Adapter les mécanismes de solidarité aux nouveaux parcours de vie
« La protection sociale remplit une fonction de stabilisation, en amortissant les chocs, et de redistribution, en réduisant les inégalités, faisant tenir la société dans son ensemble » affirmait récemment le sociologue Jean-Claude Barbier. Si le système en place a été construit autour du salariat et de vies professionnelles plutôt stables, de nouvelles réalités le remettent en cause : le chômage élevé sans perspective de résorption, l’éclatement des parcours individuels (discontinuité professionnelle, reconversion, multi-activités) et l’accroissement du non recours aux aides sociales (stigmatisation et complexité du dispositif).
En outre, la précarisation du travail transfère progressivement le risque de l’entreprise vers l’individu, l’isolant de plus en plus sur un marché du travail plus concurrentiel que jamais : « Dans cinq ans, nous dit Robert Reich, ancien ministre du Travail de Bill Clinton, 40% de la population active américaine sera précaire (…). Face à cette incertitude permanente, impossible de refuser un travail qui se présente, quel qu’il soit ». En France, ce « précariat » n’est pas aussi manifeste, mais la tendance s’affirme. Repenser les mécanismes de solidarité semble alors indispensable.
Si l’adoption en 2015 du principe du Compte Personnel d’Activité semble montrer une volonté politique de créer un socle de droits susceptibles de couvrir la diversité des situations professionnelles, salariées ou non, nous sommes loin de l’acceptation d’une déconnexion entre activité et emploi. Pourtant, dans le sillage d’une économie collaborative croissante et d’un engagement non moins croissant des citoyens dans la vie de la cité, les activités non rémunérées se multiplient. Aussi, certains plaident pour des droits attachés à la personne plutôt qu’à son parcours sur le marché du travail. Robert Reich en appelle au « passage d’une assurance chômage à une assurance revenu ».
Le revenu universel, le futur de la protection sociale ?
Ce concept, datant du XVIIIe siècle, compte des défenseurs sur l’ensemble du spectre politique. Parmi les propositions les plus emblématiques, on trouve, à gauche, le revenu d’existence d’André Gorz ou l’Allocation Universelle de Yannick Vanderborght et Philippe Van Parijs ; chez les libertaires-égalitaires, le revenu contributif porté par Bernard Stiegler, et chez les libéraux, l’impôt negatif théorisé par Milton Friedman, dont s’inspire le Liber de Marc de Basquiat et Gaspard Koenig. Les travaux de Friedman ont également inspiré Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, auteurs du livre Le deuxième âge de la machine et professeurs au MIT. Ils préfèrent l’impôt négatif au revenu de base, qui, selon eux, ne répondrait qu’au volet financier du travail et tendrait à dévaloriser sa dimension sociale (dignité par le travail, reconnaissance sociale), alors que l’impôt négatif agirait positivement sur l’envie de travailler.
Pour résumer, les néolibéraux y voient une opportunité de réduire la protection sociale et l’ingérence de l’Etat ; les libéraux-égalitaires considèrent le revenu universel comme une alternative à la fin de l’emploi adaptée à l’économie de la connaissance ; les anticapitalistes l’envisagent comme une étape vers la socialisation des revenus, et les écologistes s’appuient sur lui pour lutter contre les effets productivistes néfastes à l’environnement.
De nombreuses divergences
Revenu primaire ou indemnité de subsistance ?
Pour Gorz ou Van Parijs, il s’agit d’un revenu permanent et identique pour tous, l’impôt progressif venant ensuite corriger les « trop perçus ». Du côté de Friedman ou Basquiat et Koenig, il est question d’un impôt négatif : chaque adulte a droit à la même somme qui vient en déduction de l’impôt sur le revenu. Selon, l’analyse de Denis Clerc, fondateur d’Alternatives Economiques, le Liber revient à rendre l’impôt proportionnel et non plus progressif et, d’après ses calculs, il favoriserait les plus riches au détriment des plus pauvres. En outre, le montant du revenu universel, note l’économiste Guillaume Allègre, « positionne le curseur entre une politique libérale de démantèlement de l’État social et une politique progressiste ». Selon le sociologue Robert Castel, s’il est trop faible, il « offre au capitalisme une « armée de réserve » où puiser à moindre coût des travailleurs déjà partiellement rémunérés par un médiocre revenu de subsistance ». Autre alternative, le revenu contributif s’affirme comme un droit rechargeable, qui, à l’instar de l’intermittence du spectacle, assure une continuité financière dans des parcours discontinus mais pas nécessairement sans activité.
