Et si les systèmes de notation étaient une rémanence fâcheuse de l’ancien monde ?

Depuis le 22 mai, la nouvelle plateforme de l’Enseignement Supérieur, Parcoursup, dévoile ses « matchs » entre lycéens et formations universitaires, un peu à la manière de Tinder : « oui », « non », « peut-être » ou « oui, mais » (dans le cas d’une programme personnalisé pour répondre aux fameux attendus). Les 810 000 inscrits ont exprimé chacun 7,7 vœux en moyenne, et ce sans ordre de préférence. En conséquence, à l’annonce des premiers résultats, environ la moitié des inscrits ont reçu des réponses positives sur tout ou partie de leurs vœux, et l’autre moitié des inscrits se sont retrouvés sur liste d’attente : « Il faut attendre que les meilleurs élèves, qui sont pris partout, nous libèrent des places », explique une lycéenne dans le Monde. En outre, en mentionnant la position de chacun sur la liste d’attente et son évolution au jour le jour, Parcoursup rend visible une mise en concurrence entre lycéens qui était jusque-là plus diffuse, voire inexistante. Devons-nous, par anticipation du pire, nous alarmer de ce recours aux algorithmes pour hiérarchiser ouvertement les individus entre eux afin de réguler l’accès à un service public ?

L’exemple du credit score américain pourrait nous faire réfléchir. C’est un système de notation  qui suit, la vie entière, des américains. À l’origine, il est censé refléter la fiabilité financière d’un individu. Soit, entre les lignes de la société américaine, sa capacité à rembourser un crédit. Le score est établi par trois agences de notation privées : Equifax, Transunion, Experian. Plus un score est haut, plus l’accès au crédit est facile, et plus les taux d’emprunt sont bas. C’est un score évolutif, dans lequel il est plus facile de perdre des points que d’en gagner. De fil en aiguille, le credit scoreest devenu un indice « confiance » utilisé dans de nombreuses situations : dans le cas de la location d’un appartement, de l’établissement d’un contrat d’assurance, de téléphonie, d’Internet, etc. Certaines entreprises en tiennent même compte lors de leur recrutement.

Autre exemple de système de notation sociale, le « crédit social » chinois, que nombre de médias ont comparé, avec effroi, à un épisode de Black Mirror , dessinant un monde où la notation généralisée des uns par les autres se substituait au système de hiérarchie sociale existant. En effet, l’épisode montre que les classes les plus aisées sont également les mieux notées (au-dessus de 4,5 sur 5), et que les classes inférieures sont fortement dépendantes du bon vouloir des classes supérieures pour progresser dans l’échelle sociale. Dans ce monde, recevoir une bonne ou une mauvaise note d’une personne mieux classée que soi a un impact bien plus important que l’inverse, ce qui tend à verrouiller l’accès aux hautes sphères, mais n’empêche pas les chutes vertigineuses.

Une autre œuvre de fiction a décrit un système de notation généralisée : « Le Cercle » de Dave Eggers . Le roman met en scène la disparition de la vie privée et la dérive totalitaire d’une société de la transparence qui soumet en permanence les individus aux jugements des autres, devenant des injonctions collectives écrasantes pour chacun.

Ces deux histoires décrivent bien deux aspects du crédit social chinois : la volonté de hiérarchiser une population, et celle de façonner les comportements individuels (moralisation des comportements et donc condamnation des comportements déviants). Cependant, à la différence de ces deux fictions, le crédit social chinois n’est pas un système de notation en pair-à-pair mais un système de notation des citoyens par l’État, avec l’appui de certaines grandes entreprises technologiques, possédant des masses de données sur les citoyens chinois, comme Alibaba, Tencent ou Baidu. Aucune possibilité pour les citoyens de contester les notes ou de s’opposer au dispositif ne semble pour le moment au programme.

