Faire pousser des livres
Dans le cadre de son projet Future Library, l’artiste écossaise Katie Paterson demande chaque année à un auteur d’écrire un texte de fiction destiné à être publié seulement au siècle prochain, en l’an 2114. Cette anthologie sera imprimée grâce aux mille arbres plantés en 2014 dans
un coin de forêt au nord d’Oslo, en Norvège. Au-delà de sa dimension poétique, la démarche de Katie Paterson apparaît comme une réflexion brillante sur la mémoire et le temps.
Le nom du prochain auteur à rejoindre la Future Library sera révélé cet été. « Il ou elle sera d’un genre très différent des précédents », nous confie l’artiste. Un bien maigre indice. Il ou elle pourrait être, tout aussi bien, philosophe, scientifique, conteur, dramaturge ou même parolier, et venir de n’importe où dans le monde. Car Katie Paterson et son comité de sélection tiennent à connecter, à travers cette anthologie, une diversité de voix et d’imaginaires singuliers, partageant une même attention pour le futur et un penchant certain pour le romantisme. Les manuscrits seront conservés dans une pièce dédiée, surnommée The Silent Room, au cinquième étage de la bibliothèque Deichman d’Oslo, qui ouvrira ses portes en 2020. Pensé comme un espace intimiste invitant à la contemplation, cet édifice sera construit avec le bois de la même forêt d’Oslo où a lieu chaque année la cérémonie de remise du manuscrit. Et bien sûr, seuls les titres des livres y seront visibles jusqu’en 2114.
« Un voyage organique »
Katie Paterson est née à Glasgow en 1981. Ses œuvres interrogent la place des hommes et des femmes dans l’univers, entrelaçant différentes échelles de temps : le temps géologique, le temps du vivant et le temps du cosmos. La temporalité et l’amplitude de sa Future Library apparaissent finalement assez réduites en comparaison d’autres de ses projets, comme All the Dead Stars (voir ci-contre), Timepieces (voir p. ??), ou encore ses colliers de fossiles plus vieux que l’espèce humaine. « Même un grain de poussière est connecté à une étoile vieille de plusieurs millions d’années, observe-t-elle. C’est en fait le temps qui connecte tout et produit les histoires. » Mue par une imagination et une curiosité insatiables, l’artiste s’entoure de physiciens, de géologues ou de chasseurs de supernovae pour en apprendre toujours plus sur cet univers qu’elle voit comme « une gigantesque machine à recycler ». Tout est fait de cycles, estime Katie Paterson, qui rappelle la loi de Lavoisier dont le philosophe grec Anaxagore avait exprimé l’intuition en son temps : « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau. »
C’est justement la transformation des arbres en papier qui lui a inspiré le projet de la Future Library. « C’est un voyage organique : des auteurs qui se connectent à travers le temps et les arbres pour, à la fin, devenir un livre », raconte-t-elle. Tout est parti du dessin des cernes d’un arbre. Comme une mesure du temps qui passe, chaque année, un nouveau cerne se forme. De la même manière, chaque année, un chapitre s’ajoute à l’anthologie, au point de former à terme une communauté, une « forêt d’auteurs », transformant la Future Library en arbre généalogique.
Si la dimension environnementale n’a pas motivé le projet, elle s’impose à présent comme une évidence. En invitant à penser au-delà de sa propre échelle de vie, le projet devient un manifeste écologique, un engagement pour la forêt et, par extension, pour la planète. Katie Paterson reprend d’ailleurs l’idée de « pensée cathédrale » exprimée par feu l’astrophysicien Stephen Hawking, faisant référence à la nécessité de se projeter et de compter sur plusieurs générations pour construire un monument.
