Passagers en transit
Les acteurs du numérique et les défenseurs de l’environnement tentent un rapprochement avec l’objectif, pour les seconds, de profiter de la dynamique transformatrice du numérique afin de lutter plus efficacement contre le réchauffement climatique et, pour les premiers, de trouver un sens à toutes leurs innovations technologiques. Une telle alliance sera-t-elle salutaire ?
La transition numérique et la transition écologique (ou énergétique) n’ont a priori rien à voir entre elles et pourtant elles se retrouvent de plus en plus associées, comme l’illustre le récent livre Sauver le monde de Michel Bauwens, ou Questions numériques : transitions, le dernier cahier de prospective de la FING (Fondation Internet Nouvelle Génération), un des think tanks du numérique en France. Daniel Kaplan, son président, résume ce rapprochement ainsi : « le numérique est une force de transformation incroyable. Tout ce qu’il touche, il le change. Pour aller où ? On n’en sait rien. L’écologie, elle, a un but très clair : lutter contre le réchauffement climatique, mais personne n’arrive à trouver le bon chemin et encore moins à convaincre tout le monde de le suivre ». La transition numérique pourrait-elle vraiment devenir notre arme de destruction massive de CO2 ? Il est vrai que les arguments technologiques au service d’une société écoresponsable deviennent tangibles : gestion intelligente de l’énergie et des flux de transport, borne de recharge connectée pour véhicule électrique, application de covoiturage, potager urbain intelligent, etc. Mais restons prudents, rien ne dit encore que le numérique nous aidera à régler nos problèmes de carbone. D’abord, l’économie numérique est très énergivore (10 % de la consommation mondiale en 2013, selon une étude du Digital Power Group), ensuite, le recyclage des téléphones, ordinateurs, objets connectés, composants électroniques posent des problèmes croissants, sans parler de la surexploitation des métaux rares afin de produire tous ces terminaux.
Cette double approche numérique/écologie, Futur en Seine, la grande messe annuelle du numérique à Paris, n’a pas pu y résister. Évidemment, le fait que la prochaine Conférence des parties de la Convention-cadre des Nations unies (COP21) se déroule en France, à la fin de l’année, n’y est pas pour rien. Lasses de voir, COP après COP, les états parler sans rien faire, les nouvelles générations semblent décider à prendre les choses en main. Par exemple, le collectif OuiShare, présent à Futur en Seine, a proposé de hacker la conférence en lançant l’opération « POC 21 » (Acronyme de Proof of Concept et clin d’oeil évident à la COP 21) : 14 projets écoresponsables seront développés entre le 15 août et le 20 septembre par la communauté des makers (un mix entre bricoleurs du dimanche et adeptes de la culture geek). Parmi ces projets, des concentrateurs solaires en open hardware (il n’y a pas de brevet et les plans sont librement accessibles) et des meubles de cuisine d’un nouveau genre : un buffet pour faire de la culture en hydroponie, un frigo sans électricité.
De conférence en conférence, les solutions proposées aux quatre coins de la planète pour faire advenir une société plus respectueuse de l’environnement foisonnent, parfois porteuses d’espoir et d’optimisme, parfois de craintes et de stupeurs. Ainsi un consultant de l’Arctique voit, dans la fonte de la banquise, une opportunité exceptionnelle : l’océan arctique va devenir navigable. Cette nouvelle autoroute à paquebots permettrait de relier 75 % de la population mondiale (côtes nord des États-Unis, de l’Europe et de la Russie). En outre, l’Islande et le Groenland, débarrassés de leurs manteaux neigeux, deviendraient le centre de la production agricole mondiale. Entre l’écosystème de l’innovation numérique et celui de la préservation de la planète, le fossé culturel ressemble parfois au Grand Canyon. La technologie nous aidera peut-être à sortir de l’hypothèse haute du GIEC, mais quel en sera le prix ?
Quoi qu’il en soit, si la transition écologique tarde à se produire, la transition numérique, elle, devient de plus en plus lisible. Au bout de quatre jours, il flottait à Futur en Seine un sentiment diffus mais persistant, celui que quelque chose avait changé, comme si nous avions atteint un point de bascule, un « moment mayonnaise », ce moment fugace où la mayo commence à prendre, ce passage d’un état à un autre. Alors, nous y sommes, pourrions-nous penser, nous sommes en pleine transition, dans cette « phase très particulière de l’évolution d’une société, où celle-ci rencontre de plus en plus de difficultés, internes et/ou externes, à reproduire le système économique et social sur lequel elle se fonde et commence à se réorganiser, plus ou moins vite ou plus ou moins violemment, sur la base d’un autre système qui, finalement, devient à son tour la forme générale des conditions nouvelles d’existence. », explique l’anthropologue, Maurice Godelier. Le numérique n’est plus l’affaire de quelques-uns ; ce sont bien des univers très différents qui sont venus s’exprimer sur la scène du CNAM et de la Gaîté lyrique : le monde politique (gouvernements, collectivités locales et société civile), le monde universitaire, mais aussi celui des grandes entreprises. Au cours d’une demi-journée, baptisée de façon un peu provoquante, Too big to innovate ?, des grands patrons ont partagé leurs expériences de la transformation numérique au sein de leur organisation, louant les bienfaits du réseau social d’entreprise, l’arrivée de la génération millenium dans leurs rangs et leur demande croissante de télétravail, de participation, d’engagement, d’autonomie.
