Un bon algo peut-il moraliser la vie politique ?
Création d’un Comité de moralité publique (CMP), transparence totale de la vie des élus, gouvernance algorithmique… Dans un scénario prospectif, Usbek & Rica explore la capacité de la technologie à restaurer, au cours des prochaines décennies, la confiance des Français dans leurs élus.
Et si l’élection d’Emmanuel Macron n’avait finalement été qu’une parenthèse ? Depuis la démission forcée de François Bayrou, son super ministre de la moralisation politique, pour une sombre affaire de trafic d’assistants parlementaires, on a le sentiment que le « tous pourris » reprend du poil de la bête. Et que les scandales qui ont émaillé les précédentes mandatures, de Jérôme Cahuzac à François Fillon, pourraient resurgir à tout moment. Soyons francs : on ne peut pas vraiment compter sur les humains pour autoréguler leurs mœurs.
Il est donc temps de poser frontalement cette question qui dérange : ne faudrait-il pas confier à des machines, a priori incorruptibles et irréprochables, la gestion de la moralisation de la vie politique ? Des algorithmes ne peuvent-ils pas compléter, voire chapeauter le dispositif judiciaire pour évaluer la probité des élus en fonction de critères préétablis faisant consensus ? Ne serait-ce pas une solution radicale pour éviter que nos concitoyens, dégoûtés, ne jettent la démocratie par-dessus bord ? Pour y voir plus clair, nous avons conçu un scénario en quatre étapes sur le déploiement technologique qui pourrait transformer la vie politique au cours des prochaines décennies. Avec, pour chaque épisode, une mini-fiction suivie d’une brève analyse.
Épisode 1/ 2025 : La République du bien
Depuis l’avènement, en 2022, de la VIe République, les responsables politiques ne sont plus jugés à l’aune de la légalité mais de la moralité. La Cour de justice de la République, qui seule pouvait les juger – avec une certaine complaisance, d’après tous les observateurs –, a été remplacée par un intraitable Comité de moralité publique (CMP). Ce dernier valide les candidatures aux élections et à la haute fonction publique, vérifiant la virginité des casiers judiciaires et menant de minutieuses « enquêtes préalables de moralité ». Omission sur la feuille d’impôt, soupçon de népotisme, cigarette allumée devant des mineurs… Le moindre écart de comportement peut être fatal. Les dénonciations sont légion mais la classe politique française s’est assainie. Du moins en apparence puisque trois membres du CMP ont été arrêtés pour avoir blanchi la moralité de plusieurs candidats contre de confortables dessous-de-table. L’enquête a, par ailleurs, mis en lumière les luttes intestines entre les membres du CMP pour s’accorder sur les fondements mêmes de la morale, des tensions sans doute pas tout à fait étrangères aux récentes arrestations…
Ce premier scénario le montre bien : définir les contours d’une morale qui s’imposerait à tous relève de la gageure. Comment parvenir à la définir, alors même « qu’on ne sait pas où elle s’arrête », observe l’historien de la politique Jean Garrigues. Les religions elles-mêmes en proposent différentes définitions : « Les protestants, par exemple, rendent compte directement à Dieu, tandis que les catholiques s’en remettent au prêtre qui agit comme un directeur de conscience. Il y a chez les catholiques une tolérance vis-à-vis de la malhonnêteté : tout se règle dans l’intimité du confessionnal », explique Laurence Hansen-Løve, auteure du livre Oublier le bien, nommer le mal. Une expérience morale paradoxale (Belin, 2016).
La philosophe rappelle que la morale a vécu de nombreux rebondissements tout au long de notre histoire. Il y a eu le tournant des Lumières, bien sûr, quand la foi en Dieu s’est muée en foi en l’homme, les préceptes moraux prenant alors leur source dans la raison. Il y a eu ensuite le monde postmoderne de Nietzsche, de Freud et de l’existentialisme, qui perd la foi en tout et condamne la morale, cet héritage social dont il faut se libérer. Et depuis la fin du XXe siècle, c’est le « chacun sa morale » qui tend à s’imposer. Une logique directement influencée par la philosophie libérale. Par conséquent, « il n’y a plus de consensus possible sur la définition d’un bien commun », observe Laurence Hansen-Løve.
« En faisant de la nature, en tant que condition de la survie de l’espèce humaine, un guide, nous pourrions peut-être édifier un nouveau système de valeurs communes »
Dans une société – la nôtre – qu’elle qualifie de « postmorale », la philosophe suggère plutôt de s’accorder sur la définition d’un mal commun, qu’il s’agisse du réchauffement climatique ou de la destruction de la biodiversité. « En faisant de la nature, en tant que condition de la survie de l’espèce humaine, un guide, nous pourrions peut-être édifier un nouveau système de valeurs communes », conclut Laurence Hansen-Løve. Une morale écologique ? Mais comment la mettre en œuvre ? Dans un article intitulé « Non, les fake news n’ont pas fabriqué Trump ! », publié en janvier 2017 dans le Guardian, le chercheur technocritique Evgeny Morozov donne une piste : l’immaturité de nos démocraties se manifeste, entre autres, par « le déni de la corruption fondamentale de l’expertise professionnelle ». Et s’il fallait d’abord en finir avec la démocratie représentative ?
