Et si nous étions inférieurs à la somme de nos données personnelles ?

Dans tous les médias, Big Brother semble avoir été remplacé par Big Data, histoire de mieux nous dématérialiser pour nous intégrer dans la grande banque planétaire des données personnelles. Cette course à la collecte de données vise, semble-t-il, à modéliser l’humanité toute entière pour déterminer ses comportements. C’est encore plus extravagant que le projet des Mormons de retracer l’arbre généalogique de l’humanité ou que la fameuse « Psychohistoire », la science prédictive mise en scène par l’écrivain de science-fiction Isaac Asimov dans le cycle Fondations. Mais rassurons-nous, Aristote nous l’a démontré, nous sommes bien supérieurs à la somme de nos données.

Est-ce une raison pour accepter de nous déshabiller sans aucun contrôle et avec de moins en moins d’alternatives ? De nombreuses voix s’élèvent depuis l’affaire Snowden et plus généralement depuis l’émergence des réseaux sociaux et le dévoilement du système de profiling de Google . Ces voix cherchent à réveiller les consciences démocratiques, réclamant urgemment un débat sur la propriété des données et sur les règles de leur conservation et de leur exploitation. 500 auteurs du monde entier, dont quelques français comme Catherine Millet, Jonathan Littell ou Marie Darrieussecq, viennent ainsi de présenter à l’ONU une pétition s’opposant à la collecte de données massive orchestrée par les Etats. Ils affirment « qu’un individu sous surveillance n’est plus libre et qu’une société sous surveillance n’est plus une démocratie ». En parallèle, afin de lutter contre les collectes massives de données par des intérêts privés comme Google ou Facebook, des initiatives visant à décentraliser Internet voient le jour : Weave the Web We Want prône un Web social libre et développe des outils de réseaux sociaux distribués, c’est-à-dire en peer-to-peer ; owncloud.org propose un système de cloud privé indépendant, etc.

L’idée qui se cache derrière l’agrégation des données personnelles est celle du déterminisme de nos comportements, qui induit non seulement la négation de la présomption d’innocence mais également de notre libre arbitre. Nous serions dans ce cas ni plus ni moins que la somme de nos données.

Qu’il s’agisse des Etats ou des entreprises, c’est la puissance de ces données centralisées dans quelques mains et sans transparence qui est pointée du doigt. Et pour cause, Yves-Alexandre de Montjoye, doctorant au MIT, a démontré récemment qu’il suffit de quatre points de géolocalisation pour identifier 95 % des gens. En comparaison, il en faut douze pour identifier une empreinte digitale. Conclusion : nos données digitales seraient plus personnelles que nos empreintes… digitales.

La mise en commun de nos données permet de développer des outils majeurs, du genre Google Map, mais aussi d’anticiper des problèmes et de prévoir des solutions. C’est tout le sens de ce qu’on appelle l’Open data . Dans le secteur du transport, il pourrait s’agir de prévenir des accidents. Nous avons sûrement beaucoup à gagner à mettre nos informations en commun. Le partage prime assurément sur la propriété dans la société qui se dessine. Mais comment arbitrer entre intérêts privés et intérêts communs, entre liberté individuelle et principe de précaution ?

La « psychohistoire » d’Asimov cherche à prédire l’avenir de l’humanité à partir d’algorithmes qui analysent des données comportementales, sociales et historiques à grande échelle, mais se garde bien de jouer au médium et de prédire les comportements individuels, une telle opération étant même jugée hasardeuse voire absurde. Si la collecte de données personnelles peut être utile à tous et un outil de décision pour les individus, il est crucial de refuser vertement qu’elle se substitue à la responsabilité individuelle, celle qui consiste à faire des choix et à devoir les assumer. La tentation de fuir cette responsabilité ou d’y renoncer par confort risque de faire de nous des jouets et non plus des joueurs, et nous faire basculer dans une eXistenZ où nous serions inférieurs à la somme de nos données.

Publié sur le Digital Society Forum