Renverser le regard de la société sur la santé mentale

Stéréotypes, tabous, silence, honte, peur, rejet… Comment faire évoluer les pratiques de soin et d’accompagnement si la façon dont notre société aborde culturellement la santé mentale ne change pas ? Car, contrairement à ce que beaucoup imaginent, cette dernière dépend tout autant de l’inclusion sociale que de la médecine.

Lorsque le psychiatre italien Franco Basaglia a défendu la fermeture des asiles dans les années 1970 — son combat a conduit à l’abolition en 1999 des hôpitaux psychiatriques en Italie (loi 180) — « ce n’était pas pour faire sortir les « fous » mais pour faire rentrer ceux qui pensaient être dehors… », raconte le psychologue Fabio Fioramanti.  « Nous sommes, en effet, tous concernés par la santé mentale, rappelle la psychiatre Aurélie Tinland. Nous sommes nombreux à vivre des traumatismes qui engendrent des troubles psychiques, que ce soient les hallucinations auditives, les troubles anxieux, les dépressions, les troubles obsessionnels, etc. Tout cela n’est pas si anormal qu’on le pense, c’est même le contraire, parce qu’on est des êtres humains et qu’au bout d’un moment, la vie fait que, forcément, on rencontre des souffrances psychiques ». En revanche, nous sommes peu à le reconnaître et l’injonction à une soi-disante normalité reste la règle, « pour moi la maladie, c’est la normose, c’est vouloir que tout le monde soit normal. S’il y a une maladie, c’est celle-ci », déclare, ainsi, Anouck Ferriol, une étudiante du CoFor. Ce regard social normatif construit des stéréotypes, entretient des peurs et aboutit in fine à une stigmatisation et à une exclusion sociale des personnes qui ne s’y conforment pas.

De la maladie psychique au handicap psychique

La différence entre une maladie et un handicap tient notamment dans la réponse qu’on y apporte. Dans le premier cas, la réponse est thérapeutique et le but espéré de réparer le vivant, dans le second cas, la réponse est sociale et la finalité attendue est de s’adapter aux capacités des personnes concernées. Ainsi, les bus ou les trains peuvent être aménagés de manière à favoriser leur usage par des personnes à mobilité réduite, ou encore les modes et espaces de travail peuvent être pensés pour mieux tenir compte des personnes atypiques (hypersensibilité au bruit, à la lumière, espace pour s’isoler, etc.). Considérer les troubles psychiques comme un handicap fait basculer en partie la responsabilité de la réponse de la personne concernée et des soignants vers chacun d’entre nous, ce serait, en définitive, à nous de nous adapter et non l’inverse.

Certains cinémas et théâtres, à l’instar de la Criée à Marseille, mettent, par exemple, en place des séances « relax », avec l’aide de la structure Culture Relax et la présence de médiateurs. Dans ces séances dites inclusives, il est possible et accepté de se lever au milieu de la représentation, de sortir, de revenir, d’avoir des réactions inhabituelles. D’après Culture Relax, les séances ne sont pas plus animées que les séances classiques avec des enfants ou des adolescents, car l’ensemble du public étant informé du principe, les réactions d’incompréhension et d’agacements disparaissent et, la pression de regard de l’autre s’estompant, les personnes habituellement agitées, seraient plus « relax ». Autre exemple, le réseau des cafés Joyeux ouvre des restaurants qui emploient des personnes en situation de handicap ou troubles cognitifs (trisomie, autisme, etc.). Venir déjeuner dans un café Joyeux, c’est accepter de s’adapter à l’autre et à son rythme, et non d’imposer le sien et de générer du stress. L’adaptation à un handicap serai donc un premier pas vers la compréhension de ce que peuvent vivre des personnes avec un fonctionnement psychique différent de la majorité de la population.