La technologie rend aujourd’hui possible la gestion d’un système de bonus/malus à cette échelle. En effet, des algorithmes de reconnaissance faciale détectent automatiquement des infractions comme fumer dans un espace public, traverser hors des passages piétons, etc. D’autres agrègent et traitent les données sur les réseaux sociaux pour sanctionner les discours anti-gouvernementaux ou récompenser la loyauté envers le gouvernement. À cela s’ajoute le contenu des casiers judiciaires, les informations détenues par l’administration, la situation financière des individus, etc. Ce système de notation a pour objet d’établir une liste « noire » d’individus et de les pénaliser en restreignant leurs droits. Il permet également de créer une classe privilégiée. Cependant, comme dans Black Mirror, une note peut chuter rapidement, plaçant les citoyens dans une intranquillité permanente et une dépendance forte vis-à-vis de ceux qui influent sur les notes (administration, forces de police, plateformes numériques, instituts bancaires, etc.). La vision semble cauchemardesque, vue d’Europe, mais elle n’est pas vraiment nouvelle pour les Chinois qui subissent, depuis l’époque maoïste, un système de hiérarchisation de la population, appelé « hukou  ». A l’origine il s’agissait d’accélérer l’industrialisation du pays, en transformant la masse de paysans chinois en mains d’œuvre flexibles et dépourvus de droits pour l’industrie. Le crédit social pourrait s’apparenter à une version modernisée du « hukou ». Une version où les citoyens peuvent, en engrangeant des points, faire évoluer leur statut et acquérir des droits (meilleur accès à la sécurité sociale, au transport en commun, etc.) et où le gouvernement peut, en quelques clics, changer les règles du jeu en fonction de ses besoins : réguler l’urbanisation, réduire la pollution, augmenter la productivité, etc.

En somme, Parcousup, le credit score américain et le crédit social chinois ont en commun cette culture de la hiérarchisation des uns par rapport aux autres (les meilleurs élèves, les bons payeurs, les bons citoyens). Parcoursup défend un système méritocratique, que conteste Frédéric Sawicki, en se référant à l’exemple de la science politique à Paris-I, où il enseigne : « hiérarchiser 6 500 dossiers pour 65 places, en devant aller jusqu’à quatre chiffres après la virgule pour réussir à les départager, cela n’a aucun sens, forcément vous êtes injuste. » Le système APB, qui préexistait à Parcoursup, avait été fortement décrié en raison de son recours au tirage au sort qui avait, en fait, concerné 1% des inscrits l’an passé. Mais vouloir donner l’apparence d’un classement au mérite, est-ce une meilleure solution ? Car en fin de compte, tout classement crée des fossés artificiels entre ceux qui sont mieux classés et ceux qui sont moins bien classés, valorisant « les plus performants » et dépréciant mécaniquement les autres. En outre, pour la majorité des filières universitaires, l’algorithme de classement de Parcoursup ne servira finalement à rien, puisqu’une fois les étudiants répartis en fonction de leurs préférences, elles auront la place pour recevoir tous ceux qui veulent vraiment y entrer. Résultat : de nombreux élèves vont vivre une angoisse inutile, vécue par beaucoup comme humiliante ou décourageante, quelques semaines avant le bac, qui est, rappelons-le, l’attendu minimum pour accéder aux études universitaires…

Enfin, il est étonnant que dans un monde qui devient de plus en plus personnalisé, multiple et horizontal, on en soit encore à produire des classements verticaux et unilatéraux, comme si la société se réduisait à une seule échelle sociale en 2D et en sens unique. Pourtant, les progrès des neurosciences ont permis de reconnaître une pluralité d’intelligences, majoritairement ignorée dans les évaluations actuelles. Pourtant, professeurs, pédagogues, psychologues dénoncent à longueur de pages l’inefficacité des notes. Pourtant, il paraît que dans le nouveau monde, ce qui compte ce n’est pas la compétition, mais la coopération…

Pour en savoir plus

Parcoursup : pourquoi un tel choc ?
LE MONDE / 28.05.2018

Que révèle une première analyse du code source de Parcoursup ?
BLOG LE MONDE / 22.05.2018

Inside China's Vast New Experiment in Social Ranking
WIRED / 14.12.2017

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Le système du hukou : pilier de la croissance chinoise et du maintien du PCC au pouvoir
Les études du Ceri / 2008 / Chloé Froissart.

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LE MONDE / 2006

Publié sur le Digital Society Forum