Et si l’État se faisait ubériser ?

Cet été, le Conseil d’État était manifestement d’une humeur shakespearienne : « Ce qui ne peut être évité doit être embrassé », « Aime tout le monde, ne te fie qu’à bien peu », « Vieillissons ensemble !
 Le meilleur encore est à naître 
», « Être ou ne pas être », etc. Il a, en effet, publié un rapport très complet et très éclairant sur le phénomène d’ubérisation et le rôle central qu’y tiennent les plateformes numériques. Les auteurs interrogent la fonction et le devenir de l’État, convaincus qu’il « serait illusoire de croire que les collectivités publiques, les services publics, la puissance publique pourraient échapper au processus d’ubérisation ».

Globalement, analysent les auteurs, l’économie numérique pousse le secteur public à adopter une approche centrée sur l’usager, à casser les silos et donc à se présenter de façon plus horizontale. Par exemple, France connect permet en un clic de se connecter aussi bien aux impôts qu’à la Caisse d’Assurance maladie, le site service-public permet d’effectuer des démarches multiples en un seul endroit : extrait de casier judiciaire, changement d’adresse, carte grise, etc. Le système de santé pivote aussi sur cet axe, à l’image de Terrisanté , une plateforme expérimentale de partage de données médicales. Le fonctionnement du gouvernement lui-même tendrait à devenir plus horizontal : les projets de loi pourraient un jour ne plus être portés par un unique ministère, mais par des équipes transversales.

Le rapport dresse aussi un état des lieux des fonctions publiques remises en cause par l’ubérisation. Si la carte d’identité reste un document incontournable pour prouver son identité auprès des institutions publiques, ce sont cependant d’autres dispositifs qui dominent sur Internet et sur les mobiles : Facebook connect, TouchID et FaceID (empreinte et reconnaissance faciale), cookies, clé privée sur la blockchain, etc. Dès lors que l’identité numérique régule l’identité physique, la certification échappe aux États. Les civic tech développent par ailleurs de nouveaux dispositifs qui doublent progressivement l’État-Nation dans l’organisation de la vie démocratique : pétitions en ligne, contrôle de l’activité parlementaire (Integrity Watch , Nosdeputes.fr , etc.), coconstruction des lois, primaires citoyennes, etc.

Enfin, ce sont les services publics dans leur ensemble qui sont progressivement court-circuités par les plateformes numériques. Ces dernières s’invitent sur un terrain qui était, soit régulé, soit non marchand. Elles exploitent pour ce faire des failles et incohérences juridiques, ou rendent rentables des activités qui jusque-là ne l’étaient pas, grâce à l’optimisation de la mise en relation de l’offre et de la demande ou la réduction du nombre d’intermédiaires. Waze et Coyote ont ainsi eu la peau de Bison Futé en 2016, enfin plus précisément du Centre national d’information routière. Les monopoles d’État sont aussi bousculés, à l’image de la distribution d’électricité. Des plateformes comme Ilek se positionnent, en effet, en amont afin d’organiser l’achat et la vente d’énergie en direct. Autre exemple, la plateforme Uber Movement vend ses données sur les flux de circulation aux villes, concurrençant les données publiques .

La main mise des plateformes numériques sur les fonctions publiques n’est pas uniquement commerciale. Open Street Map , le Wikipédia de la cartographie, a ainsi récupéré la gestion de la base d’adresses nationale , qui sert en particulier aux services d’urgence. De toutes parts, l’administration trouve face à elle de nouveaux acteurs économiques (et plus rarement des communs numériques), y compris sur les questions sociales et solidaires. L’entreprenariat social est, ainsi, en train de mettre sur le marché des solutions pour lutter contre les discriminations, contre le réchauffement climatique, etc.

