Le numérique est-il compatible avec l’action solidaire ?

Qu’entendons-nous par « numérique » ? S’agit-il d’un outil, d’une technologie, d’un écosystème, d’un monde ou d’un peu tout ça à la fois ? Porte-t-il en tant que tel des valeurs, des façons de faire plus ou moins solidaires ? Peut-on le mettre, sans risque de dérive incontrôlée, au service de l’action sociale ?

Nous vivons au contact des outils numériques : ordinateurs, logiciels et applications mobiles, appareils photo, réseaux sociaux, GPS, etc. En arrière plan, s’activent les technologies numériques : protocoles de communication, langages de programmation, algorithmes et intelligence artificielle, etc. Le tout s’inscrit dans un écosystème numérique qui met en relation les individus entre eux via des plateformes comme Facebook, Airbnb ou Leboncoin, mais aussi via les objets connectés qui communiquent entre eux et avec des individus. Enfin, technologies, outils et écosystèmes sont régis par un ensemble de codes, dont on n’a pas forcément conscience. Un monde en soi, avec sa culture, non pas numérique, mais « du » numérique. Cette culture est-elle compatible avec l’éthique solidaire ? Peuvent-elles se nourrir l’une de l’autre ou bien la culture du numérique attire-t-elle l’ensemble de la société dans un irrésistible mouvement centripète qui nous empêche progressivement de penser en dehors d’elle, en dehors de sa logique ?

Le numérique est-il neutre ?

La question du déterminisme technique n’est ni récente, ni réservée au numérique, comme l’illustre l’éternel débat sur les armes aux États-Unis : certains soutiennent que ce ne sont pas les armes à feu qui tuent mais les personnes qui s’en servent, quand d’autres soulignent que le design d’une arme la prédestine à blesser ou à tuer et non à allumer un barbecue. Dans les logiciels, explique le théoricien Lev Manovich, cette imbrication du design et de l’usage se retrouve dans la façon dont nous devons sélectionner des actions prédéterminées dans des menus pour produire quelque chose. Ainsi, « il ne s’agit plus de régler un outil comme un pinceau qui ne comprend a priori aucune détermination, mais de choisir dans du déjà là », rapporte le chercheur Anthony Masure. Et lorsque ce n’est pas là, nous nous trouvons dans l’incapacité d’agir, à moins d’être capable de programmer une nouvelle fonction. Ce principe de sélection et de « déjà là », nous pouvons l’expérimenter également lorsque Google nous suggère des mots clés ou quand nos téléphones anticipent ce que nous voulons écrire. Outre l’appauvrissement et l’uniformisation de la langue que risque de produire cette automatisation du langage, le chercheur en « humanités digitales » Frédéric Kaplan y perçoit également la poursuite d’intérêts économiques, à l’exemple, de Google qui, vendant des mots-clés à des fins publicitaires, « a besoin d’influencer le langage, de l’optimiser afin de le faire entrer dans les mots vendus ».

En résumé, s’il n’y a peut-être pas de déterminisme technique en regard des déterminismes sociaux, il existe cependant, comme le défend la chercheuse Louise Merzeau, des jeux d’influence, des rapports de pouvoir et des conditionnements propres au monde numérique, qu’il importe de connaître quand on souhaite s’y aventurer.

L’aspiration à la liberté individuelle et à l’autonomie

Fred Turner, dans son essai Aux sources des utopies numériques1, documente l’influence du mouvement hippie sur les prémices d’Internet. La libre circulation et la gratuité des savoirs ainsi que le principe des communautés virtuelles répondent en effet directement aux aspirations de liberté individuelle et de vie en communauté du mouvement de contre-culture des années 1960, qui s’opposait au carcan imposé de la famille, de l’entreprise ou de la collectivité. Cette liberté implique une autonomie, et l’autonomie s’acquiert par la connaissance. Or il se trouve qu’avec Internet, les savoirs peuvent circuler sur la planète. Dans l’esprit de ces hommes et de ces femmes avides de liberté, Internet portait la promesse d’un égal accès à l’information et à « l’autre », projetant l’idée d’une citoyenneté au-delà des États, cet autre carcan qu’ils voulaient combattre. L’utopie hippie a ainsi inspiré le mouvement du logiciel libre2, l’ouverture des données, la neutralité du Net3, les licences libres de droit, les communs numériques comme Wikipédia, mais aussi, en un sens, le modèle de la gratuité des contenus qui a été prépondérant dans le développement d’Internet et qui a eu comme contrepartie la domination du modèle publicitaire.

