Reconnaître et valoriser la pair-aidance et la proche-aidance
L’entraide entre personnes vivant des situations similaires, que l’on nomme la pair-aidance, est de plus en plus reconnue et la question des proches-aidants, toutes situations confondues, a connu des avancées récentes. L’alliance avec les pairs et les proches semble essentielle pour évoluer vers un système de soin et d’accompagnement plus juste et plus efficace.
Depuis quelques années, la reconnaissance des savoirs-patients, l’intégration de patient-enseignants dans les cursus de formation de médecine et l’engagement de médiateurs en santé pair dans différentes structures, qu’elles soient médicales, médico-sociales ou sociales, démontrent les apports bénéfiques de la pair-aidance dans le champ de la santé. En outre, l’État français a fait du soutien des proches aidants un enjeu majeur en l’inscrivant dans des plans nationaux, à l’instar de la stratégie nationale de mobilisation et de soutien 2023-2027 pour les aidants. Si la volonté d’intégrer les personnes concernées dans les processus d’accompagnement semble établie, les mécanismes de soutien restent cependant très insuffisants pour qu’elles puissent le faire durablement.
Des débuts difficiles pour les pairs-aidants
En 2012, le Centre collaborateur de l’OMS pour la psychiatrie (CCOMS) a initié un programme expérimental de recrutement de travailleurs pairs dans le champ de la santé mentale, créant au passage le statut de médiateur en santé pair. Le rapport final sur le projet fait mention de réactions virulentes en provenance de la Fédération nationale des associations d’usagers en psychiatrie (Fnapsy) et des syndicats infirmiers. Selon la Fnapsy, les médiateurs en santé pair, en étant plongés quotidiennement dans une équipe soignante, peuvent mettre à mal leur propre rétablissement et se retrouver dans des conflits d’intérêts avec les soignants. Le rapport consigne, en effet, un certain nombre de difficultés d’insertion des médiateurs en santé pair dans les équipes, ainsi que des rechutes pour un tiers d’entre eux, et conclut à la nécessité d’améliorer le programme sur le statut et la définition du rôle des travailleurs pairs. Les syndicats d’infirmiers et certains psychiatres, de leur côté, se sont opposés au projet, arguant du fait que les médiateurs en santé pair n’étaient pas soignants et qu’ils allaient donc déqualifier la prise en charge au détriment des patients. En outre, leur recrutement risquait d’entrer en concurrence avec l’embauche nécessaire « d’agents qualifiés titulaires d’un diplôme d’aide-soignant ou d’infirmier ». Les auteurs du rapport ont analysé leur réaction comme un « déni de la possibilité d’une compétence nourrie par l’expérience. Ce déni traduit l’incorporation de la norme sociale de professionnalisation des métiers de la santé selon laquelle la capacité de dispenser des soins ou d’apporter un soutien ne peut s’acquérir en dehors d’une formation académique. À ces arguments sont venus s’ajouter des discours traduisant des représentations sociales d’incurabilité de la maladie mentale ou des personnes souffrant de troubles psychiatriques encore prégnantes dans la société française. Or, ce sont justement ces représentations que les promoteurs de ce projet cherchent à transformer ».
Aujourd’hui, la présence des travailleurs pairs dans les équipes de soin s’est développée et globalement la pair-aidance a gagné en légitimité, mais la formation des pairs-aidants reste sujet à polémique alors qu’elle « est la garantie du professionnalisme, alerte Olivia Gross, responsable de la licence 3, Sciences Sanitaires et Sociales, parcours « médiateurs de santé pairs » à l’Université Sorbonne Paris Nord, seule formation longue de ce type en France. Ce n’est pas être malade qui est un métier, comme on peut encore l’entendre, « c’est d’avoir réussi à professionnaliser ses expériences en rapport avec la maladie. Ce qui compte c’est d’être utile à la personne que j’accompagne », déclare, ainsi, Jodi Clarke, portant une double casquette dans le projet SIIS : travailleur social et pair-aidant. En outre, « les médiateurs en santé pair doivent se plier à une déontologie d’équipe, comprendre la posture des uns et des autres et articuler leur action avec celle des soignants. Cette éthique de l’interstice, nous la travaillons en formation. D’aucuns rétorquent que, à trop former les pairs, ceux-ci vont perdre leur singularité. Mais, depuis quand préfère-t-on avoir des acteurs non formés dans le système de santé ?», s’étonne Olivia Gross.
