Entre libre-arbitre et déterminisme

Je ne me trouve pas en dehors du langage qui me structure, mais je ne suis pas non plus déterminée par le langage qui rend possible ce « je »

Judith Butler (Trouble dans le genre)

Ce que je comprends des propos de Judith Butler, c’est que même si un outil (ici le langage) nous structure de par le fait que nous l’utilisons, étant donné sa logique intrinsèque, ses possibilités et ses limites, cela ne nous réduit pas à ce que nous pouvons exprimer avec cet outil. Cela ne nous détermine pas en tant qu’être. C’est une traduction approximative. D’autant que nous ne maîtrisons pas forcément bien le langage, et la personne qui le reçoit non plus, ce qui en fait un outil doublement approximatif.

En d’autres termes, si le langage structure notre façon de communiquer, et donc de nous relier aux autres, il ne fait que traduire notre façon de penser, il ne structure pas (totalement) notre schéma de penser. Je le vois à la fois comme un entonnoir, une contrainte, et comme une possibilité, une technique qui me permet de communiquer et d’organiser ma pensée. J’accepte de me réduire temporairement en m’exprimant par le langage, parce que c’est un outil de communication performant et partagé. Si un jour nous arrivons à communiquer directement par la pensée, nous utiliserons peut-être des communications plus directes que la traduction par le langage.

En outre, nous pouvons détourner le langage, faire évoluer le sens des mots, nous pouvons mentir aussi, jouer le jeu des mots et rester autre. Nous ressentons souvent la limite du langage à exprimer ce que nous sommes, ce que nous ressentons, ce n’est pas uniquement par manque de vocabulaire, c’est souvent parce que nous sommes bien plus que ce que nous permet d’exprimer le langage. Il ne s’agit peut-être pas de « plus », mais disons que le langage ne peut pas nous exprimer fidèlement. D’ailleurs il arrive aussi qu’il exprime bien plus que notre pensée et qu’il nous échappe.

J’ose faire un parallèle avec les nouvelles technologies en tant qu’outil au même titre que le langage. Plusieurs experts, comme François Taddéi ou Mark Prensky, voient le codage informatique comme un langage à apprendre pour en comprendre sa logique et ne pas se retrouver aliéné-e par lui ou par les algorithmes construits avec lui. Les algorithmes sont des outils sophistiqués composés de lignes de codes et permettant de résoudre des problèmes ou tout simplement de mener des actions automatiquement, sans intervention humaine. Ivan Illich (voir la Convivialité) a démontré de son côté qu’à partir du moment où les humains institutionnalisent un moyen pour des raisons de performance ou d’efficacité, ce moyen finit par être contre productif (il y inclut aussi bien les machines industrielles que les institutions comme l’éducation ou la santé). Illich insiste sur la valeur aliénante de ces outils privant l’individu de son autonomie.

Il  y a visiblement un courant de pensée nous alertant sur notre dépendance aux outils, d’autant que les outils se démultiplient à mesure que la « société du numérique » se développe. Sans vouloir réduire leur propos, ils semblent nous dire que les outils, ou ceux qui les construisent et les maîtrisent, vont nous réduire collectivement en esclavage, car ils vont en fin de compte nous déterminer.

De mon côté, je préfère (pour me rassurer ?) parier sur Judith Butler. Si Google structure nos recherches, si les logiciels structurent nos productions (formatent parfois à l’instar de powerpoint), si les algorithmes présents un peu partout dans notre quotidien, anticipent certains de nos besoins, guident nos comportements, cela n’induit pas qu’ils nous déterminent. Je ne dis pas que la technologique n’a pas d’influence sur nous individuellement et collectivement et qu’il ne faut pas se méfier des ardeurs hégémoniques de certains groupes (la diversité et la multiplicité me semblent clés pour maintenir un espace démocratique, ajoutées à un combat pour l’égalité des personnes entre elles), je pense juste que nous gardons notre libre arbitre et notre libre détermination, du moins nous en avons la responsabilité et de multiples possibilités… Et c’est un engagement, une exigence de tous les instants.

Chrystèle Bazin