Et si le crédit social n’avait finalement rien de chinois ?

Le régime chinois ayant déjà censuré les réseaux sociaux et les moteurs de recherche, il ne semble pas surprenant, vu de l’Occident, qu’il entreprenne de croiser les données collectées sur ses citoyens dans le but d’identifier et de sanctionner facilement ceux qui se comportent « mal ». Mais, en fait, reconnaissons-le, la grande majorité d’entre nous ne connaît rien à ce pays. Il est, alors, facile d’y projeter une vision manichéenne qui, d’une certaine manière, nous rassure car elle nous place du bon côté. Puisque nous sommes du « bon » côté, que raconte de nous, dès lors, l’inquiétude profonde et persistante qu’a produit l’annonce du crédit social  ? Est-ce que nous craignons qu’un jour nous soyons tous des sujets du Parti communiste chinois ? Ou bien, est-ce qu’en regardant ce crédit social de loin, nous aurions aperçu les contours du Léviathan numérique que nous serions, nous aussi, en train de construire… ?

La Chine, loin de l’image du pouvoir central que nous avons en tête, est dirigée par une multitude de pouvoirs locaux très autonomes, nous apprend la politologue et sinologue, Séverine Arsène lors de son intervention au Medialab de Sciences Po, à Paris . Autre source d’étonnement, la Cour suprême chinoise rencontre d’énormes difficultés à faire appliquer la loi. Beaucoup de Chinois ne paieraient pas leurs amendes. On est loin de l’image de la toute puissance du pouvoir de Pékin. Enfin, la corruption et la fraude atteindraient des niveaux tels que le contrat social et l’économie du pays seraient fragilisés. « La Chine est un régime autoritaire où l’arbitraire est la règle, et on ne peut pas résorber la corruption par l’arbitraire. Le crédit social est une tentative de réponse à la fragilité de la gouvernance. Le régime cherche, en fait, à retrouver une légitimité et à redonner une sensation de justice en utilisant l’imaginaire de la rationalité technologique », analyse la politologue. Mais c’est un vernis technologique, ajoute-t-elle, aussitôt, « il y a beaucoup de cuisine locale qui influe sur le dispositif de points, avec beaucoup de « low tech ». Dans de nombreux cas, cela se résume à la publication mensuelle d’une liste de citoyens en litige avec la justice ». Le crédit social est, en fait, une émanation de différentes strates : villes, province, État, banque centrale, police, etc. Il s’agit donc de dispositifs hétérogènes, peu ou pas compatibles entre eux. L’élaboration d’un système de notation unique n’apparaît pas être, pour le moment, l’objectif de l’État chinois. Et pour cause, cela demanderait un travail de mise en commun titanesque. Aussi, le régime semble plutôt chercher à rendre la vie difficile à ceux qui ne respectent pas les lois, et, en faisant cela, à développer un climat de confiance dans le pays. Ou tout au moins, un vernis de confiance ?

Mais alors, d’où vient cette note globale dont on ne cesse de parler dans les médias ? Il s’agit, en fait, du « Zhima credit » (crédit Sésame), le système de notation de la plateforme numérique Alibaba , un géant du e-commerce qui ressemble bien plus à Amazon qu’à l’État chinois… Il ne s’agit pas d’une notation en pair-à-pair comme sur Airbnb, cela ressemble plus au score Elo de Tinder, l’application de rencontres , qui détermine notre niveau de « désirabilité » en fonction de données collectées sur notre activité et notre comportement, et aussi de nos contacts. Mais Tinder garde ce score secret, alors qu’Alibaba le partage et en fait une donnée sociale en soi. « La note, qui va de 350 à 950, commence à être prise en compte dans le choix d’un partenaire en vue de se marier », rapporte ainsi Sévérine Arsène. Alibaba détient énormément de données, dont le numéro de carte d’identité de ses utilisateurs et les données financières qui proviennent de son application de paiement via mobile, Alipay , qui compte plus de 500 millions d’utilisateurs chinois. La Chine est passée en quelques années du paiement en espèces au paiement via mobile, sans passer par la carte bancaire. Aujourd’hui sans Alipay ou son concurrent WeChat pay (Tencent), il est très difficile d’accéder aux biens et services du quotidien. Plus de 200 millions d’utilisateurs d’Alipay ont déjà activé le score « Zhima credit », ce dernier permettant de bénéficier d’avantages commerciaux sur Alibaba.

