Et si on arrêtait d’être nostalgiques des débuts d’Internet ?
Le World Wide Web créé par Tim Berners Lee fête ses 30 ans , les messageries instantanées de groupe comme IRC ont à peu près le même âge. Il y a 30 ans, les différents outils Internet rencontrent leurs premiers utilisateurs en dehors des sphères scientifiques. Ces précurseurs ont eu l’opportunité d’expérimenter un terrain vierge aux frontières indéfinies. Ils étaient alors étudiants, développeurs, webmasters, journalistes, graphistes, communicants, chercheurs, etc. Ils ont investi ce nouvel espace en prenant le contrepied des médias traditionnels et de l’industrie créative établie (graphisme, audiovisuel, publicité, éditions, etc.), créant ce qu’on appelle encore les nouveaux médias. Ce sont eux qui ont initié la culture du numérique, dont la culture du LOL, du fake ou encore du remix. Ils en retiraient à la fois une forme de fierté et de jubilation. Ils ont aussi essuyé pas mal de mépris et de rejet de la part des vieux médias : TV, radio, presse, agences, éditeurs, etc. « On nous appelait les forçats du Web », se rappelle le journaliste Jean-Pierre Manach.
Cette avant-garde d’Internet contestait l’ordre établi et la hiérarchisation des prises de parole, en créant et en explorant de nouveaux formats, de nouvelles pratiques, mais a-t-elle finalement produit un espace social fondamentalement différent ? Le travail de sape des nouveaux entrants envers les anciens médias a-t-il servi à l’émergence d’un monde médiatique plus inclusif, plus démocratique, plus juste ? Ou bien cette avant-garde a-t-elle copié-collé, sans forcément en être consciente, les vieux schémas de domination sociale au sein d’un nouveau dispositif technologique ? Les « anciens des nouveaux médias » ont-ils vraiment été différents de ceux qui les ont précédés comme ils le laissaient entendre ?
Utilisateur de la première heure des réseaux sociaux, David Doucet s’exprimait ainsi en 2013 : « Au début, on peut faire n’importe quoi parce qu’il y a très peu de monde dessus, c’est comme une forme de jungle. Puis la civilisation venant, cela devient comme un espace social, régi par des lois. A ce moment là, la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres ». Le journaliste David Doucet faisait alors partie de la désormais tristement célèbre Ligue du LOL. Stephen Des Aulnois, un autre membre actif de la Ligue du LOL, se souvient de cette époque (entre 2009 et 2013) : « Les personnages qui avaient une résonance un peu plus forte sur Twitter, qui pouvaient t’agacer, tu viens les titiller de manière bête. Mais ce n’était pas dans le but de faire du mal. On ne se rendait pas compte des conséquences. Ce n’était pas spécialement ciblé contre les féministes ; à l’époque, je ne savais même pas vraiment ce que c’était. Avec le recul, ça peut donner cette impression, c’est vrai ». L’inconséquence des actes et l’aveuglement vis-à-vis des discriminations opérées en disent long sur les failles éducatives de notre société…
Avec le recul, justement, nous ne pouvons être que déçus que cet espace social vierge, qu’ont été par exemple les réseaux sociaux, ait été ainsi considéré comme une jungle. Comme un espace symbolique où règne la loi du plus fort, et dans lequel on peut agir sans se soucier des conséquences dès lors que l’on fait partie des dominants de ce nouveau territoire. Se pensant des êtres « modernes » qui remettaient en cause l’académisme et la hiérarchie, certains de ces pionniers n’ont finalement pas su (ou pas voulu) s’extraire des principaux rapports de pouvoir qui existent aujourd’hui dans notre société… et qui leur étaient favorables. À quoi bon investir un espace social nouveau avec la volonté de tout remettre en cause si l’on ne s’attaque pas aux mécanismes de domination sociale qui minent notre société : sexisme, homophobie, racisme, exclusion, etc. ? À quoi bon pouvoir tout réinventer si l’on ne réinvente pas l’essentiel ? À quoi bon d’un côté revendiquer le libre accès pour tous aux savoirs et à la connaissance, si l’on reproduit de l’autre de l’entre-soi, donc de nouveaux mécanismes d’exclusion ? « Sous les apparences de la coolitude, vous reproduisiez en fait un système très hiérarchique et très masculin », lance le rédacteur en chef d’Arrêt sur Image, Daniel Schneidermann, à Jean-Pierre Manach, l’un des journalistes de l’émission Vinvinteur et Rafik Djoumi, créateur de l’émission BiTs sur Arte .
