EPISODE #2 : Et si le revenu universel résolvait le mystère de la poule et de l’œuf ?

Le Sénat accueillait, mercredi dernier, un colloque orchestré par la revue Multitudes sur le désormais très médiatisé revenu universel d’existence. Ce coup de projecteur soudain a surpris ceux qui, dans l’ombre, travaillaient sur le sujet depuis parfois plus de trente ans et qui passaient, au mieux pour de doux utopistes, au pire pour de dangereux agitateurs, à l’image de l’économiste Yann Moulier Boutang.

Pour ce dernier, le revenu universel ne quittera plus le débat politique et va devenir LA nouvelle question sociale. Les procès pour utopie seront balayés, poursuit-il, par la réalité économique, devenue intenable politiquement, celle d’un fort taux de chômage provoqué majoritairement par la transformation numérique (robotisation et économie collaborative). La réalité historique viendra conforter le revenu universel en le comparant à la création de la Sécurité sociale qui avait, à l’époque, mobilisé 100% du PIB. Une réalité anthropologique achèvera l’utopie, celle de la propension de l’être humain à s’activer plutôt qu’à se languir, combattant l’idée d’une société oisive. Pour appuyer cette idée, l’essayiste Yves Citton cite un sondage réalisé en Suisse plaçant les interviewés dans la situation de percevoir un revenu de base de 4000 francs suisse (3 750 euros) : 30% des sondés sont convaincus que les autres vont arrêter de travailler alors qu’ils ne sont que 8% à penser qu’eux-mêmes pourraient arrêter et seulement 2% à en être certain.

Ainsi, il ne s’agirait plus de s’interroger sur le bien-fondé ou la faisabilité du revenu universel mais de se mettre au travail… Fort de cette idée, le colloque a tenté de définir les fondamentaux (à quoi ça sert ?) et les modalités (comment on fait ?) d’un revenu de base.

Le revenu universel serait un moyen de libérer le travail ou plutôt le travailleur, dans la version soutenue par les auteurs de la revue Multitude : plus de créativité, de capacité d’entreprenariat et de choix, un désir plutôt partagé au sein des nouvelles générations, notamment au sein de l’économie numérique. Nous pourrions ainsi, selon Yves Citton, nous consacrer plus facilement à des activités qui ne sont pas forcément productrices de PIB.

La philosophe Sandra Laugier perçoit dans le revenu universel une possibilité de réduire la dépendance des jeunes vis-à-vis de leurs parents et des femmes vis-à-vis de leur mari. En outre, les activités liées au care (ménage, soin des enfants, aide à la personne) se verraient considérées, mettant fin à « cette tromperie d’une valeur travail qui s’est construite sur un déni d’une masse d’invisibles hors du marché de travail », plaide-t-elle.

Enfin, le revenu universel, notamment grâce à l’automacité de son versement, agirait comme un amortisseur en cas de mauvaise passe. C’est ce que défend le député de l’Essonne, Michel Pouzol, qui a, lui-même, expérimenté la précarité : « Le temps et la technicité nécessaires afin de justifier et compléter une demande d’aide sont totalement en décalage avec les capacités et la souffrance de ceux qui ont besoin d’être aidés ». Ce revenu est, selon lui, une protection nécessaire pour les générations futures ; les parcours professionnels devenant multiples, plus risqués, plus discontinus.

En somme, le revenu universel aurait trois vertus : « libérer » le travail ou le travailleur du carcan de l’emploi, émanciper les individus et lutter contre la pauvreté. Cela fait beaucoup pour un un seul dispositif, d’autant que chacune de ces belles promesses, à la manière du pharmakon du philosophe Bernard Stiegler, renferment à la fois le remède et son poison…