Épisode 2/ 2035 : Le pouvoir en partage
Face à l’incapacité de chacun à faire passer l’intérêt général devant ses intérêts propres, il a été décidé que chaque citoyen aurait un égal accès au pouvoir. Le « quart d’heure de célébrité » d’Andy Warhol se trouve appliqué à la politique. La nouvelle Constitution, co-construite avec des citoyens tirés au sort, a acté le non-cumul des mandats dans le temps, tandis qu’une réforme territoriale a supprimé l’échelon des villes et des communes au profit de celui des métropoles et des communautés de communes, réduisant drastiquement le nombre d’élus. En contrepartie, des comités locaux de coordination citoyenne ont vu le jour.
Terminé également, les réserves parlementaires, territoriales ou gouvernementales, longtemps sources de clientélisme et de financements occultes. La répartition de l’argent public se gère dorénavant de façon participative. Enfin, des outils technologiques assistent les citoyens dans la fabrique des lois : sélection des experts les plus pertinents, traçabilité des propositions, etc. En outre, dans la droite ligne des pétitions en ligne, un « droit d’interpellation populaire » a été inscrit dans la nouvelle Constitution, afin que les citoyens puissent ajouter un sujet à l’ordre du jour des organes de décision publics. Ce partage du pouvoir à tous les échelons complique déjà considérablement l’influence des grands lobbys sur les décisions politiques et muscle l’engagement citoyen. Néanmoins, le dernier rapport des chambres régionales des comptes constate une explosion de la « petite corruption ».
Mais si l’action politique devenait totalement transparente au nom de la morale, son contrôle n’en serait-il pas facilité ?
Et si l’avènement d’une forme de démocratie plus directe débouchait sur un égal accès aux privilèges octroyés par le pouvoir plutôt qu’à son exercice ? « La politique de décentralisation des années 1980, en donnant plus de pouvoir et d’argent aux collectivités, a multiplié les possibilités de corruption », rappelle Jean Garrigues. Plutôt qu’une démocratie directe, le professeur de droit constitutionnel Dominique Rousseau propose une « démocratie en continu » : « La crise de la représentation ne signifie pas qu’on n’a plus besoin de représentants, mais que les représentés peuvent continuer intervenir. » L’idée directrice, explique Julien Bayou, conseiller régional d’Île-de-France et porte-parole d’EELV, est « d’abaisser le seuil d’engagement des citoyens et d’élargir leur espace d’intervention, dans lequel la délibération et la recherche de compromis sont des clés, afin d’éviter une gouvernance à coups de sondages et de référendums qui ignorent la diversité et la complexité des situations ». Reste le problème du lien constant entre pouvoir et corruption… Selon Jean Garrigues, l’action conjuguée des chambres régionales des comptes et des médias a déjà fortement réduit la fraude localement. Mais si l’action politique devenait totalement transparente au nom de la morale, son contrôle n’en serait-il pas facilité ?
Épisode 3/ 2045 : La politique sur écoutes
Finalement, il aura suffi que 10 % des élus ouvrent leurs agendas et se géolocalisent en permanence pour que les autres suivent. Pour prouver qu’ils sont irréprochables, certains députés particulièrement zélés vont jusqu’à se filmer 24 heures sur 24, même pendant leur sommeil et leurs ébats, donnant vie au scénario d’hyper-transparence imaginé par l’écrivain Dave Eggers dans son roman visionnaire Le Cercle (Gallimard, 2016). Dorénavant, on ne rencontre plus un lobby minier ou gazier sans discuter dans la foulée avec un lobby écologiste. Les politiques ont aussi rendu transparents leurs comptes et ceux de leurs proches, mettant fin aux conflits d’intérêts. Toutes leurs données bancaires sont désormais visibles sur une plateforme qui traque les anomalies et les transmet automatiquement à l’autorité judiciaire et aux médias, qui jugent ensuite s’il faut enquêter plus avant.
De plus, les citoyens ont à présent accès à des outils performants pour objectiver leurs votes : des technologies d’intelligence artificielle permettent d’analyser en profondeur les programmes des différents candidats et leur impact potentiel, puis de suivre leur application et leurs résultats dans le temps. Pour exister dans le débat public, chaque institution (l’Élysée, Matignon, le Parlement, le parquet, les syndicats, les ONG, etc.) a dû s’équiper de sa propre IA. Pourtant, malgré cette puissance d’analyse inédite, les IA des instituts de sondage annoncent la victoire de l’alliance des partis populistes à la prochaine élection…
« Si les nouveaux médias d’investigation et les technologies numériques procurent une capacité inédite pour trier et analyser l’information produite, les citoyens se réfugient pourtant massivement dans un vote émotionnel »
Ancienne vice-présidente du Conseil national du numérique (CNNum), Sophie Pène constate que « si les nouveaux médias d’investigation et les technologies numériques procurent une capacité inédite pour trier et analyser l’information produite, les citoyens se réfugient pourtant massivement dans un vote émotionnel ».
