Et s’il fallait aimer Internet malgré le digital labor ?
Depuis Edward Snowden, dénonçant la surveillance généralisée sur Internet, et Evgeny Morozov, critiquant le solutionisme technologique de la Silicon Valley, Internet aurait basculé du côté noir de la force : Internet est devenu marchand, Internet est devenu l’œil de Moscou. Coincés entre l’enclume (le capitalisme débridé) et le marteau (l’Etat souverain), avons-nous cédé à la désillusion et parfois même à l’amertume ? Débattant avec le chercheur Antonio A. Casilli du digital labor, c’est-à-dire de la question de l’exploitation des internautes par les plateformes numériques comme Facebook, Uber ou Mechanical Turk, le sociologue Dominique Cardon tente de raviver un peu d’amour entre nous et le réseau des réseaux…Les théoriciens du digital labor et les internautes de la première heure reprochent en quelque sorte à Internet d’avoir réussi, analyse-t-il. En effet, ce qui était le terrain de jeu d’une bande de privilégiés (plutôt des mâles blancs Bac +5 américains, geek et un peu hippie sur les bords) est devenu un phénomène mondial et populaire. Les pionniers d’Internet ont réussi à convaincre plus de 3 milliards d’individus de par le monde, hommes, femmes, Indiens, Chinois, Argentins, Tunisiens, riches, pauvres (enfin pas trop), bref ils ont convaincu tous ceux qui pouvaient lire et trouver un moyen de se connecter qu’Internet c’était The Top of the Pops, l’invention du siècle, le truc dont on pouvait vraiment être fiers, car chacun pouvait y mettre quelque chose et bénéficier de cette fameuse intelligence collective, de cette fabrication d’un commun de la connaissance. « Ouah ! » comme dirait Holden Caufield dans L’Attrape-cœurs de Salinger .
Pourtant, depuis peu, le vrai visage d’Internet se serait révélé, nous serions tombés dans un piège tendu par les libertariens de la Silicon Valley pour nous faire travailler gratos et nous contrôler sans qu’on le sache, un peu comme ces humains leurrés par la matrice … Dominique Cardon ne nie pas le scandale de l’enrichissement des plateformes numériques (Google, Facebook, Airbnb, Uber, Amazon, etc.) face à l’appauvrissement, depuis la crise mondiale de 2008, des Etats et des populations (hormis les plus riches qui eux se sont encore enrichis et qui enveniment le scandale). Néanmoins, il refuse de faire des plateformes numériques les boucs émissaires de tous nos maux, les « Matthieu Delormeau de tous les Cyril Hanouna ». Il récuse ce mécanisme antédiluvien qui, face à une crise majeure, se défoule sur quelques-uns, les rendant responsables d’un effondrement imminent de la société, afin d’éviter que tout le monde se tape dessus et donc que la collectivité s’autodétruise, comme le décrit en profondeur l’anthropologue René Girard, récemment disparu, dans sa théorie du bouc émissaire .
Au milieu de cette colère montante provoquée par l’accroissement des inégalités et la crainte de lendemains qui déchantent, Dominique Cardon tente donc de nous inoculer un peu de bon sens : « En raison du pouvoir économique que les plateformes exercent sur le Web, nous considérons que les outils d’agrégation procédurale qui constituent leur principal service ne fabriquent plus du commun, mais du profit. Sans doute avons-nous raison de penser ainsi, mais en ne voyant plus que le profit, on minore complètement les procédures de fabrication de l’intelligence collective qui constitue le leg le plus précieux de l’Internet des pionniers ». Ainsi, la mise en évidence de la captation abusive de la valeur par les plateformes numériques ne doit pas nous faire oublier la valeur (moindre, mais quand même bien existante) qu’elles créent effectivement, et nous pousser à rejeter Internet dans sa totalité. Bref, faisons preuve d’un peu de discernement, « ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain ».
Le capitalisme cognitif, c’est-à-dire, … lire la suite sur le Digital Society Forum