Et si à l’avenir, le numérique évitait l’effondrement… des immeubles ?
Le 5 novembre dernier, trois immeubles se sont effondrés rue d’Aubagne dans le centre de Marseille, causant la mort de 8 personnes. Depuis, les Marseillais sont sous tension, le chagrin ayant laissé la place à l’inquiétude et à la colère : inquiétude de voir leur propre immeuble ou celui de proches s’effondrer, ou en être délogés à la suite d’un arrêté de péril ; la colère face à une équipe municipale qui s’est d’abord cachée derrière les pluies diluviennes du début d’automne, donnant lieu au hashtag #CeNEstPasLaPluie , avant de reporter la faute sur les propriétaires privés, puis sur la complexité des procédures juridiques. Pourtant, depuis le 5 novembre, près de 2 000 personnes ont été évacuées dans l’urgence de plus de 200 immeubles. La plupart des délogés vivent depuis plus de deux mois dans une trentaine d’hôtels au quatre coins de la ville. Les autres sont hébergés par des proches. La grande majorité reste sans perspective de relogement et vit au jour le jour. Face à cette crise, des collectifs de citoyens se sont rapidement créés, comme le collectif du 5 novembre ou encore Marseille en Colère , utilisant les réseaux sociaux pour mobiliser autour de leurs actions et organiser, avec le soutien de nombreuses associations, le combat contre l’habitat indigne.
Ainsi, deux jours après le drame, le journal La Marseillaise , prenant conscience que la dénonciation récurrente du problème de l’habitat insalubre dans ses colonnes était insuffisante, a décidé de lancer une enquête citoyenne. Avec l’aide du Donut Infolab , une association dédiée à la compréhension, la manipulation et l’exploration de données, et d’autres acteurs associatifs dont les collectifs de soutien aux sinistrés, ils lancent l’opération #BalanceTonTaudis , demandant aux Marseillais de signaler eux-mêmes les immeubles dégradés. « Produire des données citoyennes permet d’interroger la fiabilité des données publiques, estiment Élise Méouchy et Charlotte Juin, membres de Donut Infolab, voire de les contester et de faire pression pour l’ouverture de ces données », afin de pouvoir les exploiter librement via des outils numériques.
Sur le fil twitter #BalanceTonTaudis ont alors défilé des dizaines de photos d’immeubles dont les façades sont gravement fissurées et des reportages vidéo effarants de l’intérieur d’appartements. « Comme pour #BalanceTonPorc, #BalanceTonTaudis veut faire changer la honte de camp, explique Léo Purguette, journaliste à la Marseillaise. Ce ne sont pas les mal logés qui doivent avoir honte d’inviter des gens chez eux, mais les bailleurs et les propriétaires qui doivent avoir honte de louer des taudis. » Cette enquête citoyenne a permis de signaler 233 immeubles et de produire une carte interactive des évacuations .
Mais, que faire de toutes ces données collectées ? « Nous avons organisé un premier débat public pour présenter et médiatiser les résultats de l’enquête, puis un deuxième pour imaginer des pistes de solutions, c’est là que l’idée d’organiser un hackathon solidaire a surgi », poursuit Léo Purguette. Après BalanceTonTaudis, hackons les taudis . Le principe d’un hackathon est de faire travailler ensemble des équipes pluridisciplinaires durant un week-end sur une problématique donnée afin d’imaginer des outils numériques susceptibles d’y répondre. Ce type d’événement est peu commun sur les questions sociales et solidaires. Les organisateurs ont déterminé plusieurs objectifs : « Imaginer et prototyper des outils numériques afin de détecter/réduire l’habitat insalubre ou impropre à l’habitation ; permettre la gestion de crises liées à la dégradation de l’habitat à Marseille ; compléter le travail des associations de terrain, celui des institutions, et pallier les éventuels manques de réactivité et de solutions ».
