Quand les écrans se font un film

Le musée Dapper, Paris 8e.

Le musée Dapper, Paris 8e.

Le 22 octobre dernier, je me suis encanaillée, j’ai fait une excursion dans l’Ouest chic parisien, à deux pas de l’avenue Foch. J’étais venue assister à une présentation Hotspot de Médiamétrie au musée Dapper, jouxtant l’ambassade de la République du Congo, a priori un de ses financeurs.

Le titre de ce Hotspot : « les écrans se font un film ». Il s’agissait de faire le point sur la diffusion des films de cinéma à la télévision mais aussi en VOD, en DVD…

La présentation de l’étude en PDF : Hotspots 2013 les écrans se font un film

Quelques ordres de grandeur pour comparer l’exploitation des films sur les différents canaux de diffusion
(chiffres 2012)

Cinéma
=
204 millions d’entrées
pour environ 39 millions de spectateurs
(5,25 entrées par spectateurs)
Moins bien qu’en 2011 à cause du phénomène Intouchables et ses 16 millions d’entrées,
mais globalement la fréquentation des salles augmente depuis 2001

DVD
=
120 millions de DVD vendus
(-7%)

VOD
=
60 millions d’actes payants,
13 millions d’adeptes de la VOD
(tendance à la stagnation)

TV
=
plus de 2 milliards de téléspectateurs,
près de 800 000 spectateurs par diffusion

La télévision reste donc de loin l’écran le plus populaire quand il s’agit de regarder un film… Et pas dans n’importe quelles conditions, près de 15% des foyers sont aujourd’hui équipés en home cinéma. Approximativement 1 700 films sont diffusés en télé chaque année.

Voir et revoir
Médiamétrie a passé au crible 10 films représentatifs pour comprendre comment ils avaient été vus. Il en ressort que les films sont peu revus d’un canal à l’autre. 31% ne les ont vus qu’au cinéma et 59% les ont vus uniquement ailleurs qu’au cinéma, seuls 9% les ont vus au cinéma et sur un autre canal. Il y aurait donc potentiellement une concurrence entre les canaux de diffusion ou alors une segmentation très forte du genre « il y a des films que je veux voir au cinéma et d’autres que je préfère voir à la télé ».  Autres trouvailles de Médiamétrie, il y a une corrélation positive entre un succès au cinéma et un succès en télé (on s’en serait un peu douté…) et le passage en télé permet d’élargir le public du film (même remarque). Pour conclure Médiamétrie a associé un mot clé par canal :

Cinéma = découverte / DVD = possession / VOD = praticité / Télé = démocratisation.

A voir page 18 à 22 de l’étude : plus d’infos sur les critères de choix par type de canal.

La chronologie des médias
Il a bien sûr été question de la sempiternelle chronologie des médias ou comment allonger au maximum la durée de vie d’un film afin d’optimiser sa diffusion et préserver l’exploitation cinéma de la concurrence des autres écrans. Un film qui commence son exploitation en salles, c’est à dire qui passe par la filière de production cinéma est soumis à un certain nombre de règles de diffusion. Les 4 premiers mois d’exploitation de ce film sont réservés exclusivement aux salles de cinéma, et par extension aux festivals de cinéma. De nombreux films disparaissent des salles au bout de deux semaines d’exploitation, mais ils restent inaccessibles aux autres écrans pendant ses 4 mois. Passé ce délai, le film peut être édité en DVD et distribué sur les plateformes de VOD (Canal Play, Univers Ciné…). 10 à 12 mois après sa sortie au cinéma, il peut ensuite être diffusé sur des TV payantes premium comme Canal +, à ce moment-là le film n’est plus disponible en VOD sur les plateformes concurrentes de la chaine premium. 20 à 24 mois après la sortie en salles, il y a une deuxième fenêtre de diffusion sur une chaîne de TV payante (Orange Cinéma SériesCanal Plus Cinéma…). Ce n’est que 30 à 36 mois après la sortie du film (jusqu’à 3 ans donc) que le film peut accéder aux chaines gratuites (TF1, France 2, W9, NRJ 12…), il est de nouveau disponible en VOD et il peut être ajouté au catalogue de SVOD comme Canal Infinity. La SVOD, c’est la même chose que la VOD à la différence que vous ne payez pas à l’acte, vous payez un abonnement mensuel qui vous donne un accès illimité aux films du catalogue. Les catalogues SVOD et VOD sont donc très différents. Ceux qui ont fait l’expérience de s’abonner à Canal Infinity en pensant que c’était Canal Play en mode forfait comprendront ce que je veux dire. La SVOD est donc la mal aimée de la chronologie des médias… et pour une raison sans doute assez triviale : bloquer la route à Netflix, le leader de la SVOD aux Etats-Unis.
Visualisez en détails, page 24, la chronologie des médias en France.

