Et si programmer l’intelligence nous faisait perdre le sens de la vie ?
Lors des derniers Entretiens du Nouveau Monde Industriel , un des fiefs de la pensée « stieglerienne », les débats ont tourné autour du transhumanisme , analysé comme une exosomatisation débridée que « ni les ressources de la planète, ni nos capacités cognitives ne peuvent suivre », s’alarme le philosophe Bernard Stiegler.
L’exosomatisation, qui n’a rien à voir avec les maladies somatiques, désigne le développement de l’humain en dehors de son corps, en d’autres termes toutes nos prothèses externes : lunettes, stylo, téléphones, GPS, algorithmes, etc. « L’espèce humaine s’est mise à produire des membres amovibles, au lieu d’attendre de les acquérir par mutations biologiques », avance le bioéconomiste Antoine Missemer. David Berry, maître de conférence à l’Université de Sussex, évoque même une infrasomatisation. En effet, nos prothèses numériques, de plus en plus connectées ensemble, formeraient un système qui délimiterait progressivement notre environnement d’action, voire notre cadre de pensée. Ce néo-darwinisme s’accorde parfaitement avec l’Anthropocène, cette nouvelle ère géologique dans laquelle nous sommes supposés être entrés et qui se caractérise par une influence conséquente de l’activité humaine sur la planète et par extension sur le vivant.
Nous aurions donc entre nos mains une puissance de transformation unique dans notre histoire, puissance que les adeptes, certains diraient les disciples, du transhumanisme accueillent bras ouverts et qui suscite autant de fantasmes que de convoitises.
L’imaginaire transhumaniste, rappelle le philosophe Pieter Lemmens, se déploie à l’horizon de la mort du soleil, c’est-à-dire dans approximativement cinq milliards d’années, et confère à l’humanité un but ultime : réussir à devenir des humains sans Terre ou créer son propre successeur, dans tous les cas repousser les limites de notre condition humaine. Néanmoins, un courant associé au transhumanisme, celui de l’Université de la Singularité , dont Ray Kurzweil est l’inspirateur, a décidé de ne pas attendre la mort de notre astre et de s’attaquer à la mort tout court, en l’éradiquant. L’Histoire dira peut-être que cette vision du transhumanisme n’était qu’un moment de démence mégalomaniaque inhérente à toute grande avancée, tout comme nos ancêtres se sont peut-être pris pour Dieu en découvrant le feu, il y a environ 400 000 ans…
En attendant, ce que Bernard Stiegler dénonce chez ses adeptes de la Singularité – ce moment où l’on ne pourra plus faire la différence entre monde réel et monde virtuel, entre être vivant et être artificiel – c’est leur préférence pour le calcul, qu’il soit informatique ou économique, soumettant ainsi l’évolution humaine à la logique des algorithmes et du marché, sans prendre en compte les questions écologiques, sociales, culturelles ou éthiques. Finalement ce n’est sans doute pas tant le transhumanisme que combat le philosophe, mais les libertariens qui l’animent dans l’ombre, tels des marionnettistes jouant avec l’avenir du monde. Au XXIe siècle, il semblerait que les grands méchants ne soient plus alternativement la caricature du Grand Capital vomissant des dollars ou du Communiste le couteau entre les dents, mais celle du club très select et très puissant des entreprises et financeurs de la Silicon Valley. Si les grands méchants ont une fonction sociale cruciale, celle de l’épouvantail et du bouc émissaire, ils ont aussi un grand défaut, celui de nous faire croire que nous sommes les gentils. Néanmoins, les transhumanistes libertariens nous ont donné, durant ces deux jours de conférence, l’opportunité de nous interroger sur des questions philosophiques vertigineuses.
Peut-on programmer l’intelligence ? La machine est régie par le calcul, explique le mathématicien Guiseppe Longo, dans un système que nous avons créé de toute pièce, qui dit, par exemple, que tout commence par un zéro, que le zéro n’a pas de valeur ou plutôt qu’il a toujours la même valeur. Nous autres les humains, nous comprenons que 1 + 1 n’est égal à 2 que par convention, ce n’est pas une règle physique. La machine, elle, fonctionne dans un monde de certitudes dans lequel règles et réalité se confondent. « Les mathématiques ne sont qu’une approximation revendiquée par les formalistes au début du XXe siècle afin de s’abstraire du rapport au monde, à l’image de la ligne sans épaisseur qui est une forme mathématique sans réalité physique. La machine est un système d’écritures mathématiques qui se prend pour la totalité du monde. », ironise Guiseppe Longo. Pour que la machine soit un jour assez intelligente pour discerner sa propre condition machinique, il lui faudra d’autres compétences que le calcul, estime le mathématicien. En attendant, ce sont nous, les humains, qui sommes assez stupides pour avoir oublié qu’elles n’offrent qu’une lecture du monde que nous avons volontairement rendue partielle et inexacte… « Que les machines nous “imitent” n’est pas un problème, conclut le mathématicien, le souci c’est que nous nous sentions obligés d’imiter les machines ».
Peut-il y avoir une pensée hors de nos cerveaux ? Chez les transhumanistes, il y a cette idée que l’intelligence artificielle pourrait surpasser la nôtre, trop limitée par sa génétique. Les nouvelles générations de machines imitent ainsi la façon dont notre cerveau fonctionne en utilisant des réseaux de neurones profonds , associés à des capacités de calcul et de mémoire gigantesques, ainsi qu’une durée de vie bien supérieure à nous petits mortels. Elles donnent des résultats prometteurs, à l’image d’AlphaGo. L’intelligence artificielle de Google a, en effet, battu le meilleur joueur de Go du moment , un jeu dont il est impossible de calculer au préalable les combinaisons. Si nous arrivons à produire les processus cérébraux artificiels adéquats, pourrons-nous alors télécharger un cerveau humain et nous rendre immortels ? Il faudrait déjà que la pensée se résume au corps, répond David Bates, professeur de rhétorique, « mais elle peut tout à la fois se trouver dans un livre ou dans un stylo ». La pensée se fait en partage, argumente-t-il, elle n’existe pas en dehors de la langue et de la culture dont elle est issue. Ainsi, imiter nos processus cérébraux et les remplir de nos savoirs conscients ne suffirait pas, il faudrait intégrer aussi la part des corps collectifs, sociaux et culturels qui nous habite et qui nous nourrit continuellement.
La vie se réduit-elle au vivant ? « Réduire la vie humaine au fonctionnement du vivant serait renoncer à la dimension symbolique de l’existence humaine, à ses valeurs, à sa recherche de sens. On est vivant que si l’on peut mourir », ironise le philosophe Jean-Michel Besnier. La science est d’ailleurs incapable d’aborder la vie autrement que par la mort. Avec ce raisonnement par l’absurde, il apparaît que, paradoxalement, en éradiquant la mort, les transhumanistes feraient de l’humain un être inerte. Au lieu d’immortalité, c’est-à-dire d’un recul de l’échéance de la mort, nous récolterions l’a-mortalité d’un Edward aux mains d’argent, une conscience dépourvue de sens (de la vie).