EPISODE #1 : Et si le flou du revenu universel était une utopie salutaire plutôt qu’un loup ?
Ceux qui participent depuis trois ou quatre ans à des ateliers de réflexion autour de l’évolution du travail et de l’économie numérique sont certainement familiers du revenu universel. En effet, il survient presque toujours à la fin des discussions, réglant les questions complexes d’un coup de baguette magique. C’est un peu le Deus-Ex-Machina des auteurs de théâtre, l’élément extérieur qui tombe du ciel et qui vient nous sauver. Disparition de l’emploi et automatisation du travail ? Revenu universel. Halte au précariat ? Revenu universel. Imaginer la protection sociale de demain ? Revenu universel.
A présent tombé dans le débat public, il risque de devenir un joker dont la valeur résiderait dans le caractère flou. Or, pour reprendre la désormais célèbre expression de Martine Aubry, « quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup ». Le loup est ici assez évident : il y a autant de versions du revenu universel que de courants politiques. Pour résumer, les néolibéraux y voient une opportunité de réduire la protection sociale et l’ingérence de l’Etat ; les libéraux-égalitaires considèrent le revenu universel comme une alternative à la fin de l’emploi, adaptée à l’économie de la connaissance ; les anticapitalistes l’envisagent comme une étape vers la socialisation des revenus, et les écologistes s’appuient sur lui pour lutter contre les effets productivistes néfastes à l’environnement. Le revenu universel pouvant ainsi dire tout et son contraire, il risque rapidement de ne plus rien vouloir dire du tout…
Au moins, ceux qui le défendent refusent le statu quo et actent un changement de paradigme : considérant le chômage et la fragmentation des tâches qui devraient accompagner la vague d’usage des algorithmes, des Big data, des robots et de l’intelligence artificielle, les revenus tirés du travail ne seront plus un moyen suffisant de subsistance, et l’équilibre économique de l’offre et la demande, donc l’économie de marché s’en trouveront menacés.
Parmi les propositions les plus emblématiques , on trouve le revenu d’existence pensé par feu le philosophe André Gorz, l’Allocation Universelle de Vanderborght et Van Parijs, le revenu contributif de Bernard Stiegler , l’impôt négatif de Friedman, le Liber de Basquiat et Koenig. Deux principes clés semblent traverser ces propositions : vivre librement ET dignement. Liberté et sécurité (ou solidarité). Le revenu universel tenterait ainsi une synthèse étonnante entre libéralisation du travail et lutte contre la pauvreté.
Une espérance économique. Le revenu universel confèrerait une autonomie financière aux individus face à une automatisation du travail qui rend chimérique le retour au plein emploi, si jamais ce dernier a un jour existé, même aux Etats-Unis , et face à une économie collaborative qui s’appuie sur un travail non rémunéré et dans une certaine mesure difficilement « monnayable » (cf. le Digital Labor ). En outre, un tel dispositif réduirait les tensions entre travailleurs et entreprises, facilitant les reconversions, l’accès à la formation, libérant la créativité et les partages d’expérience, réduisant les temps d’activité et fluidifiant globalement le marché du travail. Les coûts de santé publique diminueraient mécaniquement : moins d’arrêts maladie, moins de pathologies liées au stress et au surmenage, moins de souffrance au travail, etc.
Une espérance écologique. Le revenu universel donnerait un moyen à chacun de choisir comment et à quoi dépenser son temps, sa force de travail et de réflexion, ouvrant pleinement la possibilité de se consacrer à des initiatives dans des domaines utiles mais peu ou pas rentables, comme imaginer des solutions afin de lutter contre le réchauffement climatique. Toutes les activités non liées à des intérêts économiques privés ou « court-termistes » mais porteuses de sens se verraient renforcer avec le revenu universel.
Une espérance sociale. « La protection sociale remplit une fonction de stabilisation, en amortissant les chocs, et de redistribution, en réduisant les inégalités, faisant tenir la société dans son ensemble » rappelle le sociologue Jean-Claude Barbier. Ce revenu universel répondrait à cette même définition, mais dans un monde où le salariat ne serait plus aussi central. Ainsi, de la même manière que nous contribuons tous à hauteur de nos moyens et bénéficions d’un même accès à l’assurance maladie, le revenu universel serait perçu par chacun, afin de constituer un bien commun, en ce sens qu’il concernerait et appartiendrait à la collectivité.
Néanmoins, toute espérance pouvant se muer en désillusion, la mise en place trop précipitée du revenu universel pourrait, comme le craint le cofondateur du parti Nouvelle Donne Bruno Gaccio, « tuer l’idée pour dix ans… ». Il pourrait devenir un SMIC pour tous sans grand espoir de gagner plus, et donner l’opportunité, en revanche, à certaines entreprises d’accroître leurs bénéfices. Il pourrait même s’avérer dangereux, selon le philosophe Bernard Stiegler, s’il devient « un blanc-seing pour transformer la société vers encore plus de dérégulation, donc d’incurie et de prolétarisation ». Il pourrait aussi mettre à mal le modèle de redistribution français, en supprimant les différentes strates d’aides sociales et de niches fiscales pour regrouper la solidarité en une seule aide soumise à un seul impôt. Les entreprises dont l’activité s’avère pénible pourraient se trouver en pénurie de main d’œuvre (collecte des ordures, travail dangereux, etc.). Les écueils sont légion, ainsi, il parait essentiel que le projet que servirait le revenu universel soit lisible et rencontre un élan suffisamment partagé pour être légitime, d’autant que son coût équivaudrait à près de 20% du PIB (dans le cas d’un versement à chacun de 750 euros par mois).
L’économiste Yann Moulier Boutang a, par exemple, listé les caractéristiques d’un revenu universel européen à visée sociale : versé de façon inconditionnelle tout au long de sa vie, peu importe son niveau de revenu et son âge. Il serait individuel afin de favoriser l’émancipation des femmes et des jeunes dans les familles. Il serait cumulable avec une activité et ne se substituerait pas aux autres droits sociaux, à l’exception des allocations familiales et logement ainsi que des aides territoriales. Enfin, son montant devrait être suffisant pour s’affirmer comme un moyen d’autonomie et non une aumône pour indigents.
Plaine Commune va expérimenter un revenu contributif , inspiré par Bernard Stiegler. Celui-ci serait conditionné à une activité d’utilité sociale, notamment sur le registre de l’acquisition et de la transmission de connaissances, et faciliterait l’alternance entre périodes travaillées et formation. Le socialiste Benoit Hamon propose, lui, un revenu universel d’existence pour éradiquer la grande précarité et rééquilibrer les rapports de force au travail, avec une vertu rare, celle de parier d’abord sur la jeunesse…
« L’utopie, ça réduit à la cuisson, c’est pourquoi il en faut énormément au départ… » disait Gébé, un judicieux conseil aux partisans de ce nouvel An 01 que serait l’instauration du revenu universel dans un but de justice sociale.