Viser le rétablissement en santé mentale
Le rétablissement en santé mentale place la personne concernée au centre de son accompagnement, car les parcours de rétablissement n’ont de sens que s’ils sont pensés et menés par les personnes elles-mêmes. Sans être antipsychiatrique pour autant, le rétablissement s’appuie sur la connaissance de soi et de son trouble, ainsi que sur le partage de savoirs et d’expériences entre personnes vivant des situations similaires, et a pour objectif la recherche d’une vie (plus) satisfaisante.
« Je suis une personne et non une maladie », voilà en résumé, le combat d’une vie de Patricia Deegan. Diagnostiquée avec une schizophrénie à 17 ans, elle décide de devenir psychologue avec l’objectif de changer le système de soins psychiatriques américain de l’intérieur. Elle co-fonde, en outre, dans les années 1980-90, le mouvement pour le rétablissement en santé mentale avec un collectif d’anciens usagers de la psychiatrie. Ils dénoncent un système de santé qui nie l’humanité et la parole des personnes atteintes de troubles psychiques et qui bafoue leurs droits les plus élémentaires (soins sans consentement, privation de liberté, etc.). Ce mouvement résonne avec d’autres luttes sociales dans le domaine sanitaire, à l’instar de celui des malades du SIDA à la même époque, dont les revendications ont conduit à l’instauration en France d’un système de santé plus démocratique (droits des patients, comités d’usagers dans les hôpitaux, etc.).
Lille et Marseille ont été deux villes pionnières en France dans la mise en œuvre des pratiques orientées rétablissement avec le programme Un Chez soi D’abord et la constitution d’une équipe de santé mentale de rue avec des travailleurs pairs dans le cadre du programme MARSS (mouvement et action pour le rétablissement sanitaire et social). Contrairement aux Etats-Unis, l’impulsion donnée au rétablissement en France provient majoritairement de soignants issus de la psychiatrie communautaire et des professionnels en santé publique, même si les collectifs d’usagers y ont été associés depuis le début.
Le rétablissement en santé mentale recherche un équilibre entre traitement de la pathologie et maintien d’une vie satisfaisante, entre suppression des symptômes et préservation d’une vie sociale, entre assistance et autonomie. Certains effets secondaires des médicaments conduisent, en effet, à des prises de poids très importantes, à des pertes de libido, à des états de fatigue chroniques, etc., qui tendent à isoler les personnes, à détruire leur estime d’elles-mêmes et leur confiance dans leurs capacités à entreprendre des choses par elles-mêmes, comme travailler, se déplacer seul, faire des études, etc. Il s’agit donc de faire entrer dans l’équation médicale l’ensemble de la vie actuelle et à venir des personnes et non uniquement leurs symptômes. « Se rétablir est une approche résolument tournée vers l’avenir, elle incite les personnes à rester maîtresses des décisions majeures qui ont trait à leur vie, à accomplir des étapes utiles pour augmenter leur bien-être et à renouer avec l’espoir et le sentiment d’être capable d’apprécier la vie », explique, ainsi, la psychiatre Aurélie Tinland qui met en pratique le concept de rétablissement en santé mentale à Marseille depuis 2009, notamment à travers le CoFor, un centre de formation au rétablissement par les pairs.
Se rétablir en se formant : l’exemple du CoFor
Les recovery college ont émergé de façon informelle dans les années 1990 aux Etats-Unis. C’est à Londres, que le premier du genre a officiellement vu le jour en 2009. L’objectif des recovery college est de former les personnes souffrant de troubles psychiques à la connaissance d’elles-mêmes, de leurs troubles et aux moyens d’y faire face. Il en existe, à présent, plus de 80 au Royaume-Uni et le modèle s’est répandu dans une vingtaine de pays à travers le monde, dont en France, avec le CoFor (Centre de Formation au Rétablissement en santé mentale) créé en en 2016 à Marseille, en réponse à un appel à projet national concernant l’accompagnement à l’autonomie en santé. Les recovery college ont également inspiré des initiatives dans d’autre champ de la santé, à l’instar de l’université de patients centrée sur les maladies chroniques comme le cancer.
