La théorie du drone de Grégoire Chamayou (extraits et commentaires)

theorie des dronesLe livre du philosophe Grégoire Chamayou est remarquable à bien des égards, son analyse est claire et documentée et à suivre le fil de sa pensée, on a le sentiment de sortir de cette lecture plus intelligent, mieux informé et alerté sur les problèmes qu’induisent la robotisation de la guerre et par extension de la société dans son ensemble. Voici rassemblés les éléments du livre qui m’ont interpellés, évidemment le mieux serait de lire intégralement « la Théorie des drones », mais c’est à vous de juger.

A noter : les références de page correspondent à l’édition d’avril 2013 de la Théorie des drones (ed. La Fabrique)

Du Predator à Robocop

L’avertissement est clair dès le début du livre, un Etat qui utilise des drones pour des opérations militaires à l’extérieur de ses frontières finira par les utiliser pour des opérations policières à l’intérieur de ses frontières. Tout citoyen d’un Etat possédant des drones doit donc être conscient qu’il sera tôt ou tard concerné très directement et dans son quotidien par cette technologie et ses implications.  Voilà qui est dit, on nous aura prévenus.

« La généralisation d’une telle arme implique tendanciellement une mutation des conditions d’exercice du pouvoir de guerre, et ceci dans le rapport de l’Etat à ses propres sujets. On aurait tort de réduire la question des armes à la seule sphère de la violence extérieure. Qu’impliquerait, pour une population, de devenir le sujet d’un Etat-drone ? » / p.31

Dans cette logique, les drones américains aujourd’hui utilisés dans la guerre contre le terrorisme au Yémen ou au Pakistan par exemple, survoleront un jour les villes américaines, surveillant la Maison Blanche, le Capitole, le Pentagone, JFK, Grand Central, Central Park, le Moma, le Bronx, Chinatown… et pourquoi pas les ambassades et intérêts américains à l’étranger. De la vidéo surveillance mobile en quelque sorte mais avec la capacité de tuer.

« Car il faut comprendre que c’est cet avenir là qui nous est promis si nous ne l’empêchons pas : des engins de vidéosurveillances mobiles et armés en guise de police aérienne de proximité. » / p. 282

Si Grégoire Chamayou imagine les drones policiers remplaçant les hélicoptères de la police, la tentation est grande d’imaginer qu’un jour les drones auront des jambes.

La guerre des drones : une guerre où l’on meurt que d’un côté

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Drone américain « predator »

Le recours aux drones bouleverse l’équilibre des conflits armés comme jamais dans l’histoire de la guerre. Les innovations technologiques ont continuellement donné l’ascendant à ceux qui les possédaient dans la mesure où l’autre camp en était dépourvues (la poudre, le nucléaire, les télécommunications…).

« Les grandes conquêtes impériales qui furent les nôtres à l’autre bout de la terre parce que nous possédions la mitrailleuse Maxim et, qu’en face, ils n’avaient que des sagaies (…) » / p. 39

Mais, explique le philosophe, ce qui change dans le cas du drone, c’est que le combattant n’expose plus sa vie, l’autre camp n’a ainsi littéralement aucune possibilité de l’atteindre et donc de se défendre.

« Est interdite une arme qui prive par nature l’ennemi de la liberté de se défendre. » Hugo Grotius (1583-1645), juriste qui posa les fondements du droit international. / p. 221

A moins qu’il ne s’équipe lui-même de drones ou les pirate (guerre des machines) ou bien qu’il n’attaque sur un autre front (terrorisme) ? Protéger à tout prix ses propres soldats pourrait alors avoir des effets contraires, comme celui d’augmenter le risque pour sa propre population civile, alors que le rôle premier de l’armée est de la protéger ou celui de voir ses propres armes se retourner contre soi…

« La guerre asymétrique se radicalise pour devenir unilatérale. Car bien sûr on y meurt, mais d’un côté seulement. » / p.39-40

Dynamitage du droit des conflits armés et du droit international humanitaire

L’impératif de préserver à tout prix la vie de ses propres soldats remet en cause les valeurs traditionnelles attachées au combat et enclenche une vaste opération de redéfinition des vertus guerrières : la lâcheté devient bravoure, l’assassinat devient combat.

