Quel français parlerons-nous en 2050 ?
Au cours des prochaines décennies, la langue française va-t-elle se féminiser, devenir joyeusement francophone, ou bien plutôt se fondre dans le son et l’image, sous l’effet des pratiques numériques ? À moins qu’elle ne finisse par péricliter, victime de méchants Ministres de l’Éducation obsédés par sa simplification ? Voici quatre scénarios possibles pour anticiper l’avenir de la langue de Molière.
Illustration : Florent Hauchard
Scénario 1 : Nous ne parlerons plus français / Peu probable
« Asseoir », « nénufar », « ognon », des accents circonflexes qui disparaissent, des accents aigus qui deviennent graves… Les puristes s’insurgent de l’entrée en vigueur, en 2016, d’une réforme de l’orthographe publiée il y a vingt-six ans au Journal Officiel et qu’ils espéraient, de fait, enterrée. 2 400 mots ont ainsi subi un choc de simplification, soit à peine 4% de notre vocabulaire, se gaussent les progressistes face à cette levée de bouclier. À ce rythme-là, il est vrai, il faudrait 650 ans pour réformer l’orthographe de fond en comble, sans parler de la grammaire qui n’a, quant à elle, pas bougé d’un iota depuis le XVIIe siècle. L’appauvrissement de la langue française, tant crainte par les conservateurs, serait-elle vraiment à l’œuvre ? Le linguiste Claude Hagège le pressent, sans le déplorer : « La tournure fautive d’aujourd’hui peut devenir la norme de demain. Beaucoup de gens disent « la robe qu’elle a mis », « un espèce de livre », « je me rappelle de »… C’est un français qui peut très bien devenir le français de demain parce que les parents transmettent cette langue ».
Un laxisme intolérable pour les puristes : Louis XIII faisait les mêmes fautes de français étant petit, avons-nous changé pour autant le français pour lui rendre la vie plus facile ? Évidemment non, il a fait l’effort d’apprendre le français, comme nous tous, répliqueraient-ils. « Le français est en blue jean, avachi et assis par terre », pestait, il y a quelques années déjà, Maurice Druon. Sous-entendu : nous serions en train de céder à la paresse de la jeunesse, au risque de finir par parler bientôt uniquement en fonétik…
Ce discours, pour le moins conservateur, amuse beaucoup le linguiste Bernard Cerquiglini. Il faut dire qu’au XVIIIe siècle, Voltaire se plaignait déjà d’un déclin du français, regrettant la langue de Racine, Boileau et Quinault. « Si tous ces gens avaient eu raison, on ne parlerait plus français aujourd’hui. S’oppose à cela la réalité : on ne l’a jamais autant parlé, autant appris et on ne l’a sans doute jamais autant écrit, notamment depuis l’arrivée du numérique », constate le linguiste. Comment expliquer, alors, la volée de bois vert récoltée, l’été dernier, par la ministre de l’Education Nationale ? « En français, observe Bernard Cerquiglini, la nouveauté est vécue comme laide. Cetteattitude, n’a, à ma connaissance, aucun équivalent dans d’autres langues ». À sa création au XVIIe siècle, l’Académie Française a normalisé et épuré la langue, puis l’instruction obligatoire depuis le XVIIIe siècle s’est employée à la transmettre et la faire respecter. Ainsi, tant que les nouvelles générations apprendront le français à l’école, le risque est faible, très faible, de le voir disparaître, avec ou sans circonflexe.
Néanmoins, l’écart se creuse entre le français oral, vivant, qui nous est transmis par nos proches, et le français écrit, figé, qu’il nous faut apprendre, avec difficulté, à l’école et qui nous constitue en tant que citoyen. Ce français-là est devenu une institution, vieille de plusieurs siècles, ce qui le rend presque intouchable, à la limite du sacré.
Ce conservatisme de musée conduit à importer des mots étrangers plutôt que d’enrichir le lexique français. L’auteure de science-fiction Catherine Dufour estime ainsi que l’anglais pourrait bien finir par avoir raison du français : « La langue anglaise est hyper efficace, extrêmement poétique et précise. Le français n’a pas la carrure pour l’affronter, c’est une langue très difficile à apprendre, à l’image du mot « oiseau » : aucune des lettres qui le composent ne se prononce comme la lettre elle-même. Alors ça ne sera peut-être pas dans cent ans, mais il y a des chances que le français disparaisse un jour ». Ainsi, ce n’est pas tant l’évolution décriée du français, mais plutôt son immobilisme, qui pourrait un jour le conduire à sa perte.