Au CoFor, la coordination du programme et la grande majorité des interventions sont assurées par des personnes concernées et impliquent les étudiants et les anciens étudiants. Depuis sa création, plus de 400 personnes y ont étudié et le centre a également ouvert un diplôme universitaire pour accompagner la professionnalisation des médiateurs en santé pair.
Globalement, le résultat le plus probant et le plus partagé, selon les évaluations réalisées par les chercheurs de l’AP-HM, est la réduction de l’auto-stigmatisation. « Les personnes se discriminent elles-mêmes parce qu’elles ont intégré le regard de la société sur les troubles psychiques et donc elles vont elles-mêmes décider qu’elles n’arriveront jamais à travailler, qu’elles n’arriveront pas à finir leurs études, qu’elles n’arriveront pas à avoir une famille, des amis, à être en couple. L’auto-stigmatisation c’est vraiment l’ennemi premier des personnes souffrant de troubles psychiques et nous avons mesuré une baisse significative de cette auto-stigmatisation chez les étudiants et étudiantes du CoFor », rapporte Aurélie Tinland.
Les paroles collectées auprès d’anciens étudiants du Cofor dans le cadre de cette enquête corroborent les propos d’Aurélie Tinland. Le principe de ne plus se résumer à sa maladie et de reprendre confiance dans ses capacités, semble, en effet, assez prégnant, comme en témoigne Dinah Kucharzewski : « Lors du premier cours, il y a eu un tour de table, j’ai dit, je m’appelle Dinah, je suis bipolaire et schizo-affective. Aujourd’hui, je ne me présenterais plus comme ça. Je dirais, je m’appelle Dinah et je suis étudiante en rétablissement au CoFor. Certes, je suis malade, mais je ne suis pas qu’une maladie, je suis aussi ce qu’il y a autour et je sais que je suis capable de faire des choses, je peux aider les autres, je sais qu’il y a des moyens de s’en sortir ».
D’autres témoignages décrivent une remise en mouvement, une vie sociale retrouvée. Hadrien Dupont, par exemple, garde peu de souvenirs précis de son passage au CoFor, mais lorsqu’il compare sa vie avant et après, il observe des changements importants : « Au CoFor, j’ai fréquenté des personnes qui étaient un peu dans le même cas que moi, même si chaque cas est unique. Ça m’a permis d’aborder la maladie sous un autre angle. Ça m’a remis le pied à l’étrier ». Aujourd’hui, il écrit des poèmes dont certains ont été édité dans le Revue des Archers, il joue de la clarinette et de la batterie dans le groupe Abeelifly — un jeu de mot autour du neuroleptique Abilify — avec des personnes rencontrées autour du CoFor. Il se produit en concert dans des bars de quartiers, il prend les transports en commun seul, rien de cela ne lui semblait imaginable, il y a quelques années.
Parmi les témoignages, on perçoit également une plus grande affirmation de soi avec cette idée de mieux faire respecter ses droits, dont les étudiants découvrent souvent l’étendue au CoFor, comme le décrit Isabelle Bostelle. Suite à une perte affective, elle a développé des troubles psychiques, puis elle a perdu la garde de ses enfants et pour finir elle s’est retrouvée à la rue et a plongé dans la drogue. Elle a été relogée dans le cadre du programme Un Chez Soi D’Abord, c’est ainsi qu’elle est entrée en contact avec les réseaux du rétablissement en santé mentale à Marseille et qu’elle s’est rapprochée du CoFor, dont elle est devenue une membre active. Elle retient de sa formation, l’accent mis sur les droits des personnes, car « quand on est vulnérable, il faut connaître ses droits, le droit du logement, le droit de la curatelle, le droit en lien avec la garde des enfants » déclare-t-elle.