« Est mauvaise une armée qui expose la vie de ses troupes, bonne celle qui l’a préserve à tout prix. Est condamnable l’exposition au risque, estimable le fait de tuer sans danger. Mourir pour sa patrie était certes beau, mais celle de tuer pour elle, elle qui nous dispense, désormais, de ce lourd tribut, l’est plus encore. (…) Dans ce grand mouvement d’inversion des valeurs, il faut fouler aux pieds ce que l’on adorait jadis et porter au pinacle ce que l’on disait, hier encore, tenir en mépris. (…) »

Mais surtout cet impératif remet en cause les principes qui régissent le droit de la guerre, le jus in bello (Justice dans la guerre), qui s’articule autour du principe de distinction (civil/combattant) et du principe de proportionnalité.

« Objet du principe de distinction entre combattants et non combattants : limiter les guerres à ceux – et seulement à ceux – qui ont la capacité de blesser. » Michael Walzer et Avishai Margalit (penseurs de la guerre juste, Israël) / p.188

En hiérarchisant la vie en fonction de l’appartenance ou pas à l’Etat-nation, c’est à dire entre citoyen et non citoyen et non entre civils et combattants, on rouvre la porte à un hyper nationalisme.

« Un combattant est un citoyen en uniforme. Son sang est tout aussi rouge et tout aussi épais que celui des citoyens qui ne sont pas en uniforme. » Asa Kasher et Amos Yadlin (fondateurs du code éthique de l’armée israëlienne) / p.186

« Cela revient à considérer que ces vies sont dispensables et celles-là non. Là réside la racine du scandale : en posant que les vies de l’ennemi sont complètement dispensables et les nôtres absolument sacrées, on introduit une inégalité radicale dans la valeur des vies, ceci en rupture avec les principes inviolables de l’égale dignité des vies humaines. » Michael Walzer / p.215-216

« Pour dire les choses clairement, selon cette hiérarchisation des devoirs étatiques, dans une situation de guerre, minimiser les risques pour un soldat israélien l’emporte sans discussion sur le devoir de minimiser les « risques collatéraux » pour un enfant de Gaza. La vie du premier, fut-il armé jusqu’au dent, l’emporte de façon normativement absolue sur celle du second. Les devoirs de l’Etat-nation l’emportent alors sur les obligations universelles énoncées par le droit international humanitaire. (…) Et ceci jusqu’à la disproportion la plus complète, puisque la préservation de la vie d’un seul soldat national peut justifier un multiple indéfini de civils étrangers laissés sur le carreau. » / p.186

Grégoire Chamayou nous rappelle que Camus, dans l’Homme révolté, prévient que de refuser de mourir pour combattre, en posant qu’une vie vaut plus que d’autres, aboutit à une forme de terrorisme d’Etat.

« Celui qui tue n’est coupable que s’il consent encore à vivre (…) Mourir, au contraire, annule la culpabilité et le crime lui-même. (…) D’autres hommes viendront après ceux-là qui, animés de la même foi dévorante, jugeront cependant ces méthodes sentimentales, et refuseront d’admettre que n’importe quelle vie soit équivalente à n’importe quel autre.  Alors sera venu, le temps des bourreaux philosophe et du terrorisme d’Etat ». Camus, l’Homme révolté / p.217-219

Vers l’assassinat politique et le terrorisme d’Etat

Le recours aux drones pose le problème de l’éthique de l’assassinat politique. A partir du moment où l’adversaire n’a pas la capacité de se défendre, ni la possibilité d’atteindre son ennemi, il n’est plus possible de parler de combat. Strawser et MacMahan pour tenter de justifier cette éthique de l’assassinat politique avance l’argument de la juste cause. Il y a les bons et les méchants. Si les bons tuent, ce sont des héros, si les méchants tuent, ce sont des terroristes. Cette logique est bien évidemment puérile, étant donné que chaque camp estime mener une cause juste. Le droit de la guerre se garde bien de juger le fond d’un conflit, du moins pendant son déroulement. Car qui pourrait légitimement juger de ce qui est juste ? Un tribunal international ? L’histoire ?