Parler de handicap permet, en outre, d’aborder la santé mentale par le prisme des discriminations et des inégalités. Cette dimension est souvent sous-estimée alors qu’elle est déterminante dans le soin et l’accompagnement d’une personne en détresse psychique. La psychiatre Emma Beetlestone constate, en effet, que « beaucoup de situations en psychiatrie relèvent plus du social que du médical. Par exemple, l’addiction peut demander un regard de soignant, mais il est beaucoup plus question d’exclusion sociale que de maladie ». Les inégalités se juxtaposent, et parfois précèdent, un problème de santé mentale, ainsi « le rétablissement en santé mentale ne peut pas se faire sans la prise en compte d’une dimension de justice sociale, défend la psychiatre Aurélie Tinland. On a beaucoup plus de difficultés à se rétablir quand on est discriminé, quand on est pauvre, quand on n’a pas de logement. Donc le rétablissement, ce n’est pas qu’une question de volonté personnelle, on ne renvoie pas la responsabilité de la maladie sur les personnes elles-mêmes comme je l’entends parfois. »

En outre, la stigmatisation dont sont victimes les personnes concernées engendre systématiquement de l’auto-stigmatisation. Jean-François Dupont, coordinateur du CoFor (Centre de formation au rétablissement en santé mentale) constate, ainsi, que tous ses étudiants souffrent d’exclusion sociale et s’auto-stigmatisent. Réduire cette auto-stigmatisation, selon l’expérience du CoFor, constitue le premier moteur du rétablissement, car les personnes retrouvent confiance dans leurs capacités et dans le fait qu’elles ont une place dans la société. « Il ne s’agit pas tant de les aider à vivre avec leur maladie, même si c’est un résultat très positif, que de les aider à se sentir comme tout le monde, avec les mêmes droits que tout le monde », confirme Emma Beetlestone. Si le rétablissement est un parcours personnel, « c’est aussi un parcours qu’on ne peut pas faire seul, ajoute Fabio Fioramanti. Il doit être accueilli par la communauté. C’est donc aussi un sujet d’inclusion ».

Passer du handicap à l’acceptation de la différence

« Nous méconnaissons la réalité des souffrances mentales parce qu’on s’en protège tout le temps et parce qu’on ne veut surtout pas être assimilés de quelque façon que ce soit à des malades mentaux et se retrouver ségrégués comme eux », analyse la psychiatre Aurélie Tinland. Pourtant, selon elle, nous aurions plus à gagner à apprendre de leur expérience que de les mettre à l’écart. Si les initiatives comme les cafés Joyeux ou les séances Relax font progresser la visibilité des troubles psychiques dans l’espace social et les rend plus familiers, Emma Beetlestone estime qu’il faudrait aller plus loin. Elle milite pour maintenir les personnes qui présentent des troubles psychiques dans ce qu’elle appelle le milieu ordinaire, c’est-à-dire celui que nous fréquentons tous, les clubs de sport, les activités culturelles, les lieux d’apprentissage, etc., plutôt que de recourir à des milieux protégés comme les hôpitaux de jour, les Centres d’Accueil Thérapeutique à Temps Partiel (CATTP), les activités thérapeutiques. Elle estime qu’il convient d’aider les personnes à faire face aux préjugés et à la violence du regard des autres au lieu de les rendre dépendants des institutions psychiatriques. Cette cohabitation sociale permettrait une visibilité accrue des personnes concernées par les troubles psychiques et pourrait favoriser leur prise de parole dans la sphère publique. « Je n’étais pas très à l’aise pour parler de moi, mais au contact des autres étudiants du CoFor, j’ai commencé à avoir envie de parler, de témoigner, de sortir du placard. On utilise plutôt cette expression pour les homosexuels, mais c’est comme ça que je l’ai ressenti, j’ai fait mon coming-out psychique. Je trouve à présent que c’est une force de se rendre visible », témoigne Anouck Ferriol, lors d’une rencontre organisée à Marseille dans le cadre de l’exposition Réalité(s).

Ainsi, en fréquentant dans notre vie de tous les jours des personnes psychologiquement fragiles, avec des fonctionnements psychiques parfois très différents de ce que la société actuelle attend et tolère, nous pourrions plus facilement déconstruire nos stéréotypes sur la santé mentale, voire même apprendre à mieux connaître nos propres fragilités et comment y faire face.