Il ressort aussi une prise de conscience du besoin de prendre soin de soi et de l’importance d’être acteur et actrice de sa santé au lieu de tout attendre des soignants et des médicaments. « La maladie mentale, ce n’est pas que dans la tête, le corps est cassé, c’est un dérèglement global. Prendre soin de son corps, c’est aussi prendre soin de son mental. Je me suis inscrite dans un club de sport. J’ai aussi appris à me défendre physiquement, ça m’aide à me défendre mentalement », raconte Gabrielle Meistretti. Elle a découvert le CoFor via une ancienne étudiante et s’y est inscrite après une période d’hospitalisation : « En clinique, on est coupé de tout et quand on sort, on se retrouve seul, il n’y a pas de SAS. Le CoFor m’a donné un rythme et m’a remis en contact avec un groupe. On ne peut pas s’en sortir seul. »
Il apparaît, toutefois, que les parcours de rétablissement sont fragiles. Lors de rechutes, les apprentissages ne sont pas toujours activés, à l’instar des plans de rétablissement ou des directives anticipées. « C’est un document dans lequel on inscrit une personne de confiance à prévenir, les médicaments que l’on accepte ou pas, les endroits où l’on veut bien être hospitalisé ou si l’on préfère bénéficier d’une équipe mobile. On y décrit aussi les signes avant-coureurs ou déclencheurs d’une crise. Avant de me retrouver à l’hôpital, j’étais très up, c’était un de mes signes et ni moi, ni mes proches ne l’ont vu, on me trouvait juste joyeuse. Ce qui est dur, c’est que quand je n’étais vraiment pas bien, je savais où j’avais rangé mon plan de rétablissement mais je n’osais pas le sortir », se souvient Dinah Kucharzewski. Cependant, elle a quand même pu exprimer auprès de l’équipe de soin qu’elle ne souhaitait pas que ses parents soient prévenus afin de les préserver. Sa participation au CoFor semble, en outre, avoir amélioré sa relation avec les soignants : « l’interne, un infirmier et une autre personne sont venus me voir, ils savaient que j’étais dans une dynamique de rétablissement et on a discuté ouvertement. Je me suis sentie écoutée et respectée, et finalement je suis sortie rapidement. »
Enfin, au-delà de l’apport éducatif et des effets du CoFor sur l’auto-stigmatisation, ce qui frappe c’est la constitution de communautés de soutien qui semblent durer dans le temps et s’étoffer, notamment à travers le développement d’une vie sociale autour du projet. Après sa rechute, Dinah n’a, par exemple, pas osé revenir tout de suite au CoFor, car elle avait honte d’avoir échoué malgré tout ce qu’elle avait fait et appris : « Je suis finalement revenue lors d’un focus (i.e. une réunion régulière de coordination par les pairs) et tout le monde est venu prendre de mes nouvelles. Il y a un esprit familial, ça m’a fait du bien de voir qu’on m’aimait comme avant. »
Démédicaliser la santé mentale
Les approches orientée rétablissement conduisent, ainsi, à redonner la parole aux personnes concernées, à considérer leur vie sociale et quotidienne, et par conséquent à démédicaliser notre regard, c’est-à-dire à ne pas considérer la santé mentale uniquement par le prisme de la pathologie. « Pour moi c’est important de s’émanciper collectivement du regard médical », confirme, ainsi, Gabrielle Meistretti.
A ce sujet, l’histoire d’Eleonor Longden est emblématique. Elle s’est mise à entendre des voix lors de sa première année d’université. Les psychiatres ont traité ce phénomène comme un symptôme, lui conseillant d’ignorer ses voix et de suivre un traitement, ce qu’elle a fait. Mais, les voix sont devenues de plus en plus présentes, délirantes et agressives. D’autres personnes l’ont amenée à s’intéresser au sens de ses voix, à les considérer comme l’expression d’émotions trop fortes qu’elle n’arrivait pas à gérer : des souvenirs traumatiques d’abus sexuels, des sentiments de honte, de culpabilité, de manque de confiance. Elle a commencé à décoder les peurs cachées dans ses voix, à comprendre que les plus agressives représentaient les parties d’elles « qui avaient été les plus profondément blessées et qui demandaient donc le plus d’attention ». Aujourd’hui, elle est diplômée en psychologie et parvient à gérer ses voix. Elle retient de cette expérience « qu’une des questions importantes en psychiatrie ne devrait pas être de savoir ce qui ne va pas chez vous, mais plutôt ce qui vous est arrivé ». Elle fait partie d’Intervoice, un réseau d’entendeurs de voix, dont les membres cherchent à partager leurs expériences et leurs astuces (cf. le guide des entendeurs de voix). Ce réseau trouve son origine aux Pays-Bas au milieu des années 1980, où Patsy Hage, diagnostiquée avec une schizophrénie, demande à son psychiatre, Marius Romme, de lui donner des outils concrets pour faire face à ses voix plutôt que de les faire taire avec des médicaments. Lors d’une émission de télévision, ils lancent un appel à témoignage d’entente de voix. 450 personnes concernées se manifestent et répondent à un questionnaire qui a abouti au résultat suivant : un tiers des personnes compose avec ses voix, sans avoir de contact avec les services de psychiatrie.