Les États ont-ils une chance face à cette horde de geeks en t-shirt et baskets, armée jusqu’aux dents de données et d’algorithmes ? Sommes-nous proches de la reddition de la puissance publique devant la puissance des plateformes ? Le Danemark semble s’y être en partie résigné, en nommant, en mai 2017, un ambassadeur technologique, basé à la Silicon Valley, afin d’établir des relations diplomatiques avec Apple, Google, Microsoft, etc. « Ces sociétés affectent le Danemark autant que des pays entiers…, explique le ministre des affaires étrangères danois, elles sont devenues une forme de nouvelles nations et nous devons nous y confronter. »

Face à ces plateformes mondiales qui deviendraient plus puissantes que les États-nations, pourquoi alors ne pas transformer les États eux-mêmes en plateforme ? C’est l’idée portée par le rapport. « Certains imaginent même que l’État pourrait jouer le rôle d’une “méta-plateforme” chargée d’identifier les projets susceptibles d’être portés et financés et les acteurs qui pourraient les mettre en œuvre, ceux-ci pouvant être autant des agents publics que des personnes privées », relèvent les auteurs.

Cette équivalence entre les plateformes numériques et les États-Nations a quand même de quoi surprendre. Où se trouve la poursuite de l’intérêt général dans les priorités d’entreprises comme Apple, Facebook ou Google ? Où y trouve-t-on des mécanismes démocratiques et des principes de citoyenneté ? Imagine-t-on revenir à la grande époque industrielle, où des entreprises comme Michelin ou Ford s’occupaient de tous les aspects de la vie de leurs ouvriers : de l’éducation de leurs enfants au logement en passant par l’accès au soin ? Ce modèle d’entreprise paternaliste n’a-t-il pourtant pas montré ses limites : dépendance des ouvriers, discriminations, confusions entre intérêt économique et intérêt général, etc. ?

Devant cette déstabilisation manifeste de la puissance publique, le Conseil d’État se raccroche au rôle essentiel et qu’il veut indépassable de l’État, c’est-à-dire préserver « les biens communs tels que la sécurité, l’environnement, la dignité ou les droits fondamentaux ». Cependant, l’échelle de l’État-Nation ne semble pas en mesure de réguler l’ubérisation en cours. C’est dès lors vers l’Europe, en visant à terme une gouvernance mondiale, que les auteurs se tournent et se retournent tout au long du rapport, comme un condamné en appellerait à Dieu pour qu’il le sauve. Le rapport semble finalement révéler, entre les lignes, un angle mort : celui de l’obsession du contrôle, et un impensé, ou plutôt un impensable de l’ubérisation de la puissance publique vue par elle-même : la perte de son pouvoir suprême.

A l’ère des plateformes, ceux qui font aujourd’hui l’État rêvent d’une ubérisation qui leur serait profitable. Ils y voient sans doute l’opportunité d’une traçabilité totale et la déclaration automatique des revenus des citoyens et des entreprises, à l’image de ce qui est prévu avec les plateformes de type Airbnb à partir de 2019 . Ils rêvent probablement d’une transparence absolue de leurs administrés grâce à la numérisation de nos vies, pour assurer sans faillir la sécurité de tous. Certes, il y aura des dégâts, il faudra fermer certains services publics, renoncer à certaines fonctions, mais l’État en sortira plus fort. Il deviendra une méta-plateforme, un méta-Uber, c’est-à-dire qu’il gardera son rang, son autorité, son rôle d’arbitre ou de juge. Il continuera à se placer au-dessus, à fabriquer la norme. Constat paradoxal : ceux qui pensent et anticipent la révolution numérique de l’État de demain restent manifestement obsédés par le contrôle et le désir de puissance, par la toute puissance de leur autorité verticale.

Christophe Castaner raconte qu’Emmanuel Macron, lorsqu’on lui présente une proposition, rétorque : « Est-ce que ça vole ton truc ? ». Alors, est-ce que ça vole l’État ubérisé ? Tant qu’il y a un pilote dans l’avion, oui, semble répondre le Conseil d’État… ou comment essayer de se couper les cheveux en gardant toute leur longueur.

Publié le 10 novembre 2017 sur le Digital Society Forum