En faisant de la capacité de faire rire de quelqu’un, un marqueur de popularité sur les réseaux, la culture du LOL s’est, en fait, révélée un outil extrêmement efficace de réplication des rapports de pouvoir en place. Au départ, cette abréviation, née dans les canaux de messagerie instantanée comme IRC, servait, à l’image des smileys, à préciser l’état d’esprit du locuteur. Le LOL est progressivement venu ponctuer la majorité des échanges, s’imposant comme un des codes de conduite sur les réseaux. Drôle ou pas drôle, le LOL était là et incitait à ne rien prendre au sérieux, à tout tourner en dérision, à être désinvolte, à s’amuser des failles ou des faiblesses des autres. Cette culture du LOL s’est tellement propagée qu’Arnaud Mercier, enseignant-chercheur à l’Institut français de presse, parle aujourd’hui de « dé-moquera-cie ». Cette moquerie érigé en système, qui avait cours, entre autres, au sein de la Ligue du LOL, permet in fine à ceux qui sont en position d’influence d’empêcher les autres de prendre la parole et d’exprimer des opinions alternatives, explique la linguiste Laélia Véron.
Ce qui frappe Juliette Gramaglia, la journaliste d’Arrêt sur Image, dans ce scandale de la Ligue du LOL, c’est la dissociation entre le Web et la réalité. Elle cite l’exemple de la fausse campagne « cutting for Bieber » , lancée en 2013 sur Twitter par des membres de 4Chan pour se moquer de la vague d’indignation qu’avaient provoquée la publication sur Twitter d’images de Justin Bieber fumant un joint. La fausse campagne mettait en scène une mutilation du bras et disait en substance :#cuttingforbieber stop the drugs and we’ll stop cutting (Arrête la drogue et on arrête de se mutiler). Elle s’est soldée par des mutilations réelles de fans de Justin Bieber, qui étaient pour l’essentiel des adolescentes d’une douzaine d’années. « C’est comme si ce fake n’allait pas pouvoir déborder sur la réalité. C’est la même chose avec la ligue du LOL, c’est comme si les actions commises sur le réseau n’allaient pas avoir d’impact sur la vie réelle », analyse-t-elle.
Évidemment, la Ligue du LOL ou 4Chan n’ont pas le monopole de la violence des rapports sociaux, mais « le dispositif technologique, dont le relatif anonymat qui a cours sur les réseaux sociaux, a facilité des comportements de meute et de harcèlement », souligne Arnaud Mercier. En d’autres termes, l’impact du harcèlement a pris des proportions inédites avec Internet, d’autant que les outils numériques ont été construits pour agir comme une caisse de résonnance, en favorisant le partage et les effets de buzz. En outre, les révélations de la Ligue du LOL ont attiré l’attention sur la composante sexiste, homophobe et raciste du milieu médiatique en général , que ce soit au sein des écoles de journalistes ou des rédactions, même celles vues comme progressistes, à l’image de Vice , du Huff Post ou encore des Inrocks . Ainsi, les pratiques de la Ligue de LOL ne sont pas une exception numérique, mais plutôt une règle largement partagée dans le métier.
La question, ici, n’est pas tant la responsabilité directe ou indirecte de ces pionniers des réseaux ayant participé à des actes de harcèlement ou de discrimination, celle-ci étant du ressort de la justice et des législateurs, que le regard idéalisé que nous portons sur l’Internet des origines. Cet attachement aux utopies premières, que ce soit la liberté d’expression et d’être (anonymat, avatar, identité numérique), le sentiment que tout était possible, qu’Internet allait changer le monde, le rendre plus juste, nous a sans doute conduit à une complaisance vis-à-vis de comportements ostensiblement agressifs, voire violents.
Le chercheur Antonio Casilli aurait-il aujourd’hui le même discours vis-à-vis des trolls qu’il gratifiait d’une fonction sociale en 2013, quand les « haters », nouveau nom des trolls, règnent en maître sur les réseaux ? Vincent Glad, le fondateur de la Ligue du LOL, dit avoir créé un monstre qui lui a totalement échappé. On pourrait peut-être en dire autant de Twitter ou de Facebook, mais aussi de l’utopie de la société numérique que nombre de précurseurs d’Internet ont défendue coûte que coûte. Cette nostalgie des débuts d’Internet, la Ligue du LOL l’a cassée, et quelque part il était temps. La culture du LOL a fini par tomber le masque : un troll était en fait juste un troll…