La dimension participative

D’autre part, le monde numérique est « nativement » collaboratif. Le penseur Michel Bauwens a très tôt perçu cette dimension dans la technologie pair-à-pair des programmes comme Napster ou BitTorrent. Ces programmes permettent, en effet, l’échange libre de fichiers d’un ordinateur à un autre (musiques, logiciels, films, etc.), sans avoir à demander d’autorisation à une autorité tierce. Ce modèle horizontal et distribué est le fondement technique d’Internet. Les plateformes collaboratives, le financement participatif, mais aussi le bitcoin4 et la blockchain5, jusque le rêve d’une démocratie directe en ligne s’inscrivent dans cette dynamique.

La tentation du « solutionnisme »

La technologie procède par corrélation pour aborder un problème. Pour illustrer le type de raisonnement qu’elle induit, prenons la pollution atmosphérique des villes, en partie générée par les embouteillages. Etant donné qu’une partie des embouteillages provient des automobilistes qui tournent à la recherche d’une place de parking, diminuer de X minutes le temps nécessaire pour se garer devrait réduire de X% la pollution. La solution serait dès lors de créer une application qui permette à celui qui quitte sa place de le notifier à ceux qui en cherchent une, ou une autre qui mutualise les places de parkings des particuliers, etc. Cependant, la cause première de la pollution : le moteur à explosion, le diesel, le mode individuel de transport, etc., n’est jamais véritablement abordée. C’est ce qui fait dire à l’essayiste Evgeny Morozov que les entreprises technologiques souffrent de « solutionnisme » aigu6, et qu’à grande échelle s’occuper des effets plutôt que des causes équivaudrait à renoncer à la politique pour l’économie. Le courant de l’entrepreneuriat social, défendant la capacité des entreprises à résoudre des problèmes sociaux et environnementaux, procède de cette croyance en l’idée que tout problème, même social, est l’expression d’un besoin qui peut être satisfait.

Le désir d’un monde prédictible

Enfin, la numérisation du monde convertit petit à petit la réalité en données. Cela favorise une mesure permanente de nos actions et les soumet à une logique de performance. Ainsi, la pratique de se mesurer soi-même (le nombre de pas, le temps de sommeil, etc.) est systématiquement associée à un objectif d’amélioration. En outre, de plus en plus de décisions sont prises automatiquement à partir de l’analyse de la masse de données captées : gestion du trafic routier, conduite des véhicules autonomes, montant des primes d’assurance, et demain peut-être jugement de certains délits mineurs, processus de recrutement, etc. Certes en devenir, cette gouvernance par les algorithmes interroge, en raison de la façon dont leurs calculs et propositions se basent sur les données existantes, faisant ainsi « constamment l’hypothèse que notre futur ne sera qu’une reproduction de notre passé », analyse le sociologue Dominique Cardon. Ne nous enferment-ils pas de la sorte dans des déterminismes sociaux que le monde de l’action solidaire s’efforce chaque jour de combattre ?

En somme, le numérique s’avère ambivalent, influencé à la fois par la façon dont il est conçu techniquement et par les idéologies et les groupes de pouvoir qui le traversent et l’habitent depuis sa création. C’est un pharmakon, avance le philosophe Bernard Stiegler, c’est-à-dire qu’il est à la fois un remède et un poison. Les fameuses « datas » en sont un parfait exemple. Aujourd’hui utilisées à des fins commerciales ou de surveillance de masse, les données pourraient-elles demain servir l’action solidaire sans l’empoisonner ?

 

Article, publié dans la revue « Visions Solidaires pour demain », Solidarum.org, #2, 2017

 

Notes
  1. Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique, sous-titré « De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence » ; De la contre culture à la cyberculture : aux sources des utopies numériques, C&F Éditions, 2012.
  2. Le logiciel libre, imaginé par Richard Stallman, a pour principe le libre accès aux codes sources, ainsi que sa libre utilisation et modification. Firefox est un logiciel libre.
  3. La neutralité du Net est un principe de non discrimination des données circulant sur le réseau Internet. Ainsi, il ne peut y avoir de traitement différent en fonction de la source, du type ou de la destination d’un contenu.
  4. Le bitcoin est une monnaie virtuelle produite par un algorithme. Elle n’est donc sous l’autorité d’aucun État. Le bitcoin est une monnaie spéculative en raison de son design original qui a inscrit une masse monétaire maximale et qui ralentit la production de bitcoin à mesure que l’on s’approche de la limite, rendant toujours plus coûteux la production de nouvelles unités.
  5. La blockchain est une base de données distribuée, c’est-à-dire qu’elle n’est pas contrôlée par un serveur central. Elle enregistre, gère et certifie des transactions – notamment en bitcoin. Son principe est réputé infalsifiable grâce à son procédé de validation en pair-à-pair.
  6. Evgeny Morozov, Pour tout résoudre cliquez ici, L’aberration du solutionnisme technologique, Fyp Editions, 2014.