« Le guerrier qui combat pour une juste cause est moralement justifié à ôter la vie à l’ennemi combattant, mais le combattant injuste, même s’il se conforme aux principes traditionnels du jus in bello, n’est pas fondé à tuer le guerrier juste ». Bradley Jay Strawser et Jeff MacMahan / p.228

« Non contents de priver l’ennemi de la possibilité matérielle de combattre, les partisans du drone entendent encore le priver, mais cette fois explicitement, du droit de combattre tout court, quitte à exterminer le droit avec lui. » / p. 229

Le recours au drone a un effet de recentralisation de la décision au plus haut niveau de l’Etat, par exemple l’assassinat de Ben Laden a été piloté directement et à distance par Barack Obama et son état major. D’autres exemples sont rapportés dans le livre comme celui de Bush donnant en personne l’ordre de tirer sur un convoi de voitures roulant vers Kandahar. Ce raccourcissement du processus de décision entre la tête pensante et le bras armé de l’Etat présente un danger de dérive important, concentrant une forme pouvoir direct aux mains de l’appareil d’Etat.

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Execution de Oussama Ben Laden vécu en direct depuis la Maison Blanche

« Alors que les théoriciens de la guerre en réseau pensaient que ces nouvelles technologies allaient permettre une certaine décentralisation du commandement, dans les faits, l’expérience des systèmes sans pilote prouve jusqu’ici le contraire. » Peter Singer, Wired for war / p.298

« Les retransmissions vidéo en direct donnent aux dirigeants politiques un sentiment extraordinaire – et illusoire – de contrôle direct ». Andrew Cockburn, journaliste. / p.361

« Vivre sous les drones » : la guerre par la terreur

Grégoire Chamayou compare à plusieurs reprises l’Etat-drone à un Etat-terroriste, c’est-à-dire semant la terreur au sein des populations civiles et ne respectant pas les accords de droits internationaux.

« Au plan tactique, les frappes de drone équivalent – la sophistication technologique mise à part – à des campagnes d’attentats à la bombe. Ce sont les armes d’un terrorisme d’Etat. » / p.95

« Les agents de la guerre sans risque se trouvent en réalité dans la position d’auteurs d’attentat à la bombe qui auraient fait le choix inverse des terroristes idéalistes : n’être prêt à tuer que si l’on est sûr de ne pas mourir. » / p.218

« Tout le monde a peur tout le temps. Quand nous nous  rassemblons pour faire une réunion, nous avons peur qu’il y ait une frappe. (…) J’ai toujours les drones dans ma tête. Ca m’empêche de dormir. C’est comme des moustiques. Même quand vous ne les voyez pas, vous pouvez les entendre, vous savez qu’ils sont là » David Rohde, Vivre sous les drones / p.67-68

Les drones une arme de précision ?

La précision des drones est visiblement beaucoup avancée pour justifier son utilisation, or en s’attardant précisément sur cette notion de précision, le philosophe démontre à quel point elle ne repose sur rien.

D’abord la transmission vidéo des drones reste peu précise.

« Comme l’avoue un ancien officier de la CIA, « à une altitude de 6000 mètres vous ne pouvez pas voir grand chose« . Le drone ne distingue que des formes plus ou moins imprécises. (…) Une blague révélatrice circule à ce propos dans les couloirs de l’administration américaine : « Quand la CIA voit trois types en train de faire de l’aérobic, elle croit que c’est un camp d’entraînement terroriste« . » / p.74

Ensuite, il s’attaque aux dégâts collatéraux qu’impose le recours à une bombe pour éliminer un individu.

