Dessine moi un commun

Expliquer «les communs», ce que c’est et comment ça marche, s’avère aussi compliqué que de se lancer dans une définition de la physique quantique… Les communs restent un concept en construction, c’est sans doute ce qui les rend difficiles à saisir. Nous pouvons, cependant, les approcher à tâtons, observer les communs d’hier et d’aujourd’hui, identifier ce qui les rapproche les uns des autres et projeter ce qu’ils pourraient représenter demain.

Une réponse au besoin de nouveaux modèles de société

L’engouement pour les communs est sorti des cercles d’initiés habituels, parfois dans le sillage de l’économie collaborative, parfois au détour des débats sur la fin du salariat et sur le revenu universel, parfois encore au sein de l’économie sociale et solidaire et des initiatives citoyennes. Le concept de communs a même, pour un temps et via ce que l’un de ses articles appelait «le domaine commun informationnel», été l’une des pièces du projet de loi sur le numérique d’Axelle Lemaire, dont la discussion au Parlement a été annoncée pour le premier trimestre 2016.

Trois préoccupations peuvent expliquer ce coup de projecteur, analyse Jean-Benoît Zimmermann, chercheur au CNRS, toutes liées aux multiples dimensions de la crise que nous vivons en France, et plus largement en Occident.

La première de ces préoccupations tient selon lui au sentiment persistant d’un capitalisme incapable de se réformer par lui-même :

« La crise économique et ses répercussions, dont le creusement des inégalités et la prise de conscience de l’incapacité structurelle, voire culturelle, du capitalisme à fonctionner autrement que dans la spéculation et le pari sur une croissance future et infinie ont fini par nous convaincre qu’il fallait changer d’idéologie économique ».

Le chercheur explique ensuite la nouvelle audience des communs comme une conséquence indirecte de «la prédominance de la doxa libérale, notamment depuis les années 1980». Cette doxa aurait en effet «engendré des politiques d’austérité en série, un accroissement des inégalités (l’Etat social ne jouant plus le rôle d’amortissement des chocs), un recul des solidarités et globalement un sentiment de démission de l’Etat. Ce dernier ne semble plus capable de réguler le capitalisme ou d’agir comme un contre pouvoir.»

Enfin, troisième explication de cette tendance : «Il est devenu impossible de négliger les impératifs environnementaux, et ni les Etats, ni les entreprises ne semblent en mesure de répondre à cet enjeu crucial. C’est, en tous cas, le sentiment qui se dégage du sondage réalisé en novembre 2015 par Viavoice pour Libération : les Etats et les entreprises sont vus comme ceux qui devraient agir le plus et qui agissent le moins, à l’inverse des citoyens et de la société civile».

Des ressources qui échappent aux régimes de propriété classiques

Co-organisatrice du Temps des communs, un festival d’initiatives décentralisées et auto-organisées, Valérie Peugeot donne une définition claire des communs :

« Les communs sont des ressources régies par un régime de partage, qui échappent à la propriété publique et privée telle qu’on la connaît depuis des siècles. Les communs sont gérés par une communauté qui instaure des règles permettant de protéger les ressources, de les faire fructifier, de les partager, etc. »

Premier enseignement : il n’y a donc pas de communs sans communauté d’intérêt. La communauté peut prendre des dimensions très variées : un groupe d’une dizaine de pêcheurs, un collectif de milliers de développeurs répartis un peu partout dans le monde ou encore théoriquement l’ensemble des humains.

Deuxième enseignement : ces communautés mettent collectivement en place des règles, afin de gérer, dans l’intérêt de tous, une ressource risquant une surexploitation ou un détournement potentiellement destructeur. Cela peut-être un lieu, un logiciel comme Firefox, une infrastructure comme Internet, l’eau potable, un air non pollué, etc.

Troisième enseignement : les communs soutiennent des formes de propriété et de responsabilité collectives.

L’ensemble dessine de nouvelles perspectives de société, qui pourraient bien apporter un souffle précieux dans le contexte décrit par Jean-Benoît Zimmermann. En effet, «les communs ouvrent une brèche politique, libèrent un nouvel imaginaire et pourraient incarner une alternative à la dualité Etat/marché», pressent Valérie Peugeot.