Alibaba est devenu un point de centralité dans un pays très décentralisé, une aubaine pour l’État chinois qui n’a pas manqué d’intégrer l’entreprise dans son projet de crédit social. En effet, la Cour suprême chinoise a transmis à Alibaba la liste de 6 millions de citoyens qui ne sont pas en règle avec la Justice. Parmi eux, 1,2 million de personnes avaient activé le « Zhima credit », qui ont, dès lors vu leur note plonger. L’alliance entre la Cour suprême et Alibaba peut permettre de bloquer, en une seule action, un large spectre d’actions des Chinois : achat d’un billet d’avion, paiement des études dans une école privée, achats de produits de luxe, etc.

En outre, détaille Séverine Arsène, « Alibaba faisant le lien entre les comportements d’achat (paiement, délai de remboursement, etc.), des données patrimoniales et personnelles (déclarées en échange de points supplémentaires offerts par la plateforme), et des données d’activité sur les réseaux sociaux, etc., la Banque de Chine a envisagé d’utiliser le « « Zhima credit » » comme système d’évaluation des risques bancaires, à l’image du FICO aux États-Unis ». Le FICO (Fair Isaac Corporation) , est un score qui accompagne les Américains toute leur vie et qui détermine leur capacité de crédit et leur taux d’emprunt, en fonction de leur historique bancaire et d’une multitude d’autres informations. Ce système est régulièrement dénoncé aux Etats-Unis en raison de sa dimension discriminatoire . Cependant, de son côté, la banque de Chine a finalement fait marche arrière, les objectifs marketing d’Alibaba venant trop biaiser le calcul de la note…

Ainsi ce qui nous fait frémir, ce n’est peut-être pas tant le projet de crédit social, mais cette alliance entre plateformes numériques privées et État, car progressivement, nous prenons conscience des informations que nous cédons à ces plateformes et de leur centralité dans nos vies. Et cette crainte n’a rien de spécifiquement chinois. Rappelons-nous la collaboration des géants du numérique au programme de surveillance massive du gouvernement américain, PRISM . Le problème de ces alliances entre géants publics et privés réside dans la capacité qu’ils nous laissent en tant qu’individus ou minorités à contester le dispositif. Quel recours auront les citoyens chinois face à un mauvais score ? Les premières expérimentations laissent penser que « le crédit social chinois pourrait devenir un business (achat et rachat de points, points offerts dans le cas d’opérations commerciales) et une nouvelle source de corruption », observe Séverine Arsène.

Pouvoir juger de la qualité d’une personne en consultant un score, ce serait, certes, rudement pratique, mais il s’avère que les humains et la société qu’ils composent ne se laissent pas mettre en équation ou en algorithme aussi facilement. Le physicien Pablo Jensen, en a fait l’objet de sa présentation lors d’un autre séminaire au Medialab de Sciences Po . Pour appuyer son propos, Pablo Jensen a mis en parallèle l’existence des atomes, dont le noyau est stable malgré leur passage d’un état à un autre, et l’existence sociale, dans laquelle la frontière entre ce qu’on est et ce qu’on fait est beaucoup plus floue. À l’image du prix du marché qui « transforme une information privée et dispersée en une information publique », le crédit social tente de rendre explicite la nature humaine. « Quel est le sens de la vie ? » demandent les humains au superordinateur Pensées Profondes dans Le Guide du Voyage Galactique de Douglas Adams… « 42 » répond la machine plus de 7 millions d’années plus tard, laissant l’humanité pantoise. Un chiffre seul ne peut pas être une réponse satisfaisante et pourtant nous avons tendance à nous appuyer sur une note ou un score pour prendre des décisions, en oubliant qu’elles sont approximatives, parfois même injustes ou fausses. Néanmoins, nous ressentons bien le danger d’être résumés à une note lorsque celle-ci devient centrale et omniprésente dans la vie sociale. Ce qui nous inquiète finalement, ce n’est pas tant d’être notés, triés, sélectionnés, car nous le sommes en permanence, mais le fait qu’il n’y ait qu’une seule note, et évidemment qu’elle soit mauvaise ou qu’elle puisse le devenir, nous faisant basculer de l’Autre côté du miroir où il faut courir très vite pour rester sur place.

Publié sur le Digital Society Forum