Un revenu universel pourrait, par exemple, provoquer une baisse générale des salaires, ces derniers devenant des revenus d’appoint et soutenant l’émergence d’un « capitalisme d’argent de poche », alerte Yann Moulier Boutang. En outre, le sociologue Antonio Casilli apporte un éclairage sur les spécificités du travail numérique en voie de généralisation : « Si l’emploi tel que nous le connaissons devrait disparaître, le travail, lui, restera. Il se structura, cependant, de plus en plus, autour de micro-tâches réalisées à distance, gratuitement par les populations du Nord et pour quelques centimes par les populations du Sud », ceci afin d’alimenter et de calibrer les légions d’intelligences artificielles actuelles et à venir. Il faudrait avoir une vision mondiale des flux de travail, au risque de financer collectivement le digital labor avec un revenu universel et de laisser croître, de façon incontrôlée, une armée de « micro-tâcherons » payés au lance-pierre, le tout au bénéfice des plateformes. Il défend, dès lors, un revenu universel numérique s’appuyant sur la taxation des données, afin de capter une partie de la valeur de cet énorme marché des micro-tâches et de la redistribuer.

Sur le sujet de l’émancipation des individus, le revenu universel pourrait avoir un effet contraire en confortant ou en réactivant l’idée de maintenir les femmes à la maison, puisqu’elle serait enfin « payées » pour faire le ménage et s’occuper des enfants… En outre, il y aurait un risque de voir la responsabilité se déplacer de la collectivité vers l’individu, dans la mouvance d’une injonction à l’empowerment qui tendrait à masquer et à nier des réalités sociales disparates. En effet, le revenu universel ne pourra pas, à lui seul, résorber les déficits territoriaux en termes d’activité économique, de transport public, d’accès aux soins ou à l’éducation. Il apparaitrait plutôt comme un dispositif social complémentaire, venant reconnaître une évolution du rapport de force entre collectif et individu, en faveur de ce dernier.

Enfin, le revenu universel pourrait provoquer une inflation des prix de l’alimentation et de l’immobilier, ce qui viendrait annuler l’effet sur le pouvoir d’achat des plus pauvres. Pour garantir un revenu de base permettant de vivre dignement, il conviendrait, selon Carlo Vercellone, de l’indexer sur le salaire médian (1 679 euros nets par mois en 2014) et non sur les minimas sociaux existants (RSA, minimum vieillesse). Néanmoins, plus que le montant, c’est sans doute ce que le revenu universel viendrait éventuellement remplacer qui importe : assurance chômage, allocations familiales, allocations logement, aides alimentaires ? Autre dérive possible, la masse monétaire du revenu universel pourrait venir gonfler mécaniquement les crédits à la consommation plutôt que de réduire le surendettement. Certains envisagent alors de le verser en monnaie locale ou bien de le traduire en prestation, par exemple les premiers mètres cubes d’eau gratuits, etc.

Concernant son coût, ce n’est pas avec le budget de l’État, mais plutôt avec celui de la Sécurité sociale, voire celui global de l’action sociale qu’il conviendrait de le comparer. En outre, il ne faudrait pas oublier d’inclure dans le calcul les impôts progressifs sur ce revenu et l’impact positif qu’il pourrait avoir sur les coûts de santé publique, en contribuant, par exemple, à réduire les pathologies associées à la souffrance au travail, mais également sur les bénéfices économiques, en venant lutter contre le désengagement dans le travail, qui concerneraient 60% des salariés en France, d’après le sociologue Gérard Doublet.

Pour clore le débat, le fiscaliste Jean-Marie Monnier nous invite à ne pas considérer le revenu universel comme une charge nouvelle dont il faudrait trouver le financement, mais comme une rétribution d’un travail déjà fait qui n’avait jusqu’à présent jamais été payé… Somme toute, nous serions face à un trucage d’illusionnistes à grande échelle qui nous dissimulerait depuis fort longtemps les deux-tiers immergés de l’iceberg. Si entre la poule et l’œuf, le poulailler l’a longtemps emporté, il semblerait, cette fois, que les poules soient sur le point d’avoir des dents…

(à suivre : comment on fait ?)

Épisode #1 : Et si le flou du revenu universel était une utopie salutaire plutôt qu’un loup ?

Chronique publiée sur le Digital Society Forum