Le psychologue Fabio Fioramanti exerce une pratique orientée rétablissement au sein du projet SIIS (Suivi Intensif pour l’Inclusion Sociale) à Marseille, et essaie de démédicaliser l’expérience avec les personnes qu’il accompagne : « je cherche à comprendre des choses sur la relation entre les personnes et non sur la pathologie. Je peux comprendre la souffrance éprouvée dans une relation, même si c’est une relation à soi-même alors que je ne peux pas comprendre ce que c’est d’entendre des voix parce que ça ne m’est jamais arrivé. Par exemple, j’ai rencontré une dame hospitalisée depuis longtemps, elle se présentait comme schizophrène, je lui ai demandé ce que ça voulait dire pour elle. Elle a fini par me dire que cela signifiait avoir trop d’amour et ne pas savoir quoi en faire. Cela avait plus de sens pour moi, je pouvais travailler avec elle sur cette base »
Se rétablir ou guérir, faudra-t-il choisir un jour ?
La quête d’une plus grande acceptation sociale et personnelle de la différence peut-elle nuire à la recherche médicale sur les pathologies psychiques (traitements et neuroscience) dans un jeu de bascule budgétaire entre « social » et « psychiatrie » ? Bien qu’actuellement infondé, cet horizon est craint par plusieurs acteurs et observateurs du sujet. Ainsi, la sociologue Lise Demailly écrit dans le bulletin national santé mentale et précarité Rhizome : « La philosophie du rétablissement signifie globalement une avancée par rapport à la psychiatrie asilaire, aux cas de maltraitance des usagers et de leurs proches, aux politiques publiques sécuritaires, à l’hospitalo-centrisme et au psychiatro-centrisme et l’enfermement dans les chronicités sans espoir. Mais elle constitue une régression si elle signifie l’arrêt de l’espoir de guérison, l’arrêt de la recherche obstinée de traitements biologiques, d’interventions psychiques efficaces ou de changement sociopolitiques ». Elle ajoute que le rétablissement « serait une stagnation si l’interprétation concrète de cette visée étaient normalisatrice », c’est-à-dire si les parcours de rétablissement, au lieu d’être l’expression d’une singularité, devenaient une offre formatée par des professionnels, voire une offre de prestation de services spécifiques, à l’instar du secteur du développement personnel et du bien-être. C’est une préoccupation que partage le collectif d’usagers américain Recovery in the Bin, littéralement le « rétablissement à la poubelle ». Le collectif dénonce la façon dont le rétablissement peut être utilisé pour contrôler celles et ceux qui souffrent de détresse mentale, en normalisant les processus de rétablissement. Ils réclament le droit au non rétablissement et à l’auto-détermination des parcours de rétablissement. En écho avec cette crainte de normalisation, Fabio Fioramanti reste gêné par le mot rétablissement, « car il porte l’idée qu’avant il y avait quelque chose qui était établi et qu’on devrait remettre en ordre, comme une étagère un peu penchée qu’il faudrait remettre droite. Il y a un rapport à la norme qui me dérange ».
Dans le prochain article, il sera question de ré(ouvrir) le dialogue, avec la méthode de l’Open dialogue développée en Finlande et qui a montré son efficacité notamment dans la baisse de prise de médicaments et la réduction du nombre d’épisode psychotiques.
Suite : (Ré)ouvrir le dialogue