Une zone blanche juste après la sortie en salles
Médiamétrie l’a souligné, cette chronologie et la tendance des films à rester de moins en moins longtemps à l’affiche ont pour conséquence de rendre indisponibles nombre de films peu de temps après leur sortie. Un créneau de choix pour les plateformes de diffusion illégales, en tous cas pour ceux qui ne sont pas regardants sur la qualité vidéo, en effet le film n’étant pas encore sorti en DVD ou en VOD, il s’agit souvent de captations sauvages dans les salles de cinéma. Ce créneau d’indisponibilité apparaît d’autant plus absurde que les films pourraient bénéficier des campagnes de communication accompagnant la sortie cinéma et les débats médiatiques et critiques qui ont peu naître autour de leur sortie. Bref que fait la police ?

Après la présentation de l’étude, une petite table ronde s’installe :

Les invités :
Bruno DELECOUR – CEO, FilmoTV (SVOD)
Agnès LANOE – Directrice de la Prospective et de la Stratégie, ARTE France
Tristan du LAZ – Directeur Général Adjoint, TF1 Vidéo
Bernard TANI – Directeur TV et VOD, Orange

Les invités ont débattu de la rigidité de la chronologie des médias, cela dit personne ne semblait la remettre en question, chacun y trouvant plus ou moins son compte. Certains aménagements sont par contre attendus comme celui de réduire le délai de diffusion en VOD/DVD des films de l’été pour pouvoir les sortir à Noël, ce qui permettrait de doper (encore plus) les ventes des blockbusters de l’été. Ils étaient unanimement favorables à l’idée de réduire à 3 mois après la sortie en salle la diffusion en VOD/DVD. A noter, qu’il n’y avait de représentants des exploitants de salle pour apporter des éléments contradictoires.

Bernard Tani (Orange) a prôné les expérimentations au cas par cas en dehors des règles de la chronologie des médias : sortie simultanée ou avant la salle… Il est favorable à la mission Lescure qui soutient l’intérêt d’octroyer des dérogations aux films qui ont raté leur sortie en salles. S’il est difficile de prévoir le succès ou l’échec d’un film avant sa sortie, au bout d’une semaine au maximum les dés sont jetés. Il faudrait donc pouvoir rattraper un film en difficulté en l’extrayant de la contrainte de la chronologie des médias. Les films indépendants qui sortent sur 30 copies ou moins sont en particulier visés.

La situation aujourd’hui est la suivante selon Bruno Delecour (Filmo TV), 1 film sur 2 ne passe pas sur les chaines en clair, le nombre de films qui sortent en salles augmente, leur durée de vie à l’affiche diminue (mathématiquement c’est logique), certains films sortent même sur des grilles aménagées (pas de séance toute la journée). L’indisponibilité de certains films sur les plateformes VOD est souvent le fait de certaines chaînes qui ont négocié le gel des droits VOD, ce qui est une source de frustration importante pour le public. Il est convaincu qu’il convient de  démultiplier les offres de diffusion d’un film.

Agnès Lanoe (Arte) s’est exprimée essentiellement sur la catch-up, ils expérimentent des offres parallèles en gratuit et payant. Par exemple, il est possible de suivre sur Arte et en catch-up une série au fur et à mesure de sa programmation ou l’acheter en intégralité en VOD pour ceux qui ne veulent pas attendre. La gratuité, selon elle, génère du payant, car elle permet une forte exposition et du bouche à oreille. Proposer un documentaire en VOD avant sa diffusion en télé est peu convaincant, alors que l’inverse fonctionne. Tristan du Laz (TF1 vidéo) confirme que le passage d’un film sur Canal Plus relance les ventes DVD (pas VOD puisque pendant la diffusion sur Canal, la VOD est gelée !).

Bernard Tani (Orange) explique la stagnation des ventes VOD par le contexte général de baisse des dépenses des ménages, par un manque de films locomotives (comme Intouchable, The Artist…), mais également par le développement de l’offre de télé de rattrapage (catch-up). Aujourd’hui les chaînes proposent des programmes inédits en catch-up, en particulier des séries, et concurrencent ainsi la VOD et les chaînes payantes. Ce qui gêne le plus l’opérateur, c’est qu’il n’y a pas de modèle économique viable autour de la catch-up, dont l’intégralité des coûts techniques est supportée par les opérateurs alors que l’ensemble des revenus est perçu par les chaînes. Agnès Lanoe (Arte) assise à côté de lui ne relève pas. Un ange passe. Bernard Tani reprend et prévoit une destruction de valeur du service de catch-up si aucun rééquilibrage ne s’opère à l’avenir. Toujours aucune réaction d’Agnès Lanoe. Il précise également que le service de catch-up n’est pas comparable avec les services Web sur télé (YouTube, Google tv…) qui entrent eux dans le champ de la Net neutralité, la catch-up, elle, est liée à l’équipement de la Box TV et nécessite une disponibilité de service tout autre.