« On se demande dans quel monde de fiction, tuer un individu avec un missile antichar qui annihile tout être vivant dans un rayon de 15 mètres et blessent tous les autres dans un rayon de 20 peut-être réputé plus précis. » / p.200

« Si des terroristes pénétraient dans une école aux Etats-Unis et prenaient les élèves en otage, les Etats-Unis n’enverraient pas des drones lancer des missiles sur l’école, ils trouveraient une façon plus sûre pour arrêter ou tuer les terroristes sans mettre les enfants en danger » Militants anti-drone au Pakistan / p.200

Enfin, il met court à une ambiguïté volontaire sur le terme précision dans le discours américain : « Grâce à la capacité sans précédent qu’ont les avions pilotés à distance de cibler avec précision un objectif militaire (…) on pourrait faire valoir qu’il n’a jamais existé d’arme nous permettant de distinguer plus efficacement entre un terroriste d’Al-Qaeda et des civils innocents. » John Brennan, Directeur de la CIA. / p.201

Il convient effectivement de corriger ce discours, car « La précision de la frappe ne dit rien de la pertinence du ciblage. Cela reviendrait à dire que la guillotine, du fait de la précision de sa lame, qui sépare il est vrai avec une remarquable netteté la tête du tronc, permet par ce même moyen de mieux distinguer entre le coupable et l’innocent. » / p.201

Les drones, une arme humanitaire ? La logique du moindre mal.

Grégoire Chamayou s’attaque aussi à un autre élément de langage des défenseurs des drones, celui qui pose le drone comme un moyen plus humain de tuer.

« Le sens des mots est tellement mis à l’envers dans ce genre de discours que ceux qui les tiennent ne paraissent même plus s’apercevoir de l’étrangeté de leurs formulations. Comment peut-on prétendre que des machines de guerre « unmanned », sans plus aucun être humain à leur bord, sont des moyens « plus humains » d’ôter la vie ? Comment peut-on qualifier d’humanitaire, des procédés destinés à anéantir des vies humaines ? Si l’action humanitaire se caractérise par l’impératif de prendre soin des vies humaines en détresse, on voit assez mal comment une arme létale pourrait en un quelconque sens être réputée conforme à ce principe. » / p.190-191

Le discours pro-drone soutient que les drones sauvent des vies, celles des américains « nobody dies, except the enemy » selon le slogan du drone predator. En outre il soutient que la technologie des drones permettrait de limiter les risques collatéraux, car soit disant plus précise (cf. les drones un arme de précision ?). En fin de compte, ce discours décrit un régime de violence militaire à prétention humanitaire, soit selon le philosophe un pouvoir humilitaire. Un pouvoir qui tout à la fois tue et sauve.

« On sauve des vies. Mais de quoi ? De soi-même, de sa propre puissance de mort. Ma violence aurait pu être pire, et comme j’ai cherché de bonne fois à en limiter les effets funestes, en faisant cela, qui n’était autre que mon devoir, j’ai agi moralement. » / p.196

En d’autres termes, le recours aux drones s’inscrit dans la logique du moindre mal et comme le dit si justement Hannah Arendt : « politiquement, la faiblesse de l’argument a toujours été que ceux qui optent pour le moindre mal tendent très vite à oublier qu’ils ont choisi le mal. » / p.196

De plus Eyal Weizman souligne que la logique du moindre de mal peut s’avérer in fine plus destructrice, car « des mesures moins brutales sont aussi celles qui peuvent être le plus aisément naturalisées, acceptées et tolérées – et par conséquent utilisées plus fréquemment, avec pour résultat qu’un mal plus grand peut être atteint sur un mode cumulatif. » / p.261

« Une autre manière de le dire est que l’arbre de la frappe chirurgicale cache la forêt des tombes. » / p.261

Des drones létaux autonomes, vers une fabrique de l’irresponsabilité et une obéissance aveugle

Aux Etats-Unis le département de la défense travaille sur la création de drones létaux autonomes. Les drones seraient programmés pour pouvoir décider seul de l’élimination d’individus. Nous approchons de thèmes propres au post-humanisme, ceux du report du poids de la décision de l’homme vers la machine, soit disant parce qu’elle serait plus à même de le faire ou moins à même de faire des erreurs. Le philosophe prévient que ce report de responsabilité vers la machine n’a pas de sens et conduit à une fabrique de l’irresponsabilité ou à une absurdité totale qui serait de rendre responsable la victime de sa propre mort, cette dernière ayant agi de telle façon qu’elle s’est auto-désignée comme victime.