Scénario 2 : Nous parlerons la française / probable
Aujourd’hui, les femmes prennent enfin conscience que le masculin n’est pas plus neutre que le suffrage n’a été universel jusqu’en 1944. Aussi, en 2050, on ne dira sans doute plus « un chien et une chienne sont beaux », mais plutôt « un chien et une chienne sont belles » ou « une chienne et un chien sont beaux », revenant à la règle de la proximité qui prévalait jusqu’au XVIIe siècle. La fameuse règle de grammaire selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin », est, en effet, accusée d’entretenir l’idée qu’il existe une hiérarchie sociale des sexes. « Dans ‘Les portes et les volets ont été repeints’, l’accord au masculin n’est pas dicté par une quelconque préséance des volets sur les portes », écrit ainsi Anne-Charlotte Husson, agrégée de Lettres Modernes. Pourtant, chaque fois que cette règle est expliquée en classe, les filles expriment un profond désarroi et les garçons exultent, témoigne Sophie De Vecchi, une ancienne professeure des écoles, aujourd’hui correspondante régionale à la Commission Nationale de la Certification Professionnelle.
En fait, nous aurions besoin d’un véritable neutre et non d’un genre qui sert de neutre, comme le revendique le mouvement trans, qui cherche à dépasser le clivage masculin/féminin en proposant de nouveaux pronoms : « elli » ou « yel », « illes » ou « els », « celleux » ou « ceulles ». Nous pourrions aussi, à l’instar des Québécois, privilégier une langue épicène en choisissant des mots identiques au féminin et au masculin. Nous dirions alors bye bye à l’Homme avec un grand H, car, remarque la linguiste Marina Yaguello, « aucune femme ne dit jamais en parlant d’elle-même : ‘Je suis un homme’, alors qu’un homme ne verra aucun inconvénient à dire : ‘Je suis une personne’ ».
En attendant, la féminisation du français se propage à vitesse grand F, à l’image des noms de métiers au féminin, un phénomène parti du Québec avant d’atteindre la Suisse, la Belgique et, pour finir, la France. « Je voulais qu’elles sachent qu’elles pouvaient être ‘chercheuses d’or’, ‘agentes secrètes’ ou ‘physiciennes’ », raconte Catherine Dufour à propos de son Guide des métiers pour les petites filles qui ne veulent pas finir princesses (Fayard, 2014).
Si l’Académie Française maintient que « dire ‘une ministre’ est une faute d’accord », Le Figaro, plutôt conservateur, écrit désormais « la » ministre. « Nous rencontrons encore des réticences esthétiques – « c’est moche » – et techniques – « le logiciel ne le permet pas » – mais depuis trois ans, la féminisation des noms métiers se généralise », confirme Sophie De Vecchi. Bernard Cerquiglini soutient cette ingérence du politique dans la langue : « Il y a du dépôt dans toute langue, et il est normal que puisque la société évolue, elle se déprenne de ce dépôt. Ainsi, on ne dit plus ‘travailler comme un nègre’ et ce n’est pas du politiquement correct, c’est la moindre des choses… ». La lutte pour l’égalité de la langue touche aussi l’écriture. Sur certains médias sensibles à la cause féministe, on peut lire ainsi : « certain⋅e⋅s » au lieu de « certains », « tou-te-s » au lieu de « tous », « ami/e/s » au lieu d’« amis », etc. Ces graphies expérimentales refusent le masculin universel afin de lever le voile sur l’invisibilité dont le féminin – et, par ricochet, les femmes – sont victimes.
En 2050, des mots comme « écrivaine », « pompière », « entraîneuse » ou « chauffeuse » ne choqueront sans doute plus personne, même si d’autres, comme « maître et maîtresse » ou « gars et garce » n’auront toujours pas le même sens… « Féminiser la langue ne suffira pas à changer nos modèles de sociétés », prévient cependant Catherine Dufour. Pour preuve, en allemand, c’est le féminin qui sert de neutre au pluriel (« Die », « Sie »). Et pourtant, les Allemandes réclament une marque spécifique pour différencier le pluriel féminin. La visibilité et la valorisation du féminin ne sont donc pas qu’une question de langue. Mais ce bras de fer linguistique permet, en tout cas, de révéler « lanovlang qui empêchait les femmes de prendre une place parce qu’elles n’étaient pas nommées. Si on veut que la chose existe, il faut qu’il y ait le mot », concède Catherine Dufour.