Vers une professionnalisation des travailleurs pairs en santé mentale
L’offre de formation en pair-aidance commence à s’étoffer mais reste maigre : l’université Sorbonne Paris Nord et l’université de Bordeaux ont chacune une licence incluant un parcours médiateur en santé pair et il existe sept diplômes universitaires (non certifiants) dans différentes villes de France : université de Lyon 1, université de Tours, université de Nantes, université Grenoble Alpes, université Paris Cité et Université Aix-Marseille. Ce dernier DU a été lancé en 2022 par le CoFor (Centre de formation au rétablissement) à la faculté de médecine d’Aix-Marseille situé au sein de l’hôpital de la Timone. Inspiré d’un module « Métiers de l’Entraide et de l’Auto-Support », élaboré et animé par des étudiants en formation personnelle au rétablissement au CoFor, le diplôme universitaire répond à « un besoin des étudiants de monter en compétence et de se former plus formellement sur les métiers de la pair-aidance », rapporte Jean-François Dupont, coordinateur du DU et lui-même pair-aidant.
Face au peu de formations certifiantes et à un besoin croissant de travailleurs pairs, de nombreux pair-aidants apprennent, alors, leur métier en le pratiquant, avec les risques de se mettre en difficulté, comme souligné par la Fnapsy. Pour contribuer à améliorer la situation, Yves Bancellin, lui-même concerné par les troubles psychiques, a créé Esper Pro à Marseille, une plateforme de professionnalisation de la pair-aidance. « On propose différentes formations sur mesure ou en partenariat : formation au rétablissement, premiers secours en santé mentale (PSSM), méthode Individual Placement and Support (IPS), mais aussi des formations en situation réelle », détaille-t-il. Les personnes souffrant de troubles psychiques résidant à Marseille peuvent contacter Esper Pro afin de demander un accompagnement en milieu ordinaire réalisé par les médiateurs en santé pair en cours de formation, supervisés par des travailleurs pairs expérimentés. Ces derniers sont aussi amenés à sensibiliser et à former des professionnels de santé. C’est un point essentiel pour garantir la bonne intégration des pairs-aidants dans les équipes. Isabella Bourrachot, salariée à Esper Pro, accompagne ainsi des intervenants en médico-social, des infirmiers en pratique avancée ou encore des associations de tutelles et de curatelles. Elle a, par exemple, organisé une heure de sensibilisation sur le trouble de la personnalité borderline auprès d’internes, d’infirmiers et de psychiatres d’un service de l’hôpital de la Conception à Marseille. Elle a pu prendre la mesure de la méconnaissance de ce trouble chez les soignants et de l’importance que des personnes concernées viennent leur en parler. « Je leur ai raconté mon parcours en tant que personne touchée par ce trouble : comment cela s’est manifesté chez moi, ce que je mettais en place pour aller mieux et vivre avec. Plus tard, la psychiatre du service m’a confié que mon témoignage avait aidé les soignants à mieux faire la part des choses entre la pathologie et la personne, ce qui les conduit à être plus en empathie avec leurs patients et moins stigmatisants. Les personnes qui souffrent de ce trouble sont, en effet, souvent considérés comme des cas difficiles. Par exemple, ils ont compris que ce qu’ils prenaient pour des situations où la personne jouait la comédie, faisait semblant d’être malade, était en fait une manifestation du trouble en soi », rapporte-t-elle.
Les pairs-aidants agissent aussi en dehors du secteur purement médical
Isabella Bourrachot est aussi médiatrice en santé pair au 3bisf, un centre d’art dans un hôpital psychiatrique à Aix-en-Provence. Elle vient en soutien de l’accueil des patients qui visitent le centre et installe des temps d’échanges avec eux. Elle accompagne aussi l’équipe du 3bisf, en explicitant certains comportements, en suggérant des évolutions, etc. Autre exemple, lors des dernières semaines d’information en santé mentale, en octobre 2023, le CoFor a expérimenté le dispositif des bibliothèques vivantes à l’Alcazar à Marseille. Les bibliothèques vivantes proposent de remplacer les livres par des personnes, appelées « livre vivant ». Le public peut ainsi s’entretenir en tête à tête avec une personne qui vit des troubles psychiques et briser un certain nombre d’idées reçues. Le dispositif existe aussi pour d’autres sujets, comme la précarité, les migrants, le sexisme, etc. Dans le cas de la bibliothèque vivante proposée par le Cofor, les participants avaient rédigé un témoignage sur leur vie, dans le cadre d’un atelier d’écriture, qu’ils ont lu aux visiteurs et c’est sur cette base que la discussion s’enclenchait. Dernier exemple, dans le cadre de l’exposition Réalité(s) — un projet artistique autour des altérations mentales — l’artiste photographe Agnès Mellon a prototypé avec Anouck Ferriol, concernée par les troubles psychiques, une médiation culturelle par les pairs. Il s’agissait pour Anouck de faire visiter l’exposition au public, en transmettant l’intention artistique des œuvres, tout en donnant sa propre interprétation avec l’objectif d’ouvrir une discussion avec les visiteurs et peut-être de faire bouger les représentations et faire reculer les clichés sur la santé mentale.