Abandon ou conservation des autres aides sociales ?
Le Liber serait en partie financé par la récupération des prestations sociales actuelles (RSA, retraite, chômage…) qui seraient ensuite réparties à parts égales sur l’ensemble de la population. Pour l’économiste Jean-Marie Harribey, cela reviendrait « à faire financer ce revenu par les plus pauvres et annihilerait tous les mécanismes de redistribution en place ». Pour Gorz, au contraire, le revenu d’existence vient en complément des aides sociales afin de laisser aux individus « le droit de choisir les discontinuités de leur travail sans subir de discontinuité de revenu ».
Revenu conditionnel ou inconditionnel ?
L’inconditionnalité est fortement revendiquée pour des raisons d’efficacité (simplicité, coût du contrôle, libération du travail) mais aussi dans une perspective « républicaine », c’est-à-dire d’une inclusion de tous. Opposé au principe d’octroi d’un revenu de base en contrepartie d’activités bénévoles, Gorz défend que « la conditionnalité transforme le revenu de base en salaire, le bénévolat en quasi-emploi ». En outre, conditionner le versement d’un revenu au niveau de richesse de l’individu finit par produire des programmes dont les plus aisés se désintéressent. « Programs for the poor become poor programs » soulignait le chercheur anglais Richard Tismuss. Néanmoins, la conditionnalité peut être sous-jacente, comme le précise le sociologue Alain Caillé : « chaque personne, se sentant inconditionnellement portée, ressent par là même l’obligation et donc le désir de faire circuler le don reçu sous forme d’un contre-don à la fois obligatoire et libre ».
Revenu individuel ou familial ?
L’individualisation croissante de la société fait progressivement de l’individu l’unité de calcul principale. Pourtant, certaines économies d’échelle sont avérées dans le cas d’un couple ou d’une famille, remarque Guillaume Allègre, rappelant que Friedman en tenait compte dans son impôt négatif.
Un revenu versé en euros ou dans une monnaie alternative ?
Le recours à la monnaie courante place le revenu universel dans une logique productiviste et consumériste, car le système financier qui produit cette monnaie fonctionne sur le crédit et donc sur le pari d’une croissance future, analyse l’économiste Christian Arnsperger. En outre, le montant total du revenu universel se trouve limité à ce que le système économique dans son ensemble peut financer sans menacer son équilibre par un trop fort endettement des Etats ou par un prélèvement trop lourd sur les entreprises et les investisseurs privés. Pourquoi ne pas utiliser un autre design monétaire afin de s’émanciper du système financier et prendre parti pour une justice sociale et une transition écologique, s’interroge Arnsperger. En ce sens, il rejoint Gorz qui imaginait le revenu d’existence émaner de la création d’une monnaie de redistribution portée par un réseau d’initiatives locales.
Associer le revenu universel à la réduction du temps de travail (RTT) ?
Pour nombre de ses promoteurs, le revenu de base devrait produire globalement une RTT. Guillaume Allègre estime néanmoins qu’elle « serait beaucoup plus importante pour les individus aux plus faibles salaires ». Il lui semble alors qu’il serait plus équitable et plus soutenable politiquement d’opter pour une RTT généralisée que d’accorder à certains un revenu de base à vie tandis que d’autres le financeraient en travaillant. Mais quid des niveaux de revenus ou du financement des compensations résultant d’une nouvelle RTT ?
L’économiste Carlo Vercellone, voit dans la refondation du système de protection sociale, l’occasion de « passer d’un modèle de précarité subie à un modèle de mobilité choisie, qui s’apparenterait à une RTT flexible étendue sur toute la vie ». Cette perspective pourrait constituer un objectif commun acceptable par tous.