Épisode #2 : Et si les entreprises devenaient des plateformes de gestion de compétences ?
Catherine Dufour, dans une nouvelle d’anticipation « Pâles males » (Au bal des Actifs, éditions La Volte) décrit un monde futur qui se divise en deux, entre ceux qui ont un « vrai » métier avec un contrat de travail et une rémunération durable et les « seekfinders », ceux qui vendent leurs compétences aux plus offrants avec une visibilité parfois inférieure à 24 heures et sans aucune cohérence dans l’enchaînement des tâches. L’approche par compétence plutôt que par métier risquerait-elle de fragmenter le travail au point qu’il en perde son sens ?
En effet, la technologie pourrait un jour, en combinant et recombinant nos compétences, faire du matching automatique entre compétences et besoins, et donc, nous suggérer, voire nous assigner, des tâches et des missions. Dans cette perspective, un parcours professionnel ressemblerait plus à une girouette qu’à un cap. Que produira, à termes, l’approche compétence, si elle venait à s’imposer ? « Que veux-tu faire plus tard dans la vie ? » signifiera-t-il pour les prochaines générations « que veux-tu faire demain, après-demain, la semaine prochaine ? » Quelle sera alors notre capacité de projection et donc de construction d’un parcours professionnel ? Gagnerons-nous en liberté (moins d’engagements, plus de choix) ou en précarité (perte de contrôle), comme le suggère Catherine Dufour ?
A y regarder de plus près, le débat sur l’approche compétence n’est pas nouveau. A la fin des années 1990, les sociologues du travail Philippe Zarifian et Jean-Pierre Durand s’écharpaient déjà sur le sujet. Philippe Zarifian y voit, après un siècle de taylorisme et de prolétarisation des travailleurs, la possibilité de reconnecter le travail et le travailleur. En effet, la logique compétence permettrait, selon lui, de redéfinir le travail comme « l’expression directe de l’intelligence et l’initiative du ou des travailleurs face à la situation productive à laquelle il est affronté et sur laquelle il engage sa responsabilité ». Jean-Pierre Durand, en revanche, dénonce un nouveau moyen de contrôle des travailleurs : « la logique compétence accroit la subordination du salarié vis-à-vis de son employeur parce qu’elle inclut l’évaluation des attitudes, des comportements et de l’engagement des individus sur les objectifs de performance de l’entreprise ». Il parle notamment des « soft skills » que la pensée dominante considère aujourd’hui comme le graal de demain. Ces compétences sociales, comportementales ou transversales, selon le modèle théorique invoqué, seraient, en effet, ce qui pourrait nous différencier des robots et de l’intelligence artificielle : notre capacité créative, d’empathie, d’écoute, de critique, notre sens du collectif, etc. Elles seraient, en d’autres termes, un gage d’employabilité face à une automatisation massive du travail.
Pour Marc Guyon, qui est chercheur à EDF et intervenant en psychologie du travail, « l’approche compétence doit nous permettre de sortir des logiques de qualification basées sur des savoirs figés, en valorisant les connaissances incorporées, les capacités, les savoir-faire, les savoir-être et la validation de l’expérience. Elle peut être un réel progrès à condition qu’elle soit reliée à l’activité, à des situations de travail concrètes ». Dans le cas contraire, notamment pour les compétences sociales, il y a un risque de retomber dans les travers des traits de personnalité : vision figée, réifiée, idéalisée, et en définitive, peu fiable d’une personne, car déconnectée de la réalité des situations de travail. Ainsi, les compétences seraient une construction « développementale (personnelle, collective et organisationnelle) »quand les qualifications tiendraient plus d’un acquis à préserver, ou pour reprendre un terme en vogue, d’une rente. La logique compétence permettrait ainsi de s’extraire d’une segmentation par métier qui détermine parfois trop fortement les parcours professionnels : hiérarchie des métiers, progression codifiée, étanchéité des corps de métiers, etc.