Apprendre la différence

Dans l’esprit du secourisme et de l’assistance à personne en danger, l’association Premiers Secours en Santé Mentale forme des secouristes en santé psychique. Il s’agit d’être capable de repérer des états anxieux jusqu’à la dépression, des abus de substances addictives, voire de détecter le déclenchement d’une crise et d’avoir les bons réflexes. « On nous propose une façon d’aborder les personnes en crise ou de déceler des troubles au long cours. C’est intense mais accessible à n’importe qui », rapporte Clémence Didier, une étudiante qui a suivi la formation en 2019. « En même temps que cette formation outille, elle fait reculer l’ignorance et les préjugés sur la maladie mentale », résume Jacques Marescaux, président de PSSM France. D’autres initiatives tentent de nous faire ressentir physiquement ce que c’est d’être différent, à l’image du simulateur d’ententes de voix LOVE (pour Listen to Our Voices Experiment) qui regroupe, entre autres, un chercheur en neurosciences spécialiste de la schizophrénie, un psychiatre clinicien, un ingénieur spécialisé en acoustique et un artiste-chercheur en audio immersif. Comprendre et accepter des fonctionnements différents n’est pas une disposition naturelle, mais heureusement, la différence, ça s’apprend…

En conclusion, tant que la santé mentale sera résumée à la maladie mentale, elle relèvera du domaine presque exclusif de la psychiatrie et les facteurs d’inégalités sociales ainsi que les besoins sociaux des personnes passeront au second plan. Tant que nous considérerons qu’il y a d’un côté les malades et de l’autre les personnes saines, nous continuerons à stigmatiser et à mettre à l’écart des personnes en souffrance psychique.

Les contours d’un autre modèle de soin et d’accompagnement

Si l’on prend un peu de hauteur sur l’ensemble des pratiques alternatives en santé mentale décrites dans cette enquête, il apparaît qu’elles rejoignent des aspirations qui traversent la société. On y retrouve la tendance à la co-construction et à l’empowerment, l’attention au consentement des personnes et au respect des droits des minorités (validisme), la reconnaissance que nous sommes tous vulnérables et interdépendants, l’apprentissage par les pairs et la valorisation des aidants, ou encore le rejet des postures d’autorité et d’une trop grande verticalité du pouvoir incarnée par le patriarcat/paternalisme. Les pratiques alternatives décrites répondent également à l’apparition de nouveaux besoins en matière de santé, notamment les maladies chroniques qui demandent un accompagnement médical et social sur le temps long et la nécessité pour les personnes malades d’apprendre à vivre avec la maladie. Elles sont, ensuite, le résultat des orientations politiques en matière de santé depuis vingt à trente ans : maîtrise des dépenses de santé, réduction du nombre de lits d’hospitalisation et fermetures d’hôpitaux versus un développement du maintien à domicile, de l’ambulatoire, des téléconsultations et des équipes mobiles. Elles répondent, enfin, à la perte de sens des professionnels de santé, qui à l’image de la psychiatre Aurélie Tinland, se tournent de plus en plus vers des pratiques s’appuyant sur le rétablissement et la société inclusive.

Résumer le modèle qui semble émerger de toutes ces pratiques alternatives n’est pas chose aisée mais il est possible d’en déduire la colonne vertébrale : soins ambulatoires ; nouvelle articulation du soin et de l’accompagnement autour d’une plus grande pluridisciplinarité et de l’effacement des hiérarchies entre les spécialités ; développement de la pair-aidance, implication, soutien et formation des patients et des aidants ; recherche d’un nouvel équilibre entre médicamentation comme seul recours et pratiques de rétablissement, de recherche de consentement et de dialogue. Enfin, l’évolution de la philosophie du soin et de l’accompagnement implique également une nouvelle vision de la maladie du point de vue des personnes, elles-mêmes, malades, mais aussi du point de vue médical et sociétal. Qu’est-ce qu’une maladie au juste ? Vaste débat et débat en mouvement, rappelons-nous que l’hystérie et l’homosexualité ont été considérées comme des maladies mentales. Il ne s’agit pas, cela dit, de relativiser la souffrance des personnes concernées par des troubles psychiques, mais de prendre en considération la souffrance que nous infligeons collectivement en discriminant celles et ceux qui s’écartent d’une norme socialement acceptable et acceptée.

Certes, les transformations à l’œuvre sont loin d’être homogènes, la place accrue des technologies, des données et de l’Intelligence Artificielle dans la santé pourrait, par exemple, à travers la médecine prédictive et personnalisée, produire de nouveaux savoirs neurologiques mais aussi recréer des postures d’experts, de la verticalité dans les prises de décisions. Cependant, les technologies ne se développent pas hors du temps et de l’espace social, il est donc probable qu’elles intégreront en partie les tendances soulignées.