(Ré)ouvrir le dialogue
Dispositif innovant en France autour du soin et de l’accompagnement en santé mentale, la méthode de l’Open Dialogue vient outiller les équipes médicales et sociales, instaurant les bases d’un dialogue polyphonique où toutes les paroles sont légitimes et où personne ne parle à la place de l’autre.
Depuis les années 1950, la psychothérapie institutionnelle met l’accent sur la dynamique de groupe et la relation entre soignants et soignés, portant une critique radicale des conditions asilaires et luttant contre la ségrégation. L’exemple le plus emblématique reste la Clinique de la Borde, fondée par le neuropsychiatre Jean Oury. Aussi, la psychiatrie en France est traversée depuis longtemps par un courant humaniste, dans lequel s’est inscrit les groupes d’entraides mutuelles où le dialogue est central. En revanche, la psychothérapie institutionnelle n’a pas interrogé sa propre emprise sur la vie des personnes et cette asymétrie du pouvoir empêche l’instauration d’un dialogue réellement équitable et ouvert. La méthode de l’Open Dialogue — Dialogue Ouvert en Français — vient apporter une réponse à ce problème et propose un socle de dialogue plus large, en incluant les proches et d’autres compétences que celles purement médicales.
Élaborée dans les années 1980 par des praticiens et des chercheurs de l’hôpital de Keropudas, en Laponie dans le Nord de la Finlande, l’Open Dialogue est une approche qui organise et articule les soins à partir de l’écoute de la personne traversant un épisode psychotique. Cette méthode s’est déployée en Finlande dans un contexte plus global de déshospitalisation des soins psychiatriques et donc de développement des soins ambulatoires. Très documenté, l’Open Dialogue en Finlande est reconnu pour réduire fortement les taux de rechute, les taux d’hospitalisation et le recours aux médicaments, et permettrait à 75% des personnes ayant vécu un épisode psychotique de reprendre une vie normale dans les deux ans qui suivent la survenue de la crise, enrayant ainsi la dynamique d’exclusion sociale.
Les sept principes de l’Open Dialogue
Sept principes structurent la démarche : l’aide immédiate (sous 24 heures) ; l’inclusion de l’entourage personnel et professionnel (identifié par la personne concernée) ; la flexibilité et la mobilité de l’équipe ; la responsabilité du suivi ; la continuité psychologique ; la tolérance à l’incertitude ; le dialogue et la polyphonie. Concrètement, l’approche Open Dialogue alterne des entretiens individuels et des rencontres dites réflexives qui se déroulent avec la personne en souffrance psychique, l’entourage qu’elle a choisi (famille, amis, professionnels, collègues, voisins) et une équipe constituée de deux à trois professionnels (psychologues, infirmiers, médiateur de santé pair). « Parfois conviés aux réunions réflexives, les psychiatres deviennent une voix parmi les autres, ni réduite, ni amplifiée », explique Saphir Desvignes, chargée de recherche en santé publique au sein de l’association JUST et porteuse du projet Odamars (Open Dialogue à Marseille). Dans une réunion réflexive, chacun s’exprime en respectant le temps de parole des autres, mais peut tout autant garder le silence. L’équipe de professionnels va aider à reformuler, à identifier des émotions et des questionnements sous-jacents. Ces échanges, qui ont lieu habituellement entre soignants, se font ici face aux personnes, dans un dialogue ouvert et laisse à chacun la possibilité de réagir et de corriger certains ressentis et interprétations. « D’un côté, il y a les usagers qui, au creux ou au pic d’une crise, se sentent parfois projetés dans une impasse insoutenable, envahis par un chaos intérieur. De l’autre, l’entourage qui s’interroge avec beaucoup d’inquiétude sur ce qui est en train de se produire. L’incompréhension vécue par tout un chacun engendre des peurs : elle favorise une activité imaginaire irrationnelle et s’appuie souvent sur de grandes difficultés à s’expliquer. Chacun se pense seul avec sa vérité émotive ou sa vérité des faits et de son récit. L’écoute polyphonique, en signifiant qu’il existe au moins deux voix, va remettre en route l’existence de l’autre, disparu au travers de la crise, sa façon de comprendre le monde et son quotidien émotionnel », écrit Saphir Desvignes.