Fouille archéologique littéraire
Pourtant, l’artiste a une vision plutôt sombre du futur. Sa démarche apparaît ainsi comme un ultime geste d’espoir et de confiance : confiance dans l’équipe de la Future Library pour mener le projet à son terme, alors qu’elle-même ne sera plus là ; et espoir dans le fait qu’il y aura toujours des lecteurs dans cent ans, et toujours des arbres dans la forêt norvégienne. « Ce projet est un acte de résistance, estime la romancière Elif Shafak, qui vient de remettre son manuscrit. À contre-courant d’un monde qui cède au populisme et au fanatisme, divisant l’humanité en clans, Future Library unit des personnes qui chérissent les mots et qui cherchent, par l’intermédiaire des histoires, à construire des ponts plutôt que des murs. »
Comment les auteurs ont-ils réagi à une proposition aussi originale que celle d’accepter d’écrire sans espoir d’être lu de son vivant et sans possibilité de garder une trace de leur texte ? Pour Margaret Atwood, c’était aussi évident que de donner un rein à un membre de sa famille. David Mitchell a vu sa contribution comme une graine d’espoir au milieu de la catastrophe climatique. Sjón l’a pris comme un jeu. Et Elif Shafak comme une bouteille à la mer, un acte de foi laïc : « C’est très excitant d’avoir ces manuscrits entre les mains, avec pour seul indice leur titre, et de penser que seules des personnes qui ne sont pas encore nées les liront », s’amuse Katie Paterson.
Oui mais, justement, comment écrire pour un public qui n’est pas encore né ? Quels messages lui transmettre ? Pour les quatre premiers auteurs, l’expérience s’est révélée très spéciale, un mélange de pression et de libération, car si le jugement des générations futures est source d’inquiétude, ils se retrouvent à l’abri de la critique de leurs contemporains. « Finalement, peu importe ce qu’ils écrivent : leurs textes diront quelque chose de leur époque. L’anthologie sera une opportunité pour les futurs lecteurs de voyager dans le temps à travers les auteurs, une sorte de fouille archéologique littéraire », veut croire Katie Paterson, à l’instar des calottes glaciaires qui permettent de lire l’histoire du climat. « Ce qui nous aide à maintenir le sceau du secret et notre engagement, c’est l’attrait pour cette part de mystère, cette sensation que si nous lisions ces pages aujourd’hui, nous porterions malheur au projet. »
Quand l’inimaginable devient inoubliable
Finalement, la Future Library s’adresse, en premier lieu, à nous, Terriens de ce début de millénaire. Le rite annuel et très solennel de remise du manuscrit confère au projet un caractère presque sacré. Mais le projet existe aussi sous la forme de titres de propriété accordés aux auteurs et aux membres de la « Future Library », à faire valoir en 2114. Des titres sont également vendus dans des galeries, au prix de 800 livres anglaises (un peu plus de 900 euros). Mais combien vaudra ce certificat dans cent ans ? « La question de la future valeur marchande du projet reste un point à discuter », concède Katie Paterson.
« J’ai eu une fille cette année et je l’ai emmenée dans la forêt. Elle pourrait encore être en vie en 2114. Il y a l’espérance que cette nouvelle génération, ces enfants de la forêt, reprendront le flambeau », avance Katie Paterson.
L’expérience sera sûrement bien différente pour les auteurs qui écriront les derniers manuscrits, ceux du début du XXIIe siècle, notamment parce qu’il y a de grandes chances qu’ils soient vivants au moment où l’anthologie sera publiée. Ils ajouteront alors leurs noms à une longue chaîne d’auteurs, préservée comme par miracle, tant les événements à venir au cours du prochain siècle semblent imprévisibles. « Tous auront emprunté le même chemin dans la forêt pour remettre leur livre, marchant dans les pas des auteurs passés et ayant conscience de ceux qui les suivront. Même s’ils ne se rencontrent pas en personne, cette expérience les connectera les uns aux autres », suppose Katie Paterson, qui envisage d’ailleurs de les réunir régulièrement.
« Dans cent ans, tout sera oublié », écrivit un jour le poète norvégien Knut Hamsun. L’oubli serait-il le contrepoint artistique de ce projet ? Que retiendra l’histoire de ce premier siècle du troisième millénaire ? Et quels écrits, quels auteurs, franchiront le filtre du temps ? « Je trouve toujours intéressant de regarder vers le passé pour prendre conscience de tout ce qui a changé en l’espace d’un siècle. Qu’aurions-nous découvert en 2014 si cette anthologie avait été lancée en 1914 ? interroge Katie Paterson. C’est sans doute ce qui était inimaginable à l’époque qui est devenu inoubliable. »
En 2114, quand la Future Library dévoilera enfin son catalogue, on peut en effet parier qu’elle abritera quelques vestiges laissés volontairement à l’attention des générations à venir. Des arbres, des mots, du papier, mais aussi une certaine idée d’appréhender et de se représenter le futur.
Publié dans le n°27 d’Usbek & Rica
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