La mutation de la FNAC est un cas d’école de cette transition effective vers le numérique. Alexandre Bompard, son PDG, nous a détaillé le chemin parcouru par l’entreprise, ses difficultés et sa reconstruction. Il y eut d’abord la concurrence d’Amazon, une collusion frontale, annonciatrice d’un changement de règles et d’échelles, puis la numérisation des contenus culturels avec l’arrivée tonitruante d’iTunes d’Apple sur le secteur de la musique et enfin, ajoute t-il, la prise de contrôle des clients sur les distributeurs (où je veux, quand je veux). « Ce ne sont pas les vendeurs de la FNAC qui sont devenus moins experts, ce sont les clients qui sont devenus experts, et ce fut difficile à vivre », précise t-il. En trois ans, il a mené un plan de transformation numérique autour de deux axes stratégiques : combiner le réseau de distribution physique (184 magasins en France) et numérique (la plateforme fnac.com, deuxième site e-commerce de France), et identifier des nouveaux relais de croissance (nouvelles familles de produits, nouveaux concepts de magasins). Proposer une solution hybride entre vente en magasin et vente en ligne était, selon lui, la bonne alternative à opposer aux nouveaux entrants, comme Amazon et iTunes. Il s’agissait, pour la FNAC, de repenser son identité dans ce nouvel écosystème numérique sans renier son histoire et sans oublier ses atouts (le réseau de distribution, l’expertise des vendeurs, l’histoire de la marque, la communauté d’adhérents). La FNAC a développé une offre omnicanal, c’est-à-dire que le passage du magasin à la plateforme en ligne a été rendu fluide pour les clients, mais aussi pour les vendeurs qui sont maintenant intéressés sur les ventes faites en ligne lorsqu’elles ont été déclenchées en magasin, soit 40 % du chiffre de Fnac.com. Avant la plateforme en ligne était vue par les vendeurs en magasin comme leur plus gros concurrent. Aujourd’hui, la marque a retrouvé une unité, elle s’est réorganisée en tirant profit du numérique sans se (dé)matérialiser en pure player.
Nous pourrions dresser un tableau similaire de beaucoup d’autres grandes entreprises, comme la SNCF, la Société générale, Castorama, la MAIF, Aéroports de Paris, la Poste. La liste est longue. Mais, si le cheminement vers un monde différent, et passablement numérique, est acquis, Natalie Rastoin, directrice générale d’Ogilvy France, restait prudente sur la suite : « Tous les dirigeants d’entreprise ont compris qu’il y a un avant et un après Internet, ça, c’est fait. Mais je ne suis pas certaine qu’ils aient pris conscience de la nécessité d’une vraie transformation sociétale des entreprises, un peu comme l’électricité a modifié l’organisation de la ville, c’est-à-dire au-delà de l’innovation technologique. Il y a un problème, il y a une solution, mais il y a aussi une société. Nous nous sommes pour l’instant concentrés sur les deux premiers ». En d’autres termes, si la transition numérique a bien cours à différents niveaux et à différentes échelles, nous sommes bien loin de percevoir ce à quoi ressemblera la société qui va ressortir de tout ce chamboulement digital, d’autant que peu se sentent concernés ou légitimes pour essayer de se le figurer. La tentation de rapprocher la transformation numérique et les enjeux climatiques prennent sans doute racine dans ce constat, cette frustration, cette interrogation.
Quelle société nous prépare le numérique ? Quelle société voulons-nous que le numérique nous prépare ? Ces questions, la FING tente de les soulever, en nous enjoignant de devenir acteur du changement et en nous donnant des clés de compréhension de celui-ci. En effet, après avoir analysé la transformation numérique de différents secteurs économiques, la FING l’a découpée en sept leviers : optimal, soft, smart, distribué/capacitant, open, disruptif et agile. Ces leviers dressent un tableau assez complet sur la façon dont nos sociétés changent et révèle la logique à l’œuvre, logique qu’il serait temps d’interroger et de ne pas prendre pour argent comptant.