Cinq projets ont émergé de ces deux jours de cogitation intense, deux d’entre eux concernent l’aide d’urgence et les trois autres, la détection en amont de la dégradation des bâtiments afin de la prévenir. Sur le thème de l’aide aux délogés : une cartographie interactive « Qui dois-je contacter ? » a été prototypée sur la base du guide de survie conçu par le collectif du 5 novembre , ainsi qu’un projet de plateforme d’entraide solidaire baptisé Aouf ! (gratuit en parler marseillais). Aouf ! veut mettre en lien les délogés avec des Marseillais qui veulent par exemple leur proposer de venir chez eux faire une lessive, les inviter à venir partager un repas, leur faire des dons, etc. Cette plateforme citoyenne rappelle le dispositif CALM (Comme A La Maison) qui a mis en relation, en 2015, des citoyens qui souhaitaient offrir l’hospitalité à des réfugiés et des personnes en quête de toit. On pense aussi aux sites d’échanges gratuits de biens et de services entre voisins, à l’image de Mutum , mesvoisins.fr ou nextdoor.com , mais avec un angle solidaire. Finalement Aouf !, qui serait, selon ses concepteurs, développé en open source, pourrait apporter une solution précieuse et rapidement déployable aux associations, ONG et collectivité en cas de situations d’urgence afin d’organiser plus efficacement la solidarité citoyenne. A condition que ces acteurs se coordonnent et n’ouvrent pas chacun dans leur coin leur propre version de la plateforme…
S’intéressant davantage aux racines de la crise du mal logement, les projets Vigie, Coach appart et Pericolo veulent identifier en amont les problèmes avant qu’ils ne deviennent insurmontables. L’équipe de Vigie a imaginé un capteur d’humidité connecté qui serait associé à une offre d’assurance habitation côté locataire, s’inspirant de You Drive , un capteur de (bonne) conduite qui permet de réduire sa prime d’assurance auto, à la différence que dans le cas de Vigie ce n’est pas le comportement de la personne qui est surveillé mais celui du bâtiment. Coach appart et Pericolo (accéder au prototype ) s’appuient sur l’autodiagnostic. Dans les deux cas, des quiz pour évaluer soi-même l’état d’une fissure, d’une infiltration, etc., et l’affichage d’informations légales, ainsi que des recommandations de travaux. Coach appart s’adresse aux propriétaires, se restreignant aux parties privatives. Il déterminerait un score de l’état d’un logement, à la manière du Nutri-score dans l’alimentaire ou du diagnostic de performance énergétiqu e. Ce score de santé d’un logement pourrait devenir une donnée clé lors de la location ou l’achat d’un logement. Enfin, Pericolo est le seul à intégrer le bâtiment dans son ensemble, ce qui paraît d’autant plus important que « la majorité des problèmes d’insalubrité proviennent des parties communes », rapporte Kader Atia de l’Ampil , une association qui lutte contre le mal logement à Marseille et qui était membre du jury du hackathon. L’idée de Pericolo est, à terme, d’agréger en open data des données sur l’état des biens immobilier, de documenter les événements dans le temps : travaux, dégâts des eaux, fissures, etc., pour constituer une sorte de carnet de santé numérique d’un immeuble, d’une maison, d’un appartement. Un outil qui serait bien utile aux copropriétaires et aux syndics…
Toutes ces idées, aussi intéressantes sont-elles, n’auront néanmoins de sens que si elles s’inscrivent dans une volonté commune de résorber le mal logement. Et le sujet ne se restreint pas à la cité phocéenne : la Fondation Abbé Pierre rappelle que l’habitat indigne concernerait entre 420 000 et 600 000 logements en France, touchant entre 900 000 à 1,3 million de personnes. Dans la perspective d’un combat au niveau national, l’idée de carnet de santé numérique des bâtiments est séduisante, car elle sous-tend l’objectif d’en prendre soin dans le temps et s’adresse à toutes les parties prenantes : propriétaires, occupants, collectivités, syndics, artisans, assurances. Néanmoins, sans volet contraignant, comme le craint Kader Atia, cela ne changera rien pour les propriétés les plus dégradées et ne permettra pas de lutter contre les marchands de sommeil.
En ce qui concerne la suite à donner à ces prototypes numériques, dont certains pourraient à l’avenir éviter des catastrophes comme celle de la rue d’Aubagne, Léo Purguette mentionne, sans trop y croire, les Assises du logement que la présidente de département, Martine Vassal, va lancer le 31 janvier, et qui seront dotées d’un budget participatif de 25 millions d’euros – enfin, participatif au sens où le tissu associatif serait consulté, et non, comme le numérique pourrait le permettre, les citoyens directement, dont ces Affreux, sales et méchants qui vivent dans des taudis menaçant leur santé et leur sécurité dans de nombreux quartiers dont celui du centre ville. Des taudis aussi visibles que le nez au milieu de la figure, surtout par jour de pluie…
Publié sur le Digital Society Forum