« C’est le cas imprévu d’une chose qui se met à faire usage d’elle-même. (…) Un robot commet un crime de guerre. Qui est responsable ? Le général qui l’a déployé ? L’Etat qui en est propriétaire ? L’industriel qui l’a produit ? Les informaticiens qui l’ont programmé ? Tout ce petit monde risque fort de se renvoyer la balle. (…) Resterait le robot lui-même. Dans cette dernière hypothèse : il n’y aurait qu’à incarcérer la machine, lui faire revêtir des habits d’homme pour son procès et l’exécuter en place publique, comme cette truie criminelle condamnée en 1386 pour infanticide dans un village du Calvados. Ce qui aurait bien sûr à peu près autant de sens et d’efficacité que de frapper ou d’insulter un meuble sur lequel on s’est cogné pour lui faire passer l’envie de recommencer. » / p.291-292

« Le paradoxe est qu’à la rigueur, avec une telle autonomisation de la décision létale, le seul agent humain directement identifiable comme étant la cause efficiente de la mort serait la victime elle-même, qui aura eu le malheur par le mouvement inapproprié de son corps, comme c’est déjà le cas avec les mines antipersonnel, d’enclencher à elle seule le mécanisme automatique de sa propre élimination. (…) C’est un dispositif typique de fabrique de l’irresponsabilité. » / p.293

Autre point important lorsque l’on aborde l’autonomie des drones, c’est que « contrairement à ce que suggèrent les scénarios de science-fiction, le danger n’est pas que les robots se mettent à désobéir ; c’est juste l’inverse qu’ils ne désobéissent jamais. Car, dans la liste des imperfections humaines dont les robots militaires feraient l’économie, le roboticien Ronald Arkin oublie d’en mentionner une, pourtant décisive : la capacité d’insoumission. » / p.303

L’appareil d’Etat, en tant que personne morale, pourrait ainsi avoir à sa disposition une armée de robots hors de toute intervention et contradiction humaine mais qui viserait à gérer les sociétés humaines.

« L’enjeu réel est celui d’une autonomisation matérielle et politique de cette bande d’hommes armés qu’est d’abord l’appareil d’Etat. » / p.303-304

« L’appareil d’Etat devenant ainsi effectivement un appareil, il disposerait enfin d’un corps correspondant à son essence : le corps froid d’un monstre froid. » / p.307

« Les projets militaires de drones létaux, c’est-à-dire de drones ayant la capacité de décider de tuer ou non, sans intervention humaine, visent à donner encore plus de pouvoir directs aux Etats, ces derniers limitant encore les entraves humaines. » / p.299

Le robot éthique

Tout l’enjeu des drones létaux se trouve dans sa programmation. Qui décide de ce qu’est-ce qu’une cible ? Un dommage collatéral acceptable ? « Les paramètres sont déterminés en amont et non en fonction de situations réelles de combats, ce qui se traduit par la signature d’arrêt de mort réplicable à l’infini. » p.300 

L’idée de certains militaires américains est de créer le mythe du robot éthique pour en faire accepter son existence. Si le robot est programmé pour respecter la loi, il ne pourra pas s’y soustraire. La machine est en soit dangereuse, car elle a la capacité de tuer, mais elle est régit par un logiciel qui veille à ce que sa dangerosité soit sous contrôle. Mais prévient le philosophe, il ne faut pas s’y tromper, la seule façon d’éviter les dérives des drones létaux est tout simplement de ne pas les fabriquer.

« L’opération discursive consiste en réalité ici à justifier le développement d’un hardware hautement dangereux par la contingence d’un software vertueux offert en option.  (…) Plus se répand la légende du robot éthique, plus cèdent les barrières morales au déploiement du robot tueur. On en oublierait presque que la plus sûre façon d’impossibiliser les crimes potentiels des cyborgs de l’avenir consiste encore à les tuer dans l’œuf dès à présent – tant qu’il en est encore temps. » / p.295-296

Présomption de culpabilité : les frappes de signature

Les drones létaux sont d’autant plus discutables que l’armée américaine avec ses campagnes d’assassinats ciblés a dérivé vers une logique de présomption de culpabilité. Les individus qui figurent sur la kill list ne sont pas toujours identifiés, c’est-à-dire que leur identité n’est pas connue, ils sont repérés à partir d’observation de comportements et de réseaux de contacts, un tel connaît un tel qui connaît un tel qui est un terroriste, il y a donc de grandes chances qu’il le soit aussi ou comme le dit l’adage les amis de mes ennemis sont mes ennemis.