Retrouver un sens et un faire collectifs… qui ne datent pas d’hier

La dynamique participative, celle qui remet sur le devant de la scène la citoyenneté, la dimension collective et sociale, le désir de reprendre sa vie en main, explique sans doute en partie l’engouement actuel pour les communs. Jean-Benoît Zimmerman souligne également deux autres aspirations complémentaires : concilier intérêt individuel et collectif et sortir de l’alternance Etat/marché – point que souligne également Valérie Peugeot. Le besoin des individus de s’inscrire dans un collectif s’exprime dans la mutualisation des biens et des services, dans l’exigence de transparence, dans le besoin d’établir des relations de confiance.

Si les communs s’affirment comme un phénomène durable et non un effet de mode, ils ne sont pas non plus une idée nouvelle, ils existaient bien avant l’arrivée d’Internet et de Wikipédia, et même bien avant l’ère industrielle. C’est donc avec cet ancrage dans l’Histoire et la mémoire collective en plus de l’apport des technologies numériques que les communs vivent un retour en grâce.

Du mouvement des enclosures à la fin du Moyen-Âge à l’enterrement des communs par Garett Hardin en 1968

Au Moyen-Âge en Angleterre, les terres communales étaient un bien commun accessible aux éleveurs et aux habitants d’une commune sans contrepartie : collecte de bois de chauffe, cueillette, etc. Au XVIe siècle, le droit d’usage de ces terres a été supprimé au profit d’un système de propriété privée. Privatisées et clôturées par de riches propriétaires fonciers, les anciennes terres communales ont été réservées à l’élevage de moutons, dont le commerce de la laine était alors en pleine croissance. Surnommé le «mouvement des enclosures», cette violente appropriation des terres communales marque pour certains historiens le début du capitalisme.

En 1968, Garrett Hardin «achèvera» les communs, déjà plus ou moins tombés dans l’oubli depuis le mouvement des enclosures. Dans un article publié dans Science, intitulé «La Tragédie des biens communs», il conclut en effet qu’une exploitation en commun d’une ressource limitée et accessible gratuitement conduit inéluctablement à l’épuisement de la ressource.

Hardin prend l’exemple des terres communales partagées par les bergers pour faire paître leur troupeau. Chaque nouvelle bête dans le troupeau apporte un profit conséquent au berger et lui en coûte très peu en nourriture puisque ce coût est soit inexistant, soit partagé entre tous les éleveurs. Chaque berger a ainsi intérêt à augmenter la taille de son troupeau, sans prendre en compte le fait qu’à un moment donné, le pâturage deviendra impraticable, car surpeuplé, et ne pourra plus nourrir une seule bête. Selon lui, les acteurs individuels ne sont motivés que par leur seul intérêt personnel à court terme. Dès lors, face à une ressource gratuite, en accès libre et en quantité limitée, le résultat ne pourra être qu’un épuisement de la ressource. Il faut alors soit l’intervention de l’Etat (système de quota, temps d’exploitation limité, etc.), soit celle du marché (propriété privée et accès payant) pour réguler l’exploitation.

Les libéraux se sont largement appuyés sur les travaux de Garrett Hardin afin d’instiller l’idée que la privatisation était le moyen le plus efficace pour gérer une ressource, et que les individus n’étaient pas capables de s’auto-organiser. Pourtant, tant qu’un profit suffisant peut être dégagé d’une ressource, son accès payant n’a jamais empêché sa surexploitation. En revanche, la nécessité d’être propriétaire ou sinon de payer un péage permet d’exclure les plus petits acteurs. En définitive, il apparaît que le problème de la préservation des ressources communes en quantité limitée réside plus dans la façon de les gérer sur le long terme que dans leur caractère gratuit ou payant.

Elinor Ostrom et la «théorie des communs»

Il faudra attendre 2009, l’année où Elinor Ostrom obtint le prix Nobel, pour que sa «théorie des communs» vienne redonner une légitimité aux dits communs. En examinant ce qui se passe réellement dans les communs ayant survécu à toutes les campagnes de privatisation ou de nationalisation, ses travaux vont démontrer qu’une gouvernance durable des communs est possible.