L’Open dialogue en action à Marseille
Lancé en 2021, le projet Odamars qu’elle mène à Marseille est soutenu par la Fondation de France et l’AP-HM (Assistance Publique des Hôpitaux de Marseille). Il s’agit d’une Recherche-Action Collaborative (RAC) qui réunit des chercheurs, des professionnels, des usagers et des bénévoles afin d’accompagner et d’évaluer la pratique de l’Open Dialogue au sein de différents services de l’AP-HM. Odamars propose également des initiations et des formations à l’Open Dialogue.
L’artiste photographe Agnès Mellon, dont les photos illustrent les articles de cette enquête, porte un projet artistique autour de la santé mentale inspiré par sa sœur, Catherine, diagnostiquée avec une schizophrénie. Lors d’une période de crise récente, elles ont pu participer à des séances d’Open Dialogue organisées par ULICE (Unité locale d’intervention de crise et d’évaluation), une équipe mobile de résolution de crise de l’AP-HM. « Je parle déjà beaucoup et ouvertement avec ma sœur de sa maladie, mais je ne m’étais pas trop exprimée sur l’impact que cela a sur moi, émotionnellement (cf. « Dans l’intervalle, tenir », une fiction sonore guidée par leur histoire). J’ai appris à en parler pendant ses séances et elle en a tenu compte. Une autre de mes sœurs a pu venir aussi, elle était plutôt dans une posture d’évitement vis-à-vis de la maladie, n’en parlant jamais directement avec elle. Et là, je l’ai vu formuler ce qui l’énervait dans le comportement de Catherine et elle a eu des réponses », raconte-t-elle. Catherine Mellon confirme que ces séances lui ont permis petit à petit de dévoiler certaines choses auprès de ses sœurs, d’éclaircir certains comportements, comme le fait de se racler la gorge sans arrêt ou encore de rester prostrée sans rien dire : « Une de mes sœurs avait l’impression que je me sentais mal avec elle, alors que c’était le contraire, j’étais envahie par des voix, j’avais peur que quelqu’un me tue chez moi ou dans la voiture, mais je ne pouvais pas lui en parler. Le fait de passer du temps ensemble me faisait du bien, même si j’étais très mal ».
Agnès Mellon ajoute, en outre, qu’elle a apprécié le fait d’être intégrée à part entière dans l’équipe d’accompagnement qui inclut différentes compétences (psychiatre, psychologue, infirmière, pair-aidant, etc.). Elle a pu ainsi observer la façon dont sa sœur s’exprime auprès des autres : « ce qui m’a frappée, c’était qu’avec nous, sa famille, elle était prostrée et au bord des larmes pendant cette période, alors que face aux soignants, elle était beaucoup plus lumineuse, elle donnait le change. Je ne sais pas où se trouve la vérité, mais j’ai compris qu’il y avait des mécanismes relationnels qui s’étaient installés et qu’il fallait déconstruire. J’ai compris aussi qu’elle mentait pour cacher certaines de ses paranoïas auprès des soignants, mais aussi auprès de moi, alors que je pensais qu’elle se sentait suffisamment en confiance pour me dire les choses ».
Les séances d’Open Dialogue tentent de construire collectivement des réponses pour aider la personne en souffrance à aller mieux, mais c’est un travail complexe et fragile. Cette méthode a l’intérêt de favoriser la constitution d’un groupe de soutien autour d’elle, en intégrant mieux les proches et en démultipliant les points de vue et les compétences. Cependant, il existe encore peu de personnes formées en Open Dialogue et les moyens manquent, ce qui fait qu’aujourd’hui, la pratique s’appuie beaucoup sur du bénévolat, selon Camille Grégoire, membre du projet Odamars. L’Open Dialogue est notamment utilisé par les équipes de résolution de crise ULICE, par le Lieu de Répit et par le projet SIIS, trois dispositifs qui cherchent des alternatives à l’hospitalisation en psychiatrie et qui feront l’objet du prochain article de notre enquête.