Optimal pour optimisation. Il s’agit du processus de rationalisation et de recherche de performance, idéologie sous-jacente à l’informatisation de notre société. En transformant la vie en données, l’informatique impose que tout soit calculable, mesurable et comparable. Pour y parvenir, il est nécessaire de modéliser, automatiser, dématérialiser, interconnecter.
Soft pour logiciel (software). « Le logiciel dévore le monde », constatait en 2012, Marc Andreessen un des pionniers du Web et cofondateur de feu Netscape. La valeur n’est plus tant dans l’objet physique que dans le logiciel qui permet de le (re)produire et de le faire évoluer de version en version. Le logiciel n’a pas de territoire, il peut se déployer à toutes les échelles, ce qui a pour conséquence, un effondrement des barrières à l’entrée, un risque de concurrence hors des périmètres connus d’un secteur donné.
Smart pour intelligence artificielle ou ce qui s’en rapproche. Les objets intelligents sont à même de prendre des mesures et d’agir en fonction de celles-ci, voire d’anticiper sur la base de l’historique des mesures, que ce soit à petite échelle avec les smartphones ou les smartwatches et, à grande échelle, avec les smartcities ou les smartgrids. Cette gestion automatique et autorégulée influence de façon croissante la gouvernance de la société (gestion de l’énergie, des flux de transport, trading financier, e-santé, etc.).
Distribué et capacitant pour collaboratif. La société passe d’une organisation verticale (pyramidale) à une organisation horizontale (participative), se traduisant par une dilution des responsabilités (moins de niveaux hiérarchiques, plus d’autonomie) et une démultiplication des contributeurs (crowdfunding, crowdsourcing, crowdfixing).
Open pour transparence. La redistribution horizontale demande une meilleure circulation de l’information et la réduction des poches de rétention d’information pour nourrir la dynamique participative : ouverture et partage des données, des savoirs et des biens.
Disruptif pour mutation. C’est-à-dire, un changement radical d’axe, d’échelle et de logique, à la façon dont les nouvelles plateformes numériques opèrent depuis quelques années (Airbnb, Uber), mais aussi, depuis peu, des entreprises plus établies. La SNCF, par exemple, se reconfigure, devenant un opérateur de mobilité (capacité d’action de l’individu) et non plus de transport (capacité de production de l’entreprise). La société articule des moyens de transport disparates (trains, bus, voitures) en fonction des besoins individuels (application d’itinéraire, géolocalisation, temps réel). C’est un véritable renversement de point de vue ; il ne s’agit plus de produire des solutions pour le plus grand nombre mais de partir de l’individu et de lui composer une solution personnalisée.
Agile pour interactif. Une sorte d’aboutissement de la cybernétique chère à Norbert Wiener. C’est l’adoption du dogme du changement. La méthode agile s’appuie sur des cycles de développement courts, itératifs, incrémentaux et modulaires et permet en quelque sorte de tester et adapter un produit ou un service au fur et à mesure qu’on le fabrique.
L’équipe de la FING a ainsi essayé de dessiner le chemin qu’emprunte la transformation numérique. Elle cherche à présent à convaincre que ce chemin pourrait être celui que la transition écologique devrait rejoindre, ou plutôt, que le rapprochement des deux transitions pourrait les nourrir mutuellement dans une sorte de coévolution. Pour ce faire, la FING vient de lancer Transitions, une plateforme en ligne, ouverte aux acteurs, projets, outils, méthodes, connaissances et imaginaires qui font le lien entre numérique et écologie. Si cette idée de la « puissance transformatrice du numérique au service de la transition écologique » est séduisante et peut être notre chance de reprendre la main dans cette lutte contre le climat, elle a des conséquences idéologiques fortes, notamment celle d’une course sans fin à l’optimisation et à la performance ou encore celle du tout mesurable, du tout calculable, ou plutôt du « tout ce qui n’est pas mesurable ou mesuré ne compte pas ». Et d’une certaine manière, comme la FING le reconnaît, le numérique en s’adaptant en permanence à son environnement, comme la méthode agile le permet, est aussi une façon de ne jamais fondamentalement remettre en cause le système ou, en tout cas, une façon de le faire durer le plus longtemps possible. Optimiser les ressources énergétiques et la gestion de ses nuisances est un bon début, mais est-ce une fin souhaitable ? Allons-nous modifier nos comportements afin de nous inscrire dans un monde de « finitude » ou bien compter sur nos outils et machines pour déplacer les limites toujours plus loin, comme nous le faisons avec la longévité de l’espèce humaine en tentant tout, et parfois n’importe quoi, pour faire reculer la mort ? Y a t-il une finalité au-delà de notre survie et de celle de notre environnement ? Sacré sujet de philosophie.
Article publié dans Office et Culture, septembre 2015, n°37
Lire l’article en PDF : Passagers en transit – Office et Culture n°37