande, le pourcentage d’acceptation, la qualité du relationnel.
Ainsi se professionnalisent les particuliers à qui l’on demande d’être performants. De plus l’efficacité de l’outil les incite à monétiser le plus possible leurs ressources, transformant une activité ponctuelle en un gigantesque marché parallèle, dont la généralisation menace certains secteurs, comme celui de l’hôtellerie. Le développement de certaines plateformes collaboratives comme Uber ou TaskRabbit laisse penser qu’elles pourraient imposer leur logique à l’ensemble de la société et définir une nouvelle organisation du travail.
Il y a une constante sur les sites d’entreprises collaboratives : une courte vidéo de présentation très léchée avec la promesse d’une solution bénéfique à tous, de la musique douce et un mythe fondateur. Leah Busque ne fait pas exception lorsqu’elle nous conte l’histoire originelle de TaskRabbit : un soir glacial de décembre, elle et son mari s’apprêtent à sortir dîner et se rendent compte qu’ils n’ont plus de croquettes pour leur chien. Malheur. Ils se prennent alors à rêver d’une application mobile qui leur aurait permis de trouver un voisin qu’ils auraient payé pour aller en acheter. L’histoire ne dit pas si le chien a eu sa ration de croquettes.
[vimeo 96741944 w=500 h=281] La « story » de Task Rabbit
TaskRabbit a également élu domicile à SoMa, et avec ses bureaux aux couleurs vives, ses repas conviviaux, sains et arrosés de bon vin, sa fondatrice espère favoriser un esprit ludique et un enthousiasme sans faille. Le contraste entre ce happy meal way of life et la précarisation du travail à laquelle TaskRabbit participe est pour le moins troublant. Avec TaskRabbit, nous vivons un peu le retour en grâce des domestiques, des hommes de main, des gens de maison, mais sans avoir besoin de les embaucher, de les héberger ou de les nourrir, il suffit juste de faire appel à eux quand on en a le besoin et de les payer à la microtâche : tailler la haie, nourrir le chien un soir, faire la queue pour avoir le nouvel iPhone. Parmi les 25 000 personnes travaillant via la plateforme, 10 % en dépendent déjà totalement pour gagner leur vie. Pour TaskRabbit, il s’agit d’aider les gens à être leur propre patron, tout en aidant les autres et donc se sentir utile.
Mais sont-ils vraiment leur propre patron ? Depuis peu, TaskRabbit a changé son site et mis en place un algorithme qui détermine automatiquement les profils susceptibles de correspondre à une annonce et fixe le montant des rémunérations. Auparavant, chaque travailleur pouvant se porter candidat à une offre et proposer son prix. « Avec le système d’enchère, je pouvais trouver des jobs qui m’intéressaient, déplore Stacey Roberts-Ohr, une utilisatrice du service, je pouvais acquérir de nouvelles compétences. Maintenant je n’ai aucune maîtrise sur ce qu’on va me proposer. Tout ce que je suis autorisée à faire c’est me décrire en trois phrases sur mon profil. » Les rabbits se voient à présent assigner des tâches. À n’en plus douter, c’est TaskRabbit, le véritable patron.
Dans le même esprit, mais à une bien plus grande échelle, une autre entreprise collaborative suscite beaucoup de polémiques concernant le modèle d’organisation du travail qu’elle promeut, il s’agit d’Uber. Uber est un réseau de voitures de tourisme avec chauffeur (VTC), aujourd’hui présent dans 128 villes et 37 pays : d’un côté des clients à la recherche d’un moyen de transport abordable et immédiatement disponible, de l’autre des particuliers qui s’improvisent chauffeur avec leur propre voiture (ou des entreprises VTC existantes) et au milieu une application mobile qui les met en contact, organise les flux et opère les transactions. Uber fixe aussi le prix des courses. Selon Travis Kalanick, son fondateur, si nous avions accès en un clic à un véhicule, nous n’aurions plus besoin d’en posséder. Le parc global pourrait ainsi décroître, les embouteillages et la pollution automobile aussi…
En plein SoMa, forcément, les bureaux d’Uber ont des allures de boudoir chic, un mélange de bois précieux, de métal, de béton et de canapés luxueux de cuir noir. Il ne manque au cliché que cigares et whisky pour figurer l’univers masculin de la voiture et la réussite sociale qu’elle incarne. Uber c’est le mythe du self-made man, de la success story pour tous. Devenir chauffeur dans le réseau Uber, c’est la promesse de gagner sa vie en toute liberté, le rêve de l’auto-entrepreneur. Mais la réalité est autre. En France, Uber promet aux conducteurs des revenus d’environ 60 000 euros par an, pour 60 heures de travail par semaine, pendant 50 semaines par an, ce qui revient à 20 euros bruts de l’heure et deux semaines de vacances. Si on compte l’amortissement ou la location du véhicule, l’essence et l’entretien, l’activité s’avère en fin de compte bien peu fructueuse, voire déficitaire. Et plus Uber se développe, plus il y a de chauffeurs et moins il y a d’activité par voiture, c’est en tous cas ce dont se plaignent certains conducteurs. Pour maintenir un haut niveau de satisfaction client, Uber a recours à un système d’évaluation et de primes. Un ancien conducteur témoigne dans le Journal du Net : « Les primes sont presque inatteignables. Pour avoir droit aux 300 euros supplémentaires pour une semaine, vous devez faire plus de 55 courses entre 19h et 2h ou le weekend, et obtenir une note moyenne attribuée par vos clients d’au moins 4,6 sur 5. Certains clients savent que nous sommes dépendants de la notation, ils en profitent pour nous demander de prendre les couloirs de bus ou de rouler très vite ».
