Et si le droit à l’oubli était une idée réactionnaire ?
D’un point de vue historique, le devoir de mémoire prime sur les problématiques de vie des individus. L’idée d’instaurer une date de péremption sur les données nominatives a piqué au vif des historiens, comme Denis Peschanski, pour qui l’anonymisation des données nous condamnerait à devenir « des sociétés sans mémoire ». Il ajoute que « L’amnistie, c’est le droit à l’oubli judiciaire, mais l’amnistié ne disparaît pas pour autant des tablettes de l’Histoire. »
D’un point de vue journalistique, le droit à l’information de tous prime sur la volonté des individus à faire table rase de leur passé. Hors de question de toucher aux articles d’hier, que ce soit pour limiter leur accès ou les modifier afin de les rendre anonymes. Les historiens comme les journalistes craignent d’une certaine façon que ce droit à l’oubli entrave leurs recherches, favorise la censure et engendre la réécriture permanente de l’histoire, comme dans 1984, le roman de George Orwell.
Malgré tout, pour des acteurs comme la CNIL, c’est la protection des individus face à l’utilisation non consentie ou non consciente de leurs données qui prime. Ils se battent essentiellement pour que chacun reprenne le contrôle de ses données personnelles des mains de certains intérêts privés ou publics. Pour bien comprendre la situation, on peut citer la petite phrase choc de Vint Cerf de Google : « La vie privée pourrait bien être une anomalie. » Ou encore le programme PRISM et le besoin de surveillance pathologique du gouvernement américain.
Ce débat complexe entre droit et devoir, oubli et mémoire, doit sembler grotesque à certains scientifiques, comme Theodore Burger, neuroscientifique à l’Université de Californie du Sud. Ce dernier cherche à augmenter les capacités mémorielles de l’homme grâce à une puce implantée dans le cerveau et connectée à un ordinateur. Il n’a pas encore craqué le code qui nous permettrait à loisir de charger, décharger, échanger des portions de mémoire, mais ses recherches promettent dans un futur proche de restaurer une capacité de mémoriser aux personnes souffrant d’une déficience de l’hippocampe, suite à un AVC, un Alzheimer, une crise d’épilepsie, etc. Dès lors que nous saurons comment créer un souvenir et le transmettre à d’autres, le devoir de mémoire pourrait bien nous être utile pour distinguer le vrai du faux.
En outre, de l’avis du psychiatre Serge Tisseron, le droit à l’oubli est une idée dangereuse et une promesse fausse. Si nous pouvions d’un simple « CTRL Z » faire disparaître ce qui nous déplaît, non seulement cela encouragerait tous les excès, mais cela contribuerait aussi « à nous cacher le caractère irréversible de chacun de nos actes ». Il préconise plutôt « de laisser tout ce qui prétend nous représenter sur la Toile mener sa vie et d’apprendre à ne pas croire systématiquement tout ce qu’on y trouve.»
L’exemple de SnapChat, ce réseau social qui perd volontairement la mémoire en affichant des contenus pour quelques secondes seulement, semble lui donner raison. En effet, non seulement un contenu publié sur SnapChat peut être capturé par un des destinataires puis partagé à l’infini, mais la société américaine ne peut garantir la suppression réelle de ces contenus.
Ainsi, il semblerait que le droit à l’oubli numérique soit a minima un fantasme et au pire une idée carrément réactionnaire, c’est-à-dire qui s’oppose à l’évidence du changement et qui cherche à restaurer un passé, celui où Internet n’existait pas. Néanmoins vivre sans jamais rien oublier reviendrait à vivre coincé dans le passé. Valérie Schafer, chargée de recherche au CNRS, souligne qu’il serait absurde de conserver l’intégralité du Web : « heureusement que des choses disparaissent, cela fait partie du fil de l’Histoire ».
Finalement, à force de vouloir effacer les souvenirs douloureux ou l’existence de ses ex comme dans Eternel Sunshine of the Spotless Mind, nous pourrions nous condamner à une vie sans histoire ou à l’éternelle répétition d’une même histoire.