Épisode #1 : Et si demain les travailleurs indépendants ne l’étaient plus vraiment ?
Selon l’intuition de nombreux experts ou de grandes instances de l’État, l‘économie des plateformes et la numérisation du travail (virtualisation, intelligence artificielle) risqueraient de changer les salariés en travailleurs indépendants (tout au moins une grande partie d’entre eux). Les plus chanceux seraient appelés à devenir des freelances voguant d’un projet à un autre, libres et insubordonnés. D’autres, à l’instar des livreurs à vélo, travailleraient par l’intermédiaire de plateformes numériques d’emplois qui agiraient comme des patrons diffus, influençant les tarifs sans les fixer franchement, organisant de façon indirecte les plannings de travail, etc. Il y aurait enfin des armées d’indépendants (mal) payés à la (micro)tâche, dont un large nombre contribuerait à éduquer les programme d’intelligence artificielle, gavant de données ces esprits binaires et corrigeant leurs erreurs : non, ceci n’est pas une pipe, oui, ceci est bien Donald Trump, non Pluto n’est pas l’ami de Mickey, etc.
Nous pourrions même parler de prophétie tant les chiffres semblent contredire leur intuition : en 2016 plus de 88% des actifs sont salariés et seulement 10% sont indépendants. La part du travail indépendant dans la population active a augmenté entre 2008 et 2015 suite à la création du statut d’auto-entrepreneur, mais depuis, elle stagne. Ce qui croit, en revanche, c’est la part des contrats salariaux précaires (CDD et interim) et la part des indépendants pluriactifs. Ces derniers, qui cumulent revenus non salariés et revenus salariés, sont passés de 10% en 2007 à 16% en 2014 (INSEE, 2017 ). Aussi, il se pourrait que ce soit plus le travail précaire que le travail indépendant qui se généralise au sein de cette économie de plus en plus « à la demande », ce qui la rend instable par nature.
Néanmoins, la migration du salariat vers l’indépendance ou vers des contrats de travail moins engageants d’un côté comme de l’autre, pourrait aussi être la conséquence des aspirations individuelles contemporaines, celle notamment de l’émancipation de l’individu soutenue par l’idéologie libérale-libertaire qui s’est largement imposée depuis les années 1980. « 700 millions de chinois, et moi et moi et moi… ? », chantait le prophétique Jacques Dutronc dans les années 1960. L’affirmation de sa liberté individuelle aurait-elle rendu l’individu allergique aux liens formels de subordination ? « L’individu est dans une recherche d’identité personnelle,analyse André Milan, spécialiste des relations sociales, lors d’une conférence du Club Open Prospective , il se fait une promesse à lui-même, celle d’être unique et de le rester dans sa vie personnelle comme dans sa vie professionnelle. Cette construction personnelle pousse l’individu à s’interroger sur ses valeurs, qu’elles soient environnementales, sociales, etc. ». La quête de liberté individuelle s’accompagnerait alors d’une quête de sens, mais aussi de pouvoir : « J’ai demandé à une classe de lycéens ce qu’ils voulaient faire plus tard, ajoute André Milan. Ce n’est pas tant un métier en particulier qui les intéressait que le pouvoir que celui-ci leur permettrait d’exercer, à la fois un pouvoir d’agir pour eux mais aussi un pouvoir d’impact sur la société ». Finalement, tout individuel et indépendant que l’on puisse être, difficile de faire sens tout seul…
Pourtant, l’affirmation de l’individu s’est accompagnée d’un phénomène corollaire, celui de l’effondrement du « collectif ». Le monde du travail ne fait pas exception. Les débats autour des « entreprises à mission », l’équivalent des B Corp américaines, alliant mission sociétale et rentabilité (Projet de loi Pacte ), témoignent du besoin de redonner un sens collectif et social au travail et soulignent en creux à quel point les entreprises ont perdu de vue leur objet social d’origine, leur raison d’être, leur identité et donc leur capacité à « faire collectif ». Les nouvelles générations d’indépendants, ceux qu’on qualifie de « freelance », inventent de nouvelles structures collectives en dehors des entreprises traditionnelles : espaces de coworking, fablabs ou encore coopératives d’activités et d’emploi (CAE). Dans les CAE, les travailleurs ont le statut d’entrepreneur-salarié, ce qui leur permet de transformer leur chiffre d’affaires en salaire et par conséquent d’obtenir une meilleure protection sociale (chômage, maladie, accident du travail, formation). Ces entrepreneurs-salariés brouillent la frontière entre salariat et indépendance, une porosité conforme au projet du gouvernement, celui de créer un statut unique de l’actif et un socle universel de droit sociaux. Les indépendants sont ainsi en train d’être rattachés au même régime de sécurité sociale que les salariés, les droits à la formation acquis via différents statuts se rattachent progressivement à un compte personnel unique des travailleurs, un projet de loi prévoit d’ouvrir, certes de façon très timide, l’assurance chômage aux indépendants, etc. Un récent sondage réalisé auprès de 3 000 freelance par Wemind et OuiShare révèle, à ce propos, que 92% des sondés sont favorables à l’instauration d’une assurance chômage pour les indépendants et que 96% sont prêts à payer une cotisation supplémentaire pour y avoir droit, notamment pour compenser la perte d’un gros client (68%), pour faire face à de fortes variations de revenus (63%) mais aussi pour pouvoir se former (44%). Indépendant, oui, précaire, pas trop…
Le tableau qui prend forme sous nos yeux ne ressemble donc pas au troc pur et dur du salariat pour l’indépendance. On observe plutôt une réintermédiation du travail et de la protection sociale hors des entreprises traditionnelles, pour le moment à l’avantage financier de ces dernières. Ainsi, Malt, la première plateforme de freelance propose une mutuelle et bientôt une prévoyance à « ses » travailleurs indépendants. En outre, la loi travail de 2016 impose à certaines plateformes numériques quelques obligations « patronales » envers les indépendants qui travaillent par leur intermédiaire : remboursement des primes d’assurance d’accident du travail, respect d’un droit de « grève », etc. Le collectif #LePlusImportant préconise, par ailleurs, « d’aligner les obligations des plateformes en matière de formation sur celles du droit commun », etc.
Petit à petit, les travailleurs indépendants seront sans doute de plus en plus contraints à se rattacher à une ou plusieurs structures collectives pour accéder pleinement à leurs droits, et c’en sera fini du temps de l’indépendance… Cependant, si la prophétie se réalise (ou s’auto-réalise) et que le salariat décline drastiquement au profit d’une forme d’entreprenariat individuel, il faudra bien songer à trouver refuge.