Plaidoyer pour une société des communs

Dans leur nouvel essai, « Manifeste pour une véritable économie collaborative », Michel Bauwens et Vasilis Kostakis, membres la P2P Foundation, détaillent leur stratégie d’infiltration puis de sabordage du capitalisme afin de faire advenir une société des communs à même, selon eux, de résoudre la crise écologique et sociale que nous traversons.

La production entre pairs

Tout a commencé avec les plateformes de partage de fichiers en pair-à-pair comme Napster, qui permettait, au début des années 2000, de télécharger des morceaux de musique directement sur les ordinateurs des internautes. « Avec le pair-à-pair, explique Michel Bauwens, les individus ont acquis une capacité inédite de s’auto-organiser et de créer de la valeur sans demander la permission à quelques structures centralisées que ce soit ». Avec ce mode d’organisation, nous pourrions évoluer à nouveau dans des petites échelles, plus conviviales, comme celle d’une famille, d’un groupe d’amis et ne plus être noyés dans d’immenses structures impersonnelles. En outre, la mise en réseau des savoirs et des compétences à grande échelle permet de réaliser des projets et de trouver des solutions qui restaient jusqu’à présent inaccessibles et économiquement irréalisables, avance-t-il. Des entreprises comme Google ou Amazon, l’ont bien compris, leur réussite repose sur l’exploitation de ce que le sociologue Antonio Casilli nomme le « Digital Labor », qui couvre aussi bien la production de logiciels libres que de données personnelles ou encore les micro-tâches du crowdsourcing, etc.

Le pair-à-pair et les biens communs

C’est afin d’éviter cette captation de la production entre pairs par les entreprises que Michel Bauwens et Vasilis Kostakis ont élaboré une stratégie de transition vers une économie des communs. Très courants au Moyen Âge (pâturage, prud’homie de pêche, etc.), les communs ont été démantelés et désavoués au fur et à mesure de l’instauration du droit de la propriété privée, clé de voute du système capitaliste. Les travaux d’Elinor Ostrom, prix Nobel de l’économie en 2009, ont permis de les réhabiliter et de mieux les définir. Contrairement aux idées reçues, les communs ne sont ni forcément gratuits, ni en dehors d’une logique économique, il s’agit de « ressources, gérées collectivement par une communauté selon une forme de gouvernance qu’elle définit elle-même ». Avec le monde numérique, sont apparus de nouveaux communs, à l’instar des logiciels libres ou de Wikipédia. Cette renaissance des communs inspire aux auteurs, la vision d’un système économique dont le socle serait les biens communs et dont la finalité serait leur production et leur maintien, l’activité économique capitaliste (ou non) se développant entre les deux. Il s’agirait ainsi de passer d’une économie extractrice de ressources et sans considération réelle de la biosphère vers une économie génératrice et protectrice des communs matériels et immatériels, incluant les ressources naturelles. Dans le cas de biens physiques en quantité limitée, à l’image d’une zone de pêche, une gouvernance partagée permet de réguler l’accès de façon à ce que l’ensemble de la communauté puisse en bénéficier sans risque de détruire le commun (éviter la surexploitation, veiller au renouvellement des générations de poissons…).

Assujettir le capitalisme aux communs

Cependant, comment protéger durablement la production de communs dans une économie capitaliste qui tend à tout marchandiser et donc à tout privatiser ? Michel Bauwens observe depuis des années, un peu partout dans le monde, le développement des communautés productives de communs et leur succès (Linux, Open Street Map, Arduino, l’imprimantes 3D RepRap, etc.). Selon les auteurs, cette « économie préfigurative centrée sur les communs au sein même du capitalisme existant » devrait finir par saper le capitalisme de l’intérieur. Pour ce faire, il faut « combattre les pratiques extractivistes et rentières des entités à but lucratif vis-à-vis des communs et des acteurs économiques qui gravitent autour de ces derniers ». Ils préconisent le recours aux licences de réciprocité qui contraignent les entreprises commerciales à enrichir les communs lorsqu’elles les utilisent, mais également l’indépendance financière des commoneurs (les producteurs de communs). Une des options consiste pour les commoneurs à se regrouper dans des coopératives qui « créent des produits et des services pour le marché et servent de conduits pour générer un revenu qui permet de poursuivre la construction des communs ». Ils sont ainsi rémunérés comme dans une entreprise, mais les bénéfices de la structure ne vont pas enrichir des actionnaires, mais développer les communs auxquels ils contribuent. Il se développerait ainsi un « marché éthique », fondée sur une logique d’entre-donneur et non plus d’entre-preneur, pour reprendre le bon mot du designer John Wood.

Rassembler une force politique autour des communs

Le basculement d’une économie à une autre va dépendre de l’adhésion des populations à une société des communs : les communs devront égaler voire supplanter la propriété privée dans l’imaginaire social afin qu’une masse critique d’individus se reconnaisse commoneur. La stratégie politique des auteurs s’attache à essaimer « des mini-États, des communautés virtuelles locales et globales qui émergent autour du pair-à-pair et des communs », formant une gouvernance alternative « translocale » et « transnationale », qu’ils appellent « Etat partenaire ». Son objectif serait de créer les conditions de l’autonomie des citoyens commoneurs grâce à des mécanismes comme le revenu universel, la mise en commun et la mutualisation de ressources matérielles et immatérielles. Les auteurs perçoivent dans ce virage vers les communs une opportunité pour la gauche de se ressouder : « Avec les partis Pirates représentant la culture numérique, les Verts représentant les communs naturels, et les nouveaux partis de gauche représentant un nouveau (post)industrialisme, nous pourrions assister à l’émergence de nouvelles coalitions majoritaires dont les communs seraient l’élément fédérateur ». Les institutions garantes du bien public restent au programme, afin d’éviter un glissement vers des philosophies politiques communautaristes ou individualistes, à l’image de ceux qui projettent une société dans laquelle les individus passent des contrats entre eux, sans jamais faire société.

 

Ainsi, les auteurs n’envisagent pas, pour le moment, la disparition du capitalisme et des Etats-Nations, ils imaginent plutôt les moyens de les subordonner aux communs, de procéder à une forme d’enclotûre, en référence à ce qu’ont subi les communs à partir du Moyen-Âge, écrasés jusqu’à l’os entre l’Etat et le marché. L’heure de la revanche aurait-elle sonnée ?

 

Manifeste pour une véritable économie collaborative : Vers une société des communs, Michel Bauwens, Vasilis Kostakis, Charles Léopold Mayer éditions, avril 2017, 110 pages.

Sauver le Monde, Michel Bauwens, Paris, Les liens qui libèrent, mars 2015, 272 pages.

Le pair-à-pair et l’évolution humaine, Michel Bauwens, P2P Fondation, 2005

 

Article publié dans le magazine Socialter #24
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