Dans les faits, les candidats populistes ont tout autant accès que les autres à la puissance des réseaux sociaux et au développement de l’intelligence artificielle. Alors comment empêcher qu’à l’avenir une IA ne soit paramétrée à des fins de désinformation et de propagation de théories du complot ? Par ailleurs, « en rendant compte en continu de ce qui vient s’imprimer dans leurs cerveaux, les élus deviennent des interfaces informationnelles avant d’être des personnes », analyse la chercheuse. Une aubaine pour les populistes et leur théorie du remplacement à venir des humains par les IA ?
Épisode 4/ 2050 : L’intelligence artificielle au pouvoir
Personne ne s’explique encore l’échec des partis populistes lors de la dernière élection. Les audits du système de vote électronique n’ont décelé aucune anomalie. Comment les algorithmes ont-ils pu se tromper à ce point ? Peu de temps après l’élection, plusieurs réseaux d’extrême droite et d’extrême gauche, dont un collectif d’agriculteurs vegan, ont été écroués pour association de malfaiteurs en vue de commettre des actes de nature terroriste. Les outils de travail du Parlement et du gouvernement ont par ailleurs subi une grosse mise à jour. Désormais, les agendas des élus sont remplis automatiquement. Il est bien sûr possible de refuser un rendez-vous, mais cela induit des pénalités : frais d’annulation ponctionnés sur les rémunérations, désactivation du badge d’accès le jour de la réunion, etc. En outre, les parlementaires n’ont plus le droit de proposer d’amendements ou d’ajouter des sujets à l’ordre du jour : ils ne peuvent s’exprimer que sur les propositions formulées par la plateforme.
Les démissions en masse d’élus et du président de la République se sont déroulées dans l’indifférence totale. L’Intelligence France-Presse (ex-Agence France-Presse) n’en a même pas parlé… La gouvernance algorithmique a alors suivi son cours dans le calme, jusqu’à ce que les IA au pouvoir se mettent à pondre des décisions absurdes justifiées par leur hyper-pragmatisme, comme la fermeture de la moitié des maternités parisiennes ou la commande de centaines de millions de vaccins contre la variole. À la suite d’une intrusion détectée dans la mémoire historique du pays, les IA ont découvert un volume important de données corrompues. Puis une seconde vague de cyberattaques a entraîné la destruction des liaisons entre les IA utilisées par les différentes institutions politiques françaises, les rendant aveugles les unes aux autres. Une attaque revendiquée par le Parti Pirate et plusieurs mouvements démocratiques…
Les intelligences artificielles, quand bien même elles seraient un million de fois plus efficaces et intègres que nous, se heurteront toujours à l’éternelle défiance des personnes
Si, aujourd’hui, nous semblons parfois gouvernés à vue, au fil des sondages d’opinion, nous pourrions, demain, être dirigés par des algorithmes calculant l’influence future de chaque décision et nous orientant – parfois malgré nous – vers l’avenir estimé le plus souhaitable. Sur quels critères un futur serait-il jugé meilleur qu’un autre ? Et surtout, pour qui le serait-il ? Au-delà de cette question cruciale, les intelligences artificielles, quand bien même elles seraient un million de fois plus efficaces et intègres que nous, se heurteront toujours à l’éternelle défiance des personnes, car « c’est l’expérience du vécu des humains entre eux, le fait d’apprendre ensemble, la conscience d’une appartenance commune et donc d’intérêts communs, qui créent la confiance, même ténue », explique Sophie Pène. Pour autant, pas question de rejeter l’aide de la technologie en politique. À condition qu’à l’image des élus aujourd’hui, toutes les IA et leurs fabricants montrent patte blanche quant à la transparence des algorithmes, la traçabilité et la sécurisation des données, la minimisation de la collecte de données personnelles, etc.
Le règlement général sur la protection des données (RGPD), qui entrera en application en mai 2018, ouvrira peut-être le chemin vers un scénario de moralisation de la vie politique plus équilibré entre citoyens et IA. Et puis, qui sait, d’ici quelques années, on jugera peut-être le big data et son modèle du « on prend tout et on verra après » comme une dérive totalitaire. Selon Sophie Pène, il est en tout cas crucial de financer rapidement une « Govtech » en France, afin de produire des IA indépendantes dont on peut maîtriser et comprendre la façon dont elles nous forment.
Publié dans Usbek & Rica