Tristant du Laz (TF1 vidéo) tente de contrer Bernard Tani en lui suggérant de voir la catch-up comme un élément déclencheur d’abonnement aux services des opérateurs. Bernard Tani rétorque que cela fait bien longtemps que la catch-up est un must-have pour tous les opérateurs et qu’elle ne représente plus un avantage compétitif. Il insiste sur le fait que le partage de la valeur de cette offre est dans l’intérêt de tous. Il a l’air bien le seul à le penser autour de la table…

Bruno Delecour reprend la parole pour défendre la SVOD, son pré-carré à lui, demandant à ce qu’elle soit alignée sur les fenêtres de diffusion des chaînes payantes, à l’instar de la VOD qui s’est calée sur le créneau du DVD. Le potentiel de la SVOD est très fort à terme, car la SVOD est adaptée aux nouveaux usages et aux attentes du public. Il prend pour preuve le succès de Netflix aux Etats-Unis. La SVOD permet de libérer l’acte de visionnage, le paiement à l’acte est défavorable aux films fragiles ou peu connus, l’offre illimitée permet de faciliter la découverte des films.

Tristan du Laz (TF1 vidéo) s’énerve contre le recul d’HADOPI, qui selon lui est responsable du redémarrage du piratage et peut expliquer la stagnation voire le recul de la VOD. Bruno Delecour rappelle que l’arrêt de Mega Upload a dopé les actes payants en VOD. Il y a donc bien, selon lui, une relation de cause à effet. Il est d’ailleurs possible de mesurer le phénomène, il suffit d’observer l’explosion du nombre de liens de films sur Youtube. Au Royaume-Uni et en Allemagne, la vente vidéo physique et digitale sont de nouveau en croissance sous l’impact de la HD et du Blu-Ray, en France le Blu-Ray peine à s’installer, la VOD recule et le DVD s’effondre (-20% sur les nouveautés). La faute au piratage selon Tristan du Laz. Le piratage est d’autant plus fort que la valeur d’un film n’est pas perçue (le film ne mérite pas un acte payant…).

Bernard Tani (Orange) reste prudent, il parle d’un report probable du téléchargement illégal sur les sites de streaming illégaux, mais il n’a pas de chiffres. Pour lui, le piratage n’est pas une fatalité, il s’agit d’améliorer l’offre légale en proposant par exemple des versions multilingues, de la HD, en anticipant des sorties (avant-première), etc. Il faut dire que pour un opérateur, au-delà des problématiques de légal/pas légal, le téléchargement et le streaming boostent l’utilisation des réseaux haut-débits et c’est quand même dans leur intérêt.

Pour conclure, les différents acteurs autour de la table ont clairement des intérêts divergents et ils donnent l’impression de morceler la diffusion d’un film, pour essayer chacun de leur côté d’en tirer le plus possible, sans s’inquiéter de qu’ils laissent aux suivants. Ils oublient ainsi de considérer l’œuvre dans son ensemble afin de faire des ponts, des rebonds et des relais entre les différents canaux. Et on dirait que ça ne sert ni les films, ni les modèles économiques de ces différents acteurs. Alors quand on n’arrive pas à s’entendre, il est plus facile de jeter la pierre aux offres illégales ou aux exploitants de salles, grands absents de cette table ronde, tout comme les producteurs et distributeurs, qui auraient pourtant eux une vision globale pertinente et complémentaire. Concernant les offres illégales, elles ont un boulevard devant les offres riquiqui des chaînes et des différents opérateurs. Dont acte. D’ailleurs c’est une des recommandations de la mission Lescure. Et concernant les salles de cinéma, elles jouent toujours un rôle primordial, celui de donner de la valeur à un film.

Bref j’ai assisté à un dialogue de sourds.

Cela dit, les petits fours étaient très frais. Et le musée Dapper, je ne saurais dire, j’ai traversé l’exposition en coup de vent, rapport aux petits fours, au fait que j’étais en retard pour mon prochain rendez-vous et qu’il me tardait de rentrer fissa dans l’Est parisien…

Chrystèle Bazin