Et si c’étaient les machines qui avaient besoin de nous ?
« On peut finalement se demander qui du logiciel ou de l’humain assiste vraiment la création ?», lance laconiquement Anthony Masure, doctorant en design des programmes à Paris 1. A l’occasion d’une table ronde sur le numérique et les pratiques créatives, organisée des 9 au 11 janvier 2014 par l’association Passeurs d’Images, le chercheur s’interroge en effet sur la double expression CAO/PAO (Conception/Production Assistée par Ordinateur).
Selon lui, les logiciels de création, comme Photoshop ou Illustrator, formateraient la créativité, en imposant un cadre de travail rigide et un mode d’action unique : la sélection dans des menus à la recherche de la fonction qui se rapprocherait le plus de notre idée de départ.
Jacques Perconte, artiste plasticien détournant des algorithmes afin de créer des œuvres génératives, ajoute que ses recherches et errances artistiques le conduisent à une conclusion similaire : l’air de rien, les logiciels et les algorithmes imposent un type d’esthétique, réduisant la singularité dans l’art numérique.
Extrapolons le propos à la production assistée par ordinateur au sens large. Nous pensons utiliser des outils pour faire plus et mieux que ce que nous aurions pu accomplir par nous-mêmes, sans eux. Or il semblerait qu’au lieu d’être assisté par l’outil, nous en soyons devenu l’assistant docile, et que nous ayons, par conséquent, restreint notre champ des possibles…
Anthony Masure cite Gilbert Simondon , philosophe français des sciences et techniques, pour appuyer son propos : « Pour rendre une machine automatique, il faut sacrifier bien des possibilités de fonctionnement, bien des usages possibles ».
Pourtant, ces outils, nous pouvons les détourner de leur usage « par défaut », les contraindre à produire autre chose que ce qu’ils sont sensés produire, les instrumentaliser… « Ce n’est pas tant PowerPoint qui nous rend stupide, que l’utilisation que l’on en fait », confesse en fin de compte Franck Frommer, l’auteur de « La pensée PowerPoint. Enquête sur ce logiciel qui rend stupide ».
En outre, si les algorithmes de Google formatent notre recherche, ils se construisent d’abord sur les données que nous lui fournissons. Le sociologue Dominique Cardon rappelle que Google ne fait que « hiérarchiser l’information en fonction des jugements portés par les internautes ». Alors, qui de Google ou de nous, pris collectivement, a le plus besoin de l’autre ? Est-ce le marteau qui nous aide à planter un clou ou nous qui aidons le marteau à le faire (à moins que ce ne soit le clou ou le mur) ? Ce qui est probable, c’est que, privés du marteau, nous trouverons tout de même un moyen d’enfoncer le clou.
Si la crainte de voir les algorithmes ou les machines nous commander relève toujours du fantasme, le risque de pensée unique orchestrée par des intérêts commerciaux l’est peut-être un peu moins. Ces intérêts, selon Dominique Cardon, ont déjà biaisé le principe méritocratique de l’algorithme de Google. Néanmoins, d’autres algorithmes sont venus diversifier l’accès comme ceux de Facebook ou de Twitter. La multiplicité reste clé dans le maintien d’un espace démocratique, conclut le sociologue. Et au vu de l’histoire d’Internet, pour le moment tout va bien…
Cela dit, restons alertes, car à force d’aider tant et si bien les machines, on s’expose à une grosse fatigue : « au début on se fait remplacer pour des corvées et puis un jour on va trop loin, la clé ne rentre plus dans la serrure. On s’est fait virer comme un malpropre… »