Depuis leur publication, de nombreux chercheurs se sont mis à étudier les communs. Il existe, non un, mais une multitude de modes de gouvernance ; il est dès lors difficile d’en dresser un portrait homogène. Elinor Ostrom a néanmoins identifié huit principes clés issues des situations qui assurent une réelle préservation des ressources communes : des groupes aux frontières définies ; des règles régissant l’usage des biens collectifs qui répondent aux spécificités et besoins locaux ; la capacité des individus concernés à les modifier ; le respect de ces règles par les autorités extérieures ; le contrôle du respect des règles par la communauté qui dispose d’un système de sanctions graduées ; l’accès à des mécanismes de résolution des conflits peu coûteux ; la résolution des conflits et activités de gouvernance organisées en strates différentes et imbriquées.

Les communs ne sont donc pas une création des geeks, mais bel et bien un mode de gouvernance multiséculaire qui été mis au ban, tout du moins en Europe, depuis le XVIe siècle jusqu’à la fin du XXe siècle, et qui revit. De fait, cette renaissance fait aussi écho aux mouvements de la contre-culture des années 1960, qui avaient déjà réveillé un certain nombre d’utopies proches des communs (autonomie, partage du savoir, modes de vie communautaire, etc.). L’héritage est limpide, même si parfois paradoxal, entre les communs historiques du Moyen-Âge, la préhistoire d’Internet telle que la raconte Fred Turner, marquée par les rêves de gratuité, d’ouverture et de disparition des frontières grâce à des communautés déterritorialisées, les utopies parfois trahies de l’économie collaborative de ces dernières années et les désirs d’émancipation se concrétisant dans des actions très pragmatiques des partisans des communs dans le monde numérique.

Le rapprochement des «communs numériques» et des biens communs

Une des caractéristiques majeures des biens communs physiques est leur épuisement possible, mais sur Internet et dans le monde numérique en général, les biens sont dits «non-rivaux», c’est-à-dire que l’utilisation d’une ressource par une personne n’en limite pas l’accès à d’autres. L’exemple classique est celui d’un livre : si j’achète un livre dans un magasin, il sera décompté du stock, j’empêche alors théoriquement une personne d’y accéder, mais si je le télécharge, il n’y aura aucune incidence sur le stock disponible. Donc, sur Internet, aucun risque alarmant de surexploitation ou d’extinction des ressources. Néanmoins, les communs numériques restent vulnérables aux actions de rétentions, en particulier aux procédures et autres verrous logiciels permettant avec plus ou moins d’efficacité de les faire revenir à un usage restrictif de la propriété intellectuelle (brevets, copyright) ; il apparaît dès lors nécessaire de les protéger, à l’instar des biens communs.

Certains estiment qu’Internet est en soi un bien commun, dans le sens où le réseau appartient à tous ceux qui l’utilisent et non à un ou plusieurs Etats et entreprises privées. Sous ce regard, il importe de protéger la Toile d’une trop grande privatisation (neutralité du Net) ou d’une trop grande surveillance des Etats (Programme Prism de la NSA américaine, loi de programmation militaire en France, etc.).

Selon d’autres visions, qui s’opposent aux nouvelles enclosures que pourraient créer les applications ou un certain usage des algorithmes, décliner les projets du Net sur les modes de fonctionnement des communs serait la façon la plus logique et efficace de préserver et de renforcer sa dimension «Bibliothèque de Babel», sa faculté à offrir à tous un mode universel de partage de l’information et des savoirs. Wikipédia mais aussi OpenStreetMap en seraient les meilleures illustrations, tout comme les licences Creative Commons ou leur sœur plus radicale la licence Art Libre, il est vrai sur un registre plus large, puisque aussi dans le réel physique.

En outre, Internet peut tout autant servir à protéger qu’à produire des communs, et contribue non seulement à préserver mais à faire évoluer leurs règles, notamment lorsque la communauté grandit. Les travaux d’Elinor Ostrom ont en effet permis de penser les communs comme des systèmes, des modes d’organisation et pas uniquement des ressources. En définitive, les communs dessinent potentiellement une autre forme de société, avec sa logique économique propre, autour de la production et de la préservation de biens communs, et ses modes de gouvernance, structurés autour de l’autogestion et de la décentralisation des décisions et actions.

