Et si tout ça, c’était la faute à… Internet ?

« Après les attentats, la première réaction du gourvernement a été : on va réguler Internet, mais quel rapport ?!? », s’enflamme le journaliste Jean-Marc Manach le 14 janvier dernier au collège des Bernardins, lors d’un séminaire sur le journalisme et Internet animé par Eric Scherer (France Télévisions). Et oui, quel rapport ?

Selon de nombreux décideurs politiques et commentateurs de l’actualité, Internet et tout particulièrement les réseaux sociaux favoriseraient l’endoctrinement et l’incitation à la haine. Le Premier ministre français a ainsi annoncé des mesures visant spécifiquement à réguler la parole sur la Toile, tandis que son homologue britannique a été plus loin en suggérant la mise en place d’une surveillance de masse sur l’ensemble des échanges de l’Internet. Certains vont même jusqu’à réclamer la création d’une infraction pour consultation « habituelle et sans motif légitime » des sites appelant au terrorisme… Que penser de telles propositions ? Le sentiment d’insécurité est patent, et il incite au silence, voire à l’auto-censure. Sauf que la contradiction est forte entre un rassemblement historique pour la liberté d’expression et la tentation politique de museler cette même liberté d’expression sur le réseau, surtout pour les meilleures raisons du monde…

Faut-il, pour reprendre des propos entendus ici et là, carrément éteindre Internet ? Eteindre cet Internet qui a aidé à mobiliser la planète entière pour condamner un assaut sanglant contre la liberté d’expression ? Eteindre cet Internet qui a manifesté son soutien en twittant plus de 5 millions de fois #jesuischarlie (voir l’impressionnante dataviz de ces tweets le 7 janvier 2015) ou en choisissant par millions comme photo de profil l’image de l’infographiste, Joachim Roncin, mentionnant « Je Suis Charlie » ? Non, semble nous répondre l’immense écho de la Toile, c’est celui qui dit #JeSuisKouachi qu’il faudrait éteindre.

Mais l’expérience et la lucidité ne nous démontrent-ils pas que ces deux Internet ne font qu’un, et qu’il s’avère malheureusement impossible de couper l’un sans couper l’autre ? Internet est « un média d’engagement, un accélérateur d’émotions. Il est difficile d’y garder son sang-froid », souligne Eric Scherer. En d’autres termes, mieux vaut ne pas prendre pour argent comptant ce qui se dit sur le Net, au risque de grosses erreurs d’interprétation. Il faut savoir, par exemple, que parmi les 38 000 tweets #JeSuisKouachi recensés en une semaine, la grande majorité des auteurs étaient en vérité des internautes qui s’en indignaient (suite à une surexposition médiatique de ce hashtag). Les autres étaient essentiellement des trolls plus connus pour leur goût de la provocation que pour leur maniement des armes à feu. Enfin, sur un autre registre, les chercheurs en informatique les plus calés savent à quel point une tentative de surveillance massive de tous les échanges les Toiles afin d’anticiper les menaces de terrorisme est vouée à l’échec. Sans oublier les risques de capter dans ses filets des innocents, comme le souligne un article du mensuel américain The New Scientist sur cette illusion du contrôle de masse des internautes.

Or il semblerait que notre justice soit, comme les citoyens, sous le coup de l’émotion. Inciter les procureurs généraux à « une grande fermeté » pour « toutes les infractions commises à la suite des attentats » semble une demande légitime dans la période actuelle. Mais que faire lorsque cette fermeté se traduit par de la prison ferme pour quelques mots trop vite envoyés, qui plus est avec mandat de dépôt, c’est-à-dire envoi direct en prison, sans passer par un juge d’application des peines ? « Un coup de crayon et un coup de kalach c’est la même chose » : l’auteur de ce commentaire sur Facebook, aussi scandaleux soit-il, ne s’attendait probablement pas à écoper de 12 mois de prison ferme… Maitre Eolas, le célèbre avocat masqué du Net, recense sur son fil Twitter les condamnations pour apologie du terrorisme, et compare les sentences prononcées à d’autres délits, comme par exemple une agression sexuelle sur mineur : 8 mois avec sursis ! Et Maître Eolas de conclure ironiquement : « Heureusement, face à la menace terroriste, la justice sait frapper promptement et sévèrement à côté de la cible ». Le syndicat de la magistrature s’est toutefois fendu d’un communiqué avisé, appelant la profession à résister à l’injonction de la repression immédiate.

Surtout ne pas faire d’amalgame : cette phrase, chacun d’entre nous a dû l’entendre des centaines de fois depuis le 7 janvier. Répéter une phrase comme un mantra a décidément autant d’efficacité qu’un antibiotique sur un rhume et finit souvent par engendrer ce qu’on avait tenté de repousser au départ : tout ça, c’est la faute à Voltaire… euh non, à Internet.

Publié sur le Digital Society Forum – 22/01/2015