La présence de travailleurs pairs agit, ainsi, à plusieurs niveaux, offrant aux soignants et accompagnants un regard complémentaire sur la maladie, luttant contre les stéréotypes, éclairant des comportements et veillant à mieux intégrer et impliquer les personnes dans leur parcours de soin et d’accompagnement. La philosophe Catherine Tourette Turgis plaide depuis longtemps pour la formation des personnes malades et pour la mixité d’étudiants soignants et étudiants patients dans les formations, avec l’Université des patients notamment. Son expérience des premières années Sida lui a appris que « le malade n’est pas le problème. Il fait au contraire partie de la solution. Il convient alors de le prendre en compte et non de le prendre en charge ». Cette philosophie qui adopte une approche par les capacités et non par le déficit (la maladie) se retrouve dans les pratiques orientées rétablissement qui irriguent toutes les approches mentionnées précédemment (cf. Article Viser le rétablissement e santé mentale).
Les proches-aidants dans la bataille
Toutes maladies et situations de handicap confondues, entre 8 et 11 millions de personnes sont proches aidantes en France. Leurs aides se concentrent majoritairement sur la vie quotidienne (courses, démarches médicales et administratives, etc.), mais elles sont aussi un soutien moral pour les personnes aidées et parfois endossent un rôle de coordination des soins (care manager). Ainsi, elles organisent une présence suffisante de proches et de soignants auprès des personnes, elles font le lien entre différents secteurs du social, du médical et du médico-social encore très cloisonnés en France, etc. La reconnaissance du rôle des aidants dans la santé se traduit notamment par la mise en place d’un revenu de remplacement sous forme d’aide financière pour compenser une perte de salaire (APJA) et de différentes mesures favorisant un droit au répit (aide à domicile, congé proche aidant, etc.).
Il s’avère également crucial de proposer des formations aux aidants afin qu’ils puissent apprendre à aider et à se protéger, car beaucoup s’épuisent à aider et finissent par craquer. C’est ce que propose, par exemple, Profamille, un programme psycho-éducatif qui nous vient du Québec et qui s’adresse aux proches de personnes souffrant de schizophrénie ou de bipolarité. « En suivant ce programme, j’ai pu comprendre la maladie de mon frère et la façon dont elle le touche. C’est important de le comprendre afin de mieux communiquer et surtout avoir des attentes justes vis-à-vis de lui. J’ai transmis à mes parents tout ce que j’ai appris, ce qui nous a permis de changer notre regard sur lui et cela nous a sortis du désarroi dans lequel nous étions bloqués. Avant j’étais toujours dans l’anticipation de la prochaine crise, dans la peur permanente qu’il lui arrive quelque chose de grave. Aujourd’hui, je me sens beaucoup plus armée et plus sereine, plus bienveillante aussi avec lui et j’ai à présent un réseau d’entraide avec des personnes qui vivent la même chose que moi. Et puis, j’ai appris à poser des limites… », raconte Natacha Martinet, qui, en plus d’être proche-aidante, est infirmière santé au travail à l’Hôpital de la Conception à Marseille.
La méthode de l’Open Dialogue, détaillée dans l’article (Ré)ouvrir le dialogue, redonne, en outre, une place aux proches, souvent exclus dans les approches psychiatriques traditionnelles qui se concentrent sur la relation soignant-soigné. Cette intégration des proches est cohérente avec la bascule de soins psychiatriques en hôpital vers des suivis intensifs à domicile accompagnés par des équipes de résolution de crise comme ULICE ou dans des lieux alternatifs à l’hospitalisation comme le Lieu de Répit (cf. Article Déployer des équipes mobiles et pluridisciplinaires).
Rétablissement, dialogue ouvert, alternatives à l’hospitalisation, démédicalisation de la santé mentale, pairs-aidants et proches-aidants, les contours d’un autre système de soin et d’accompagnement s’affinent. Il ne reste qu’un point à aborder, celui qui nous concerne tous et qui fera l’objet du prochain et dernier article : renverser le regard de la société sur la santé mentale.
Suite et fin : Renverser le regard de la société sur la santé mentale