Elinor Ostrom soulignait, lors de la remise de son prix Nobel, l’importance des interactions sociales à l’intérieur des communautés, et ses propos font largement écho à la montée des dynamiques participatives que nous observons globalement :

«Ce que nous mettons trop souvent de côté est ce que les citoyens peuvent faire et l’importance d’un investissement réel des personnes concernées».

Pourquoi est-ce si difficile de se projeter dans les communs ?

Nous avons été élevés dans le déni de nos capacités d’auto-organisation, étant nourris au sein, soit du service public, soit des entreprises privées, tous deux incarnant une toute puissance, en comparaison de laquelle nous semblons si dérisoires. L’auto-organisation a été idéologiquement castrée, réduite pour partie aux mouvements anarchistes, eux-mêmes réduits à l’expression d’un désordre. Dans ces conditions, difficile effectivement de concevoir une société qui s’appuierait sur les communs.

Les premières interrogations portent souvent sur l’économie, sur la capacité de subsistance qu’offrent les communs. En effet, il est courant de les associer à la gratuité ou au secteur non marchand, ce qui se révèle en fin de compte très réducteur.

Ensuite vient la pérennité et la faisabilité de l’auto-organisation face à un système qui a érigé en dogme la professionnalisation, les compétences, l’efficacité et la rapidité, ainsi que le besoin d’identifier les degrés de responsabilité, puis de désigner des coupables en cas de litiges ou de problèmes graves.

En d’autres termes : «Allez jouer ailleurs les enfants, laissez faire les grands». L’idée que les communs ne pourraient pas fonctionner en dehors d’une mise sous tutelle du public ou du privé, est cohérente avec l’ultra centralisation de notre société, et explique bien des difficultés à instaurer des communs au cœur de notre système.

Les freins aux communs : l’exemple de la gestion de l’eau

Prenons l’exemple de la gestion de l’eau. Anne Le Strat, ancienne adjointe au service de l’eau et de l’assainissement à la mairie de Paris, a conduit le projet de créer à nouveau une régie publique de l’eau à Paris, retirant la gestion de l’eau des mains du duopole privé Suez/Veolia. Convaincue, chiffres et études à l’appui, qu’une régie publique pouvait mieux représenter les intérêts des usagers et apporter une transparence financière, là où l’opacité régnait en maître dans le système précédant, elle a également défendu la création d’un observatoire citoyen de l’eau, afin de donner un outil de contrôle aux habitants de Paris. Elle a également encouragé l’ouverture du conseil d’administration de la régie à des membres de la société civile et à des chercheurs, construisant ainsi les bases d’un partenariat public/communs.

Si l’effort d’ouverture est manifeste, Anne Le Strat maintient néanmoins les communs à la périphérie de l’action publique et privée : «Je ne vois pas comment les citoyens pourraient gérer et faire fonctionner par eux-mêmes une activité aussi technique et exigeante que celle d’une régie de l’eau». Ou encore : «Je ne comprends pas comment les communs permettraient d’assurer la subsistance de ceux qui les produisent, qui les protègent, etc.», disait-elle lors du Festival Le Temps des communs à Paris, en octobre dernier.

Ces interrogations sont légitimes et Frédéric Sultan, un observateur et un militant des communs, notait très justement, lors de ce même festival, que :

« Les communs sont en construction, nous cherchons, nous expérimentons. Il faut comprendre aussi que les communs ne sont pas une réponse à toutes les situations ».

Les communs en actions

Notons, néanmoins que dans le domaine de l’énergie, qui est une activité aussi exigeante et technique que l’eau, de nombreuses initiatives soutiennent le potentiel d’action des communs, à l’instar d’Energie partagée, plate-forme de projet de production citoyenne d’énergie renouvelable.

Autre exemple, au Royaume-Uni : une communauté rurale s’est rassemblée afin de déployer son propre réseau de fibre optique et le gérer en commun. Il y a sans doute une question d’échelle et d’imbrications des initiatives, mais entre rien et tout en communs, il y a certainement des positions à prendre. L’hyper centralisation de nos sociétés nous a, certes, apportés du confort et de la sécurité, mais elle a aussi inhibé notre capacité d’action et sectionné les liens horizontaux entre citoyens, formant des individus isolés et non plus des collectifs de personnes.

Pour se convaincre du potentiel des communs et tenter de casser les idées reçues, le plus simple reste sans doute d’étudier des exemples concrets.

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