« Une fois que nous avons décidé qu’un individu est méchant, les gens qui le fréquentent le deviennent aussi. » Un officier / p.76

C’est ce que les américains appellent les frappes de signature, il n’y a pas de fait criminel mais une présomption de fait criminel. Celui-ci se comporte comme s’il allait commettre des actes terroristes, autant l’éliminer maintenant au cas où il le ferait effectivement. « Les cibles sont présumées coupables jusqu’à ce qu’elles soient prouvées innocentes – à titre posthume cependant » (p.206). Un principe de précaution étrangement appliqué…

« Tout individu masculin en âge de combattre présent dans une zone de frappe (est compté) comme un combattant (…) sauf s’il existe des renseignements explicites prouvant de façon posthume qu’il était innocent. » Jo Becker et Scott Shane, journalistes / p.206

Un terrain de chasse sans frontière

Un autre point problématique lié aux actions des drones américains, c’est la thèse selon laquelle « les frontières des champs de bataille ne sont pas déterminés par des lignes géopolitiques mais plutôt par la localisation des participants à un conflit armé » / p.86, ou autrement dit, le front est partout où il y a des terroristes potentiels ou affirmés. En suivant cette logique, l’armée américaine aurait pu lancer une attaque de drone à Toulouse pour éliminer Mohamed Merah sans l’autorisation de la France. Le droit de la guerre s’applique à des zones délimitées correspondant à des zones de conflits armés effectifs, dans le cas des attaques de drones américain, la planète entière devient potentiellement un champ de bataille.

Vers la guerre perpétuelle

David Kilcullen, l’ancien conseiller du Général Petraeus en Irak soutient que « Ces frappes n’aboutissent qu’à jeter la population civile dans les bras de groupes extrémistes qui lui apparaissent à tout prendre, comme « moins odieux qu’un ennemi sans visage qui fait la guerre à distance et tue souvent plus de civils que de militants« . » / p .98

La stratégie d’éradication du terrorisme mise sur pieds par les américains semble alrs nous promettre une guerre sans fin, « la dynamique même de ses effets pervers lui interdit de jamais décapiter un hydre qu’elle régénère elle-même en permanence par les effets productifs de sa propre négativité. Les partisans du drone comme arme privilégiée de l’anti-terrorisme promettent une guerre sans perte ni défaite. Ils omettent de préciser que ce sera aussi une guerre sans victoire. Le scénario qui se profile est celui d’une violence infinie, à l’issue impossible. Paradoxe d’un pouvoir intouchable qui mène des guerres ingagnables. Vers la guerre perpétuelle… » / p.108

Le mot de la fin

Si la tonalité du livre de Grégoire Chamayou s’avère globalement pessimiste et alarmiste, il nous rappelle en guise de mot de la fin par l’intermédiaire d’un texte rédigé en 1973 par de jeunes scientifiques américains engagés, que « La technologie n’est pas invincible. C’est là un mythe qui conduit à la passivité. Ce mythe largement répandu chez les travailleurs scientifiques, exprime chez eux une forme de chauvinisme technico-intellectuel. Le réel pouvoir de transformation sociale réside ailleurs, dans les vastes segments opprimés de la société, et c’est eux qui nous devront rejoindre. » / p.315

Alors rien ne va plus, mais rien n’est perdu.

Chrystèle Bazin

Le mieux c’est encore de le lire :

La théorie des drones de Grégoire Chamayou

Ou de l’écouter parler de son livre
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Sur les drones

  • Le Magazine de la rédaction (France Culture, 12/10/2012)

Les drones américains sont-ils le meilleur allié d’Al-Qaïda ?

Sur le livre