Et si les millennials passaient du clavier au pavé ?

Normalement, le 1er avril succède au 31 mars, mais, cette année le mois de mars a compté un jour de plus : le #32mars et ce n’est pas un poisson d’avril. Ce jour supplémentaire marquait la prolongation de la mobilisation du 31 mars contre l’avant-projet de la loi travail de Myriam El Khomri. Avec le mot-dièse, enfin le mot d’ordre #NuitDebout , le collectif Convergence des Luttes a en effet lancé une opération d’occupation des places, à l’image d’Occupy Wall Street à New York ou des Indignés en Espagne. A l’heure où j’écris cette chronique, nous sommes le lundi 35 mars…

Cette contestation a pris son élan sur Internet le 19 février avec une pétition en ligne, « Loi travail : non merci ! », initiée par la militante féministe Caroline de Haas : 80 000 signatures en 24 heures, 300 000 en cinq jours, plus d’un million en quinze jours. Du jamais vu en France. Dès le démarrage de cette pétition, une poignée de Youtubers a embrayé avec un appel à contribution #OnVautMieuxQueCa sur les réseaux sociaux. Se définissant comme des déclencheurs de parole , ils collectent des témoignages sur la souffrance et les difficultés au travail , afin de dresser un tableau authentique et concret de la situation et de l’opposer à la vision théorique qu’en auraient certains dirigeants politiques.

Qu’est-il donc arrivé au travail pour que ce projet de loi déclenche soudain une telle mobilisation ? Marie Pezé, docteur en psychologie et initiatrice en 1997 des premières consultations de souffrance au travail, donnait quelques éléments de réponses début mars à Marseille, lors d’une conférence à la Biennale des Ecritures du Réel . Tout d’abord, elle fait le constat d’une inversion de paradigme : « on ne soustrait plus les dividendes de la valeur ajoutée du travail, mais on travaille pour dégager des dividendes fixés au préalable ». Cette pression sur la rentabilité s’est accompagnée d’une création d’outils de mesure statistique et c’est cette abstraction progressive du travail qu’elle désigne comme responsable d’une nouvelle forme de souffrance au travail. « Les travailleurs deviennent la mesure de leur travail, explique t-elle, un chercheur se résume à son nombre de publications, les managers ne mènent plus des personnes mais des objectifs chiffrés. Cette lecture indirecte du travail à travers les reporting et autres tableaux de bord, nous donne un sentiment de connaissance mais construit en fait notre ignorance. Nous dessinons des cartes et omettons la réalité physique des territoires ».

Ce tout calculable que dénonce le philosophe Bernard Stiegler, dans La Société automatique, transforme la singularité des êtres humains en une somme de particularités (compétences, fonctions, savoirs) afin de rendre les humains interchangeables, de les faire entrer dans des fiches de poste et « de les soumettre au besoin des entreprises, ce qui est écrit noir sur blanc dans l’article 1er de l’avant-projet de la loi travail de Myriam El Khomri », expliquait Olivier Landau d’Ars Industrialis, lors d’une autre conférence du même événement.

Cette déconnexion d’avec la réalité humaine et sociale a été flagrante à l’Université numérique du Medef, qui s’est déroulée mi-mars à Paris. Lors de sa tribune à la séance d’ouverture, le prospectiviste et technophile Joël de Rosnay a ardemment incité les entreprises à se transformer en plateforme numérique, à chercher en permanence, comme les GAFA et autres NATU, la disruption des modèles. Pour réussir cette mutation numérique incontournable selon lui, il leur conseillait sans complexe de « recruter un stagiaire de 25 ans ou de louer la force de travail de quelques jeunes indépendants », afin d’ingérer des graines de révolution numérique tout en pouvant s’en séparer facilement… Étonnante contradiction que celle de consacrer si peu de budget à un enjeu si stratégique… mais contradiction au combien éclairante sur la situation des jeunes face au monde du travail.

Néanmoins, Joël de Rosnay est un grand optimiste, pour lui, ces jeunes sont des millennials. Adeptes d’un monde flexible, ce sont eux qui refusent de se faire enfermer dans des entreprises et dans des CDI, préférant « la liberté de l’intermittence du travail, les P2P jobs, l’intelligence collective et les projets collaboratifs », se libérant « du carcan de surveillance des entreprises en constituant des coopératives d’indépendants , en s’appuyant sur des services de co-working comme WeWork et en travaillant avec des plateformes de travail à la tâche comme UpWork … ». Il souligne en réalité une alliance, incongrue ou du moins involontaire, entre deux courants que tout oppose mais qui s’entendraient sur le résultat. Comme le résumait Christophe Gautier de Sharers & Workers, un observatoire de l’économie collaborative, lors d’une audition à Terra Nova : « Pour les uns c’est cool, il n’y a plus de salariés, pour les autres, c’est cool, il n’y a plus de patron », même si la réalité des travailleurs indépendants à l’heure du numérique reste pour le moment beaucoup plus nuancée (cf. notre dossier sur l’emploi et le numérique ).

Toutefois, loin d’être monolithique et duale, la situation actuelle offre des perspectives d’une reconstruction collective, comme en témoigne le rapport sur les nouvelles trajectoires du travail réalisé par le Conseil National du Numérique début 2016, qui fait le grand écart entre libéralisation du travail et rééquilibrage social. On peut citer également le récent rapport Terrasse qui cherche à encadrer les dérives de l’économie collaborative , à la fois porteuse de liberté d’activité et de précarisation sauvage. Enfin, les déséquilibres sont parfois plus fragiles qu’on pourrait le croire, comme le montre le film « Merci Patron », devenu symbole de la mobilisation #NuitDebout, dans lequel Fakir, un petit média satirique amiénois, fait plier Bernard Arnaud, première fortune de France mais aussi virtuose de la délocalisation industrielle.

Alors, dans ce contexte incertain où tout semble pouvoir se passer, le grondement de la foule autour de cette réforme du travail a de quoi inquiéter gouvernants et gouvernés. L’histoire de France regorge de ces lancés de pavé qui ont changé son cours : Révolution française, Commune de Paris, Mai 68… D’autant, qu’amplifiée par ces nouveaux outils massifs que sont les réseaux sociaux, la mobilisation pourraient bien emporter ces jeunes millenials et les faire passer, en quelques clics, du clavier au pavé.

En 1961, dans Chronique d’un été, Jean Rouch et Edgar Morin sondaient la société pré-68, captant quelques prémisses discrets de la révolution à venir ; serions-nous en 2016, en train d’écrire la chronique d’un printemps ?

(publié le 06/04/2016 sur le Digital Society Forum)