Et si Uber souhaite arrêter de travailler avec un chauffeur, il lui suffit de le déconnecter de l’application, sans aucun préavis ni justification. Les chauffeurs doivent se comporter selon les règles Uber, leur voiture doit répondre aux critères d’Uber, etc. Pour Anand Giriharadas du New York Times, Uber est une entreprise dans le déni d’être. La société dirige des employés non salariés tout en leur imposant un lien de subordination, utilise une flotte qui n’est pas la sienne sans en supporter les coûts de fonctionnement et contourne ainsi la législation du travail, les impôts et les cotisations sociales. Uber se définit comme un apporteur d’affaires, mais un apporteur d’affaires ne décide pas du montant des transactions, ni de leurs conditions de réalisation…
Certes, il existe des exemples de structures collaboratives plus respectueuses des valeurs portées par l’économie du partage. Mais les exemples cités montrent que les plateformes ne sont pas inoffensives par nature et qu’elles ne veulent pas nécessairement notre bien. Comme le souligne Evgeny Morozov, dans son livre Pour tout résoudre, cliquez ici, même si elles cherchent à le faire, elles le font avec autant de recul qu’un poisson dans un bocal et pourraient bien créer, à grande échelle, plus de problèmes que de solutions. Ce qui est certain, c’est que ces plateformes prospèrent en s’appuyant sur la contribution des autres, que ce soit leur travail ou leurs biens, et ne semblent pas enclines au partage des richesses réelles ou projetées qu’elles agrègent. Par exemple, Airbnb qui, selon les estimations, réalise un chiffre d’affaire de 250 millions de dollars, est valorisée à près de 10 milliards de dollars (octobre 2014). À titre de comparaison, la capitalisation boursière du groupe Accor atteint (tout juste) 9,2 milliards de dollars pour un chiffre d’affaires de 5,6 milliards. Le groupe gère 3 600 hôtels et compte 160 000 collaborateurs contre 1 200 pour Airbnb. Plus fort, Uber a levé 1,2 milliards de dollars en juin dernier et sa valorisation boursière atteint 17 milliards de dollars, soit l’équivalent des réseaux Hertz et Avis réunis. Selon les estimations, Uber engrangerait 1,5 milliards de dollars de recettes par an, sa commission étant de 20 %, les revenus de la société atteindraient donc 300 millions de dollars. Et le patron d’Uber a déjà la solution pour optimiser ses revenus et atteindre son objectif de mutualisation des véhicules : supprimer les chauffeurs. « Vous ne payez pas seulement pour la voiture, mais aussi pour l’autre personne qui s’y trouve. Si cela n’est plus le cas (ndlr : avec les voitures sans chauffeur de Google, par exemple), utiliser Uber deviendra moins cher que de posséder un véhicule ».
Pour résumer, la logique de l’économie collaborative tend à rendre marchand ce qui ne l’était pas auparavant, parce qu’elle permet une organisation à grande échelle, à moindre coût, et ouvre alors des possibilités de rentabilité, là où il n’y en avait pas : covoiturage, sous-location, prêts entre voisin, dons d’objets… Elle est également en train d’accoucher d’un monstre : l’entreprise minimale qui s’appuie sur les ressources et les moyens des autres, en verrouille l’accès comme un robinet et met l’ensemble en musique par des calculs algorithmiques d’une totale opacité. Au fur et à mesure qu’elles gagnent du terrain, ces plateformes agrègent de plus en plus de richesses et n’en redistribuent que des micromiettes. Enfin, l’économie collaborative déploie, malgré elle, une forme de dictature de l’évaluation, elle implique de noter toute forme de relation aux autres, et nul ne sait ce qu’une telle rationalisation des liens sociaux provoquera plus tard. Certains parlent déjà « d’anxiété Uber ».
La confiance est un élément clé dans l’économie collaborative, martèlent les experts. Sérieusement ? Selon Janelle Orsi, une juriste américaine spécialiste de l’économie collaborative, il est nécessaire d’imaginer un nouveau modèle d’affaire et de changer la façon dont le contrôle des sociétés s’effectue pour garantir que les entreprises collaboratives respectent leurs engagements premiers. En d’autres termes, dans le système actuel, cela ne peut pas fonctionner. Elle préconise d’intégrer les utilisateurs des services collaboratifs dans les instances de contrôle des entreprises, donc de donner du pouvoir aux travailleurs et aux contributeurs. Allons-nous assister à un retour en grâce des SCOP ?
Chrystèle Bazin
Publié dans le numéro 34 d’Office et Culture (novembre 2014)
(L’article en PDF)
Pour en savoir plus
Hubert Guillaud, « Qu’est-ce que l’économie du partage partage ? » , InternetActu, juillet 2014
Flore Fauconnier, « Chez Uber, vous pouvez perdre votre job d’une minute à l’autre« , Journal du Net, octobre 2014
Jean-Laurent Cassely, « Pourquoi on notera bientôt vos comportements d’usager, de client, de consommateur et d’être humain« , Slate.fr, juin 2014
Tyler Cowen, Average is over, Editions Dutton Adult, 2013
Audrey Fournier, « Uber, Airbnb : Comment l’économie du partage s’est fourvoyée« , Le Monde, octobre 2014
Evgeny Morozov, Pour tout résoudre cliquez ici, Editions. FYP, 2014
« Airbnb, les bureaux les plus cools du monde« , Le Before du Grand Journal, Canal Plus,
22 septembre 2014
Katie Morell, « TaskRabbit Uses Dogs, Puzzles And A Living Room To Build A Better Office« , Open Forum, août 2013
Kristen V. Brown, « Uber shifts into Mid-Market headquarters« , SFGate, juin 2014