La société collaborative entre utopie et dystopie
Ne retrouve-t-on pas chez les makers, les réseaux de circuits courts, les communautés du logiciel libre, de l’Open data, de l’Open design ou de l’Open Hardware qui fleurissent sous le large chapeau de l’économie collaborative quelques-uns des rêves et projets du mouvement hippie de la fin des années 1960 ? Sous un autre regard, la revendication de liberté individuelle des années 1960 ne trouve-t-elle pas un écho quelque peu dévoyé dans le Libertarianisme de la Silicon Valley, dans l’injonction à l’empowerment – tous entrepreneurs, tous indépendants – et dans la volonté de dérégulations des plateformes collaboratives comme Uber, Airbnb, TaskRabbit, etc. ?
Comprendre ces étonnants paradoxes suppose d’opérer un petit détour historique par la cybernétique et la contre-culture qui ont structuré la pensée de la deuxième moitié du 20e siècle et accompagné l’émergence d’une nouvelle économie voire d’une nouvelle ère, celle d’Internet et plus largement du numérique.
L’héritage de la cybernétique
Le cybernéticien Norbert Wiener, dans les années 1940, fait émerger l’une des théories les plus structurantes de notre société contemporaine. L’aspect révolutionnaire de sa théorie est à chercher dans son objet d’étude, dans son changement de regard. En effet, il ne s’intéresse pas tant aux composantes d’un système qu’à ses interactions.
Pour Wiener, la circulation d’information dans un système permet à l’ensemble de s’autoréguler. Ces messages, ou feedbacks en anglais, permettent à un système de se corriger lui-même, et ce sans intervention directe sur un noyau central, et donc potentiellement sans la moindre participation de l’homme. C’est l’idée d’une société de libre circulation des informations (ou données) et d’une coopération entre les humains et les machines qui naît ainsi. Une collaboration qui se traduit par une connexion de tous les individus au travers des machines. Une préfiguration d’Internet en quelque sorte.
De fait, cette vision de l’auto-organisation technologique de la société, portée par la cybernétique de Norbert Wiener, a préparé le terrain au Big data et aux algorithmes auto apprenants, comme il a nourri la pensée transhumaniste.
Les petits-enfants de la contre-culture
Dans son livre Aux sources de l’utopie numérique, publié en 2006, Fred Turner démontre l’imbrication de la pensée contre-culturelle américaine des années 1960 avec le développement d’Internet et la libéralisation de l’économie aux Etats-Unis.
Le mouvement contre-culturel, que nous assimilons souvent en France aux événements et aux suites de mai 68, répondait au monstre froid que représentait la société bureaucratique fondée sur la hiérarchie et l’obéissance aveugle. Cette société était ressentie par les jeunes générations comme une mécanique insensible et calculatrice. La société d’alors enfermait les individus dans un carcan social très rigide.
Pour les penseurs de la contre-culture, cette société bureaucratique avait amené l’humanité au bord de la catastrophe nucléaire et embourbé les Etats-Unis dans une guerre vide de sens au Vietnam. Les nouvelles générations réclamaient la liberté d’expression, une société participative et non pyramidale, une liberté d’accès aux outils, une généralisation du partage dans un esprit à la fois communautaire et d’émancipation de l’individu.
Le courant contre-culturel s’inscrivait aussi dans une dynamique pacifique et écologiste, avec l’ambition d’influer sur le cours du monde afin de le rendre « meilleur », un discours encore très répandu chez les adeptes de la société du partage du 21e siècle.
Que reste-t-il aujourd’hui de ce désir de transformation du monde ? Et comment Internet mais aussi l’économie dominante ont-ils assimilé tout ou partie des idéaux de mai 68 et du mouvement hippie ?
Vers une économie en réseau
D’après Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, livre clé publié dès 1999, l’économie a quitté le système fordiste au profit d’une organisation en réseau, fruit paradoxal d’une dérégulation à l’échelle de la planète et d’une intégration de certains idées de la contre-culture au cœur du monde du management.
Les entreprises ont progressivement externalisé leurs activités, leurs ressources et leurs forces de travail. Elles sont devenues de plus en plus interdépendantes, travaillant en flux tendus. Elles minimisent autant que possible les emplois stables, préférant les contrats flexibles ou le recours à des prestataires ou des indépendants. Ces changements structurels ont été les garants d’une plus grande liberté au travail, mais aussi d’une plus grande précarité, et globalement d’un asservissement accru à l’entreprise, notamment aux multinationales.
Point important : ces évolutions sont le résultat d’un double mouvement : ignorance de la «critique sociale» des mouvements des années 1960 et du début des années 1970, et à l’inverse intégration de la «critique artiste» de ces mêmes mouvements. Cette critique sociale s’appuie en effet sur le marxisme et plus largement sur le socialisme pour dénoncer un capitalisme qui génère de plus en plus de misère et d’inégalités sociales, en particulier chez les travailleurs, là où sa critique artiste dénonce ce même capitalisme dans la mesure où, source d’inauthenticité, il s’oppose aux désirs de liberté, de créativité, d’autonomie et d’accomplissement personnel des individus.
Supprimant quasiment l’entreprise dans une logique de désintermédiation généralisée, l’économie collaborative semble non seulement pousser à l’extrême l’idée de l’économie en réseau décrite par les deux sociologues, mais également concrétiser les désirs de liberté et d’autonomie de tout un chacun, née de ce qu’ils appelaient dans leur livre référence la «critique artiste».
Dans ses promesses comme dans ses projets, l’économie collaborative valorise en effet l’auto-organisation du travail ainsi que la répartition des ressources directement entre individus, rendant poreuse la frontière entre producteur, distributeur et consommateur. Pourtant, même dans une application totale de cette économie, quelques intermédiaires persistent : les plateformes de mise en relation.
Internet ou l’aboutissement de l’économie en réseau
Cette mise en réseau de l’entreprise et de l’économie a connu un boom extraordinaire grâce à l’arrivée et au développement d’Internet, qui a succédé à la révolution informatique. Internet a redessiné en profondeur l’économie : effacement (partiel) des frontières physiques, explosion de l’offre, organisation des marchés de niche à l’échelle internationale, suppression de nombreuses barrières à l’entrée, accélération des temps de transaction (marché financier, publicité, achats…), désintermédiation des secteurs d’activité – autrefois en silo, aujourd’hui horizontaux… Car General Motors fabrique des véhicules, là où Google cumule les activités : search, publicité, génétique, énergie, voyages, livres, automobile, etc.
Ces quatre piliers : la cybernétique, la contre-culture, l’économie en réseau et Internet, ont façonné la société que nous connaissons aujourd’hui, et continuent à construire de façon incertaine voire chaotique le monde de demain. Avec le recul du temps, ces quatre concepts se sont imbriqués, et ils agissent aujourd’hui en nous et en nos univers de façon très interdépendante. Ils ne sont pas, bien entendu, les seuls facteurs de transformation du monde, mais ils pointent les grandes lignes de rupture d’avec la société fordiste et pyramidale d’avant.
Cinq revendications clés aux effets paradoxaux
De ces différents mouvements sociétaux, économiques et technologiques ont surgi en définitive cinq revendications clés qui structurent aujourd’hui le quotidien de la société, notamment de culture occidentale : la liberté individuelle, l’autonomie, la créativité, la participation et l’accomplissement personnel.
Ces revendications… (lire la suite sur Culture Mobile)
Chrystèle Bazin