Les cinq piliers d’une autre approche de la santé mentale

Face à l’augmentation des besoins et l’évolution des attentes en matière de santé mentale, des pratiques alternatives s’affirment et dessinent en pointillés une nouvelle philosophie du soin et de l’accompagnement, au-delà du seul secteur de la psychiatrie. Enquête en cinq volets au cœur de l’écosystème marseillais.

Selon l’estimation de Santé Publique France, une personne sur cinq est touchée par un trouble psychique (dépression, anxiété, stress post-traumatique, etc.). Les dépenses liées aux maladies psychiatriques représentent un des premiers postes de la sécurité sociale avec les maladies cardiovasculaires et les cancers. En outre, la crise sanitaire de 2020 a fortement contribué à la détérioration de la santé mentale de la population, notamment des plus jeunes. L’observatoire de la vie étudiante constate qu’en 2021, 43% des étudiants étaient en détresse psychologique contre 29% avant la pandémie. L’ampleur des besoins et des impasses thérapeutiques soulignent en creux les difficultés et les limites de notre modèle d’organisation des soins psychiatriques. Que ce soient les personnes malades, les associations de malades ou d’aidants, les structures médico-sociales, sans oublier les professionnels de santé eux-mêmes, tous semblent insatisfaits et usés par la façon dont la santé mentale est traitée en France : manque de temps, d’écoute, de dialogue, d’espoir, de consentement, de moyens, de soignants, trop d’attente, de médicaments, d’impuissance, de souffrance, de violence, d’enfermement, d’exclusion.

Pour tenter de répondre à cette crise du soin et du sens, de nouvelles approches s’expérimentent un peu partout en France. Ainsi à Marseille, le projet SIIS (Suivi Intensif pour l’Inclusion Sociale) essaie de repenser l’accompagnement des personnes fréquemment hospitalisées en psychiatrie, en leur proposant une approche plus globale et non principalement centrée sur les soins psychiatriques. Ou encore le CoFor, un centre de formation au rétablissement en santé mentale qui fait le pari d’une amélioration de la vie des patients en psychiatrie par l’accès à la connaissance sur les maladies, le partage de savoirs entre pairs et la création de nouveaux liens d’entraide. Les initiatives que nous avons souhaité étudier dans cette enquête ont pour point commun la volonté de rééquilibrer les pouvoirs entre institutions et personnes concernées, de remettre la dynamique relationnelle au cœur des modes d’organisation du soin et de l’accompagnement devenus industriels, bureaucratiques et impersonnels. Elles s’appuient en grande partie sur des concepts anglo-saxons, dont la traduction sous forme de méthodes et de programmes a facilité l’évaluation et l’essaimage. Toutefois, il serait réducteur de n’y voir qu’une influence de pratiques d’Outre-Atlantique, car la psychothérapie institutionnelle et les groupes d’entraide mutuelle font aussi partie de l’ADN de ces initiatives. Cependant, ces dernières se distinguent dans leur volonté de réduire l’emprise de la psychiatrie et du médical sur la santé mentale, en donnant une large place aux structures qui relèvent de l’accompagnement, du social et de la pair-aidance.

En France, l’aventure contemporaine de ces nouvelles pratiques se structure au début des années 2000 à Marseille autour des questions de « précarité et psychiatrie », avec la constitution de collectifs et de lieux de vie informels (Les Nomades Célestes en 2006, Le Marabout du 46 en 2007). Issus du milieu de la santé communautaire et de la réduction des risques, ces collectifs mêlent psychiatres, personnes sans abri, ONG (Médecins du Monde) et citoyens. Ils nouent progressivement des collaborations avec l’AP-HM (Assistance Publique des Hôpitaux de Marseille) puis avec le Ministère de la Santé pour aboutir à la création en 2009 du programme MARSS (Mouvement et Action pour le Rétablissement Sanitaire et Social). L’expérience marseillaise convainc l’État français d’expérimenter le concept anglo-saxon Housing first qui devient le programme Un Chez Soi d’Abord. Lancé en parallèle à Marseille, Lille, Toulouse et Paris, ce programme marque officiellement le point d’entrée des pratiques orientées rétablissement en France. L’histoire rebondit ensuite à Lille, en 2012, avec le Centre collaborateur de l’OMS pour la recherche et la formation en santé mentale (CCOMS) qui crée le statut de médiateur en santé pair et expérimente l’intégration de médiateurs dans des équipes soignantes.

Le développement des pratiques orientées rétablissement en santé mentale en France s’inscrit pour partie dans cette histoire entre Marseille et Lille, et dans les mobilités professionnelles entre ces deux villes. Ainsi, Yves Bancelin, directeur d’Esper Pro, à Marseille, une plateforme de professionnalisation des pairs-aidants, compte parmi les premiers bénéficiaires d’un Chez Soi d’Abord à Lille puis participe à l’expérience du CCOMS en tant que médiateur en santé pair. Ainsi, la psychiatre Emma Beetlestone a commencé à travailler au sein du programme Un Chez Soi d’Abord à Lille, puis s’est installée à Marseille pour initier différents projets innovants comme ULICE (Unité locale d’intervention de crise et d’évaluation), une équipe mobile de résolution de crise ; LEAF (Leisure and activity first), un programme d’accompagnement aux loisirs en milieu ordinaire ; et aujourd’hui le projet SIIS qui vise à réduire les temps d’hospitalisation en travaillant à une plus grande inclusion sociale des personnes. Ainsi la psychiatre Aurélie Tinland, initiatrice du CoFor (Centre de Formation au Rétablissement en Santé Mentale) et fondatrice de l’association JUST (Justice et Union pour la Transformation Sociale), association à qui l’on doit le Lieu de Répit, a débuté au sein de l’équipe MARSS avec le psychiatre Vincent Girard. L’ambition n’est pas de recenser de façon exhaustive les personnes et les initiatives qui comptent dans cette histoire d’une autre approche de la santé mentale, mais de souligner l’importance des dynamiques transterritoriales et des réseaux de personnes dans ce processus de changement. Il s’agit aussi d’en raconter les réussites et les limites, grâce à de nombreux témoignages, et de réfléchir enfin à la façon dont ces pratiques, hier expérimentales et aujourd’hui de mieux en mieux acceptées, pourraient inspirer nos démarches de solidarité.

Vingt ans après le lancement des toutes premières initiatives, nous avons mené une enquête au long cours au cœur l’écosystème marseillais aujourd’hui reconnu pour ses dispositifs innovants du soin et de l’accompagnement, ses travaux de recherches en santé publique et ses mobilisations associatives et citoyennes fécondes. Cette analyse nous a permis d’identifier cinq piliers de changement qui, pris ensemble, dessinent peut-être un système de santé plus adapté aux besoins des personnes concernées.

1- Viser le rétablissement en santé mentale

2- (Ré)ouvrir le dialogue

3- Déployer des équipes mobiles et pluridisciplinaires

4- Reconnaître et valoriser la pair-aidance et la proche-aidance

5- Renverser le regard de la société sur la santé mentale