Plusieurs grands groupes français, comme Orange, La Poste ou encore Airbus, développent des outils RH autour des compétences avec de nombreuses start-up et cabinets conseil qui se spécialisent sur la question : 365 talents, Wiserskills, Praditus, Next Level, etc. Certains des outils qu’ils proposent promettent aux entreprises de mieux appréhender les potentialités de leurs collaborateurs et de mieux organiser le travail en cartographiant les compétences internes. Grâce à ces instruments, les salariés peuvent obtenir un auto-portrait d’eux-mêmes, et s’appuyer dessus pour évoluer, gérer leur parcours dans l’entreprise, recevoir des offres de postes ou de missions, des suggestions adaptées de formation, etc. Chacun de ces grands groupes est-il en train de se transformer en plateforme de travail, en interface algorithmique qui mettrait en relation en temps réel les besoins des porteurs de projets avec les compétences et les disponibilités des collaborateurs ? Les premiers tests montrent à la fois une appétence pour ces outils mais également une certaine méfiance : faut-il déclarer toutes ses compétences au risque de se retrouver avec des tâches supplémentaires ou qui ne correspondent pas vraiment à ses propres souhaits ? Pour les managers, l’idée d’un mercato interne ne réjouit pas tout le monde, non plus, étant donné la concurrence généralisée entre projets qu’elle pourrait provoquer.
Cette volonté d’intermédiation numérique, si elle est encore peu concrète et loin d’aboutir, laisse, cependant, présager une véritable révolution dans l’organisation managériale et RH de ces entreprises et dans la façon dont les individus pourraient gérer leur vie professionnelle. En effet, ces outils numériques traduisent les compétences en une liste de mots clés suggérés par l’interface afin d’être plus facilement traités par des algorithmes, à l’image des suggestions de mots-clés sur le moteur Google. Google oriente, en effet, nos recherches vers des mots-clés populaires afin de nous offrir le plus de réponses possibles, mais aussi afin de nous attirer sur des mots-clés vendus à des annonceurs. Finalement, les algorithmes de ces outils de gestion des compétences, sous couvert d’efficacité et peut-être d’autres motivations inconnues des utilisateurs, ne risquent-ils pas de transformer « nos singularités incalculables en particularités calculables », comme le craint le philosophe Bernard Stiegler ? La logique compétence nous sortira-t-elle, dès lors, du déterminisme des métiers, des diplômes et des qualifications pour nous faire replonger dans d’autres déterminismes, en nous rangeant, sans qu’on le sache, dans de nouveaux profils ou parcours-types qui répondent à une demande à un instant T, mais qui ne permettent pas facilement de se construire dans le temps ?
En outre, les compétences sont de plus en plus déterminées, non par une validation institutionnelle ou par auto-déclaration, mais par les personnes avec qui nous avons travaillé ou été en contact lors d’une situation professionnelle : recommandations de compétences par les pairs sur LinkedIn, systèmes de notation sur Uber, Foodora, Airbnb, etc. « La notation génère une réputation et la réputation devient un marqueur de compétence », résume Odile Chagny, cofondatrice de Sharers and Workers. L’importance donnée à la façon dont les autres nous perçoivent, via les systèmes de recommandation et de notation, risque-t-elle de déplacer le curseur vers des compétences sociales plus en lien avec l’expérience d’une relation de travail qu’avec la réalité du travail produit ? Cet accent mis sur les compétences sociales pourrait-il, en outre, déclencher une nouvelle forme de régulation collective des comportements, mise en scène, de façon très noire, dans l’épisode « Chute Libre » de Black Mirror et dont le crédit social en Chine pourrait être une première expérimentation.
Pour un chauffeur Uber, être magnifique deviendra-t-il alors bien plus notable qu’être l’as des as ou le professionnel de la conduite, reléguant l’homme de Rio sur la banquette arrière et la question du travail à l’arrière-plan ? Ce qui transparaît, pour le moment, de l’approche compétence, c’est une injonction à la mise à jour continue et progressive des savoirs et à la responsabilité individuelle vis-à-vis de ses propres compétences. L’adaptabilité au changement et l’autonomie s’annoncent donc, sans surprise, comme deux des compétences les plus attendues dans le monde du travail.