Et si la voiture sans chauffeur n’était plus vraiment une voiture ?
En plein scandale Volkswagen et au beau milieu du salon de l’auto de Francfort, quoi de plus normal que de parler bagnole. Et, comme je n’en possède pas et que je suis une fille – c’est bien connu, les filles ça n’aime pas les voitures, ça n’aime que les poupées, le rose et Beyoncé – je suis donc idéalement placée pour parler sans pincette de la voiture… sans chauffeur.
Sans chauffeur… Le bonheur pour tous ceux qui n’aiment pas conduire ou qui ne peuvent plus ou pas ce soir parce qu’ayant trop bu. Le bonheur aussi pour les 1,2 million de personnes qui ne mourront pas chaque année dans le monde. Selon KPMG, plus de 90% des accidents de la route sont dus à une erreur de conduite ; la généralisation des véhicules autonomes pourrait faire chuter la fréquence des accidents de près de 80%, car les ordinateurs réagissent plus vite que nous, ne paniquent pas, ne somnolent pas et peuvent téléphoner et conduire à la fois… L’IIHS, un centre de recherche américain, rapporte déjà que « les véhicules équipés de systèmes anticollisions ont un taux d’accident de 7 à 15% inférieur ».
D’ici 25 ans, si, comme l’IEE le prédit, 75% des véhicules roulants rouleront littéralement tout seul, on entendra des jeunes dire des trucs comme : « Tu te rends compte, mes parents, ils conduisaient leur voiture, je veux dire vraiment, avec leurs mains et leurs pieds, ils étaient complètement malades… ». La fracture générationnelle ressemblera un peu à cette boutade mais en pire : « Respectez vos parents, ils ont réussi à l’école sans Google ».
Concrètement, les voitures autonomes et les infrastructures connectées vont bouleverser notre rapport à la voiture et son impact sur l’environnement. « Si, à l’avenir, nous conduisons moins, le bien-être à l’intérieur des véhicules va devenir un thème prédominant », expliquait Christophe Aufrère, directeur technique chez Faurecia, lors du salon de l’auto à Francfort. Les concept car présentés au salon en attestent : volant rétractable, sièges pivotants, réfrigérateur de bord, écrans connectés, son spatialisé… La voiture de demain pourrait bien devenir un boudoir roulant !
En outre, l’affaire du logiciel de trucage des véhicules Volkswagen ne doit pas cacher la forêt : les voitures autonomes et connectées permettront de réduire fortement les émissions de CO2 (optimisation du trafic, des places de parkings, etc.). Le succès grandissant des plateformes d’auto-partage, comme les autolibs, laisse également présager d’une forte mutualisation des voitures autonomes. Travis Kalanick, le patron d’Uber, l’annonçait déjà en 2014 : « Aujourd’hui, vous ne payez pas seulement pour la voiture, mais aussi pour l’autre personne qui s’y trouve (le chauffeur). Si cela n’est plus le cas, utiliser Uber deviendra moins cher que de posséder un véhicule ».
Mais transformer les voitures en ordinateurs sur roue présente aussi des risques bien connus du monde informatique : bug, virus, piratage… (cf. le piratage de la Jeep cherokee cet été ). La célèbre réponse (réelle ou inventée) de General Motors à Microsoft en 2004 aura de quoi faire sourire d’ici peu : « Si General Motors développait ses véhicules comme Microsoft ses logiciels, chaque fois que les lignes seraient repeintes sur les routes, vous devriez acheter une nouvelle voiture ; de temps à autre, la voiture calerait sans raison sur l’autoroute. Vous trouveriez ça normal, redémarreriez et continueriez votre chemin ; l’airbag demanderait ‘Êtes-vous sûr ?’ avant de se déclencher ; vous auriez à appuyer sur démarrer pour éteindre le moteur… ». D’autant qu’Elon Musk, le charismatique patron de Tesla Motors et champion autoproclamé des véhicules électriques, en fait aujourd’hui un argument de vente : « Nous avons dessiné la Model S comme un super ordinateur roulant (…) ; elle est pensée comme un smartphone ou un PC. Cela vous paraît normal de mettre votre téléphone à jour. Et bien c’est la même chose pour la Model S ».
Cette révolution du transport routier va poser quelques questions épineuses, dont celle centrale, de la responsabilité et des assurances. Car si la loi nous impose de rester maître de notre véhicule, que se passe-t-il si nous ne sommes plus aux commandes ? Qui sera responsable en cas d’accident : l’usager, le propriétaire, le constructeur, les éditeurs de logiciels, le piéton qui aura eu un comportement « singulier » ?
Il faut sans doute s’y résoudre, nous allons devenir progressivement de simples passagers, des usagers de transports en commun personnalisés, de mini métros automatiques en somme. Pourra-t-on encore parler de « voitures » ?
En fin de compte, n’est-ce pas une étape logique vers la société automatique et personnalisée décrite, entre autres, par Bernard Stiegler ? Mais, nous met en garde le philosophe, il ne faut pas confondre personnalisation (répondre aux besoins et aux goûts d’une personne) et personnalité (ce qui rend un individu distinct de tous les autres) : « Il devient possible de téléguider un par un les membres du réseau – ce que l’on appelle la personnalisation – tout en les soumettant à des processus mimétiques et ‘viraux’ sans précédent », transformant « les singularités individuelles, incomparables, en particularités individuelles, calculables ».
Cette force réductionniste risque bien de nous rendre vite nostalgique d’une l’époque où nous conduisions nous-mêmes les voitures, quitte à les envoyer dans le décor dans un geste de rébellion et de liberté absolue à la Thelma et Louise.