Et si les chiffres du chômage, dans les médias comme sur le Net, n’avaient plus aucun sens ?

Cela devient une tradition, chaque mois commence par l’annonce des chiffres du chômage. C’est un peu comme les résultats sportifs du dimanche soir, on ne peut pas y couper – à moins justement de tout couper, y compris et surtout nos connexions Internet. Et chaque fois, il y a cette envie de comprendre, cette illusion que la réponse est à quelques clics et une recherche sur Google. Mais rapidement, c’est l’avalanche de chiffres, d’acronymes, de définitions, d’analyses macro et d’interprétations ultra pointues. Et en fin de compte une énorme frustration. Franchement, qui y comprend vraiment quelque chose ? Qui croit encore pouvoir comparer quoi que ce soit sans faire une thèse sur le sujet pendant au minimum trois ans ? Qui pense encore obtenir une vision pertinente de la société en regardant par le trou du chômage ?

Abandonnant ainsi tout espoir d’apporter un éclairage un tant soit peu intéressant sur les hausses, baisses, baisses de la hausse de ces « %, 000, +/-, indice base 100 » et tout ce jargon statistico-économique, j’ai décidé de me concentrer sur l’essentiel : mais de quoi parle t-on au juste ?

Chômage/emploi, CDI/CDD, activité salariée/non salariée, population active/inactive…
Nous avons créé tellement de catégories et de bases de références, qu’il est ardu, voire impossible, de reconstituer le puzzle : il y a des pièces en double, des pièces qui ne rentrent plus, qui se chevauchent, des pièces manquantes, des pièces en trop. Par exemple, il y a des chômeurs qui travaillent et des salariés qui sont précaires, il y a des auto-entrepreneurs qui sont retraités et des salariés qui sont en plus auto-entrepreneurs, il y a aussi des individus qui travaillent mais qui ne sont pas rémunérés (travail domestique, bénévolat, troc), etc. Le cadre d’analyse chômage/emploi prend l’eau de part en part. Faudrait-il alors parler plus largement du travail ?

En effet, l’intéressant n’est pas de savoir si le chômage progresse ou régresse en fonction de définitions étriquées, contradictoires et extrêmement politisées. Le mieux, ce serait plutôt de comprendre comment le travail se transforme, en particulier sous l’impulsion de cette automatisation généralisée qu’annoncent le philosophe Bernard Stiegler et bien d’autres. Allons nous vers une disparition de la division du travail en emploi (et donc en salariés) et vers une répartition du travail par projet voire par tâche (et donc avec des indépendants ou des intérimaires) ? Y aura-t-il encore des métiers ou plutôt une combinaison de compétences ? Allons-nous être tous reconnus comme contributeurs de la société dès lors que l’on y participe et non dès lors que notre temps est facturable ?

Au-delà du travail, ne serait-ce pas sa répartition au niveau national et celle de la valeur ajoutée qui en résulte dont il est réellement question ? Pour simplifier, comment tous ensemble nous nous organisons pour que le job soit fait et que chacun puisse en tirer un avantage sans jamais être laissé sur le bas côté (mécanismes de solidarité, de compensation…). Au fond nous parlons du contrat social qui fonde la possibilité même de vivre ensemble ou juste de cohabiter. Le sujet est si vaste et si important qu’il est peu étonnant que l’on se raccroche à des chiffres, des acronymes, des définitions… bref qu’on évite de parler frontalement du sujet et surtout de s’y attaquer concrètement.

Certains osent quand même monter au front, à l’image du Mouvement Français pour un Revenu de Base qui a organisé un débat au Sénat, le 19 mai dernier. Moments choisis de cette rencontre dans le temple des sénateurs. Jean-Pierre Monnier, fiscaliste : « Ce ne sont pas les dépenses publiques qui ont augmenté, mais les recettes fiscales qui ont baissé, en partie à cause du recul de l’emploi et donc de l’assiette de calcul des cotisations sociales. Il faut réajuster le système fiscal à la nouvelle économie ». Michel Bauwens (Fondation Peer2Peer) et Olivier Landau (Ars Industrialis, association justement créée par Bernard Stiegler) : dans une société où chacun est devenu contributeur de valeurs (données personnelles, self-care) et où le travail automatisé se substitue au travail humain, il faut inventer de nouveaux modèles économiques qui intègrent la production de communs (économie du partage) et qui valorise les contributions individuelles. Baptiste Mylondo, professeur d’économie : « Il faut voir le revenu inconditionnel comme un revenu primaire venant reconnaître la contribution de tous à la création de richesses et venant encourager et permettre la poursuite de celle-ci ».

Globalement le coût du revenu universel, rétribution systématique à tous fonctionnant comme un droit pour vivre décemment, ainsi que son financement restent sujets à débat. La source serait à la fois une réattribution simplifiée des aides sociales existantes – tous dénonçant l’inefficacité de notre système social en millefeuilles – mais aussi une économie due à la disparition des organes de contrôle (le revenu étant universel et sans conditions) et une taxation supplémentaire (exemple : taxe Tobin, taxe sur les données personnelles, augmentation de la TVA sur les activités automatisées, etc.).

Le revenu universel n’est peut-être qu’un fantasme, une utopie ou un piège, et nous l’utilisons de plus en plus souvent, à l’instar des communs, comme une réponse miracle à ce problème qui nous dépasse : poser les bases d’un nouveau contrat social afin de répondre à la transformation numérique du monde que nous observons (économie collaborative, Big data et automatisation). Néanmoins, il a la mérite d’ouvrir le débat avec d’autres mots, d’autres définitions, de nous décoller les yeux de la courbe hypnotique et désastreuse du chômage et d’attirer autour de la table des courants très éloignés : (ultra) libéraux, (ultra) gauche, écolo… et des compétences très variées : fiscalistes, économistes, philosophes, sociologues, humanitaires…

Comme ces deux américains, Lost in translation, errant dans les couloirs vide d’un hôtel tokyoïte, nous divaguons dans un entre-deux, plus tout à fait dans la société d’avant, pas encore tout à fait dans la société d’après, moment de flottement si précieux avant la levée de rideau…

Publié sur le Digital Society Forum