Scénario 3 : Nous parlerons le français à l’écrit, en silence et avec des images / très probable
« Salut !!! ça va ? 🙂 t’es où ? » Depuis que les téléphones sont devenus intelligents, les conversations se déroulent couramment par écrit. Sur les premières générations de téléphone, il fallait appuyer deux fois sur le « 1 » pour voir s’afficher un « B », trois fois sur le « 5 » pour voir un « O » et ainsi de suite. On a alors inventé des abréviations comme « bjr » ou « mdr » et, peu à peu, ça a dégénéré en « c ki ka fé sa ?! »… Entre temps, pourtant, les claviers sont devenus tactiles, avec toutes les lettres de l’alphabet accessibles. Mais l’habitude de tout raccourcir était prise.
Enfin, pas de quoi étrangler un académicien non plus. Il fallait juste trouver des solutions pour écrire aussi vite qu’on parle. De même que la télé n’a pas tué le théâtre, ce n’est pas l’écriture SMS qui va flinguer le français. Catherine Dufour s’inquiète, tout de même, d’un possible raccourcissement de la pensée : « Il y a cette volonté d’avidité, de se bourrer le cerveau, on raccourcit le plus possible aussi bien la parole que le texte pour pouvoir absorber et transmettre plus vite. Je connais par exemple des gens qui écoutent des podcasts en vitesse rapide, jusqu’à trois fois la vitesse normale… ».
En fait, à en croire une éminence en histoire de l’image, André Gunthert, auteur du blog imagesociale.fr, la véritable invention des conversations écrites réside dans le mélange des mots et des images : photos, émoticônes, GIF animés, autocollants. Tout à coup, nous pouvons parler en multimédia : « Les images enrichissent les conversations sans les interrompre, elles deviennent l’équivalent d’une métaphore à l’écrit, d’un trait d’esprit, d’une figure de style, voire d’une ponctuation ». Dans les livres du futur, les descriptions « à la Balzac » seront toutes remplacées par des images, ajoute Catherine Dufour. Et on pourra alors se concentrer sur l’action.
Reste une question : malgré la capacité des téléphones à enregistrer du son, nos conversations numériques restent pour l’instant muettes. Certes, dans les espaces publics, les transports et les open spaces, le silence est de plus en plus imposé, devenant même une norme sociale. Il suffit d’observer les cohortes de casques et d’écouteurs dans le métro pour s’en convaincre. Et puis, comment avoir des discussions simultanées avec le son ? Somme toute, ces conversations muettes sont logiques, car il est impossible de partager un espace sonore : « Il ne vous viendrait pas à l’idée de vous asseoir sur les genoux de votre voisin dans le métro. Et pourtant, vous pouvez lui polluer son espace sonore en criant dans votre portable », observe Catherine Dufour. Spike Jonze se serait donc complètement raté avec les interfaces uniquement vocales mises en scène dans son film Her (2013). À moins qu’un jour, comme le prédit Catherine Dufour, nous inventions des espaces sonores étanches, des sortes de cônes de silence dans lesquels nous pourrions écouter un concert de rock, sans casque et sans déranger son voisin de bureau. En attendant, le français « oral écrit » a un bel avenir devant lui. Il lui reste à inventer de nombreuses formes stylistiques, qui s’écriront sûrement à l’aide de nouvelles interfaces gestuelles, et non sur ces claviers hérités des vieilles Remington.
Scénario 4 : Nous parlerons francophone / peu probable
Cela fait bien longtemps que les Suisses agendent un rendez-vous, pendant qu’en France, nous continuons à noter les nôtres dans des agendas. De même, quand les gendarmes infligent une amende sur la Nationale 7, leurs homologues sénégalais amendent tout simplement les taxis brousse. Auteur du livre Enrichissez-vous : parlez francophone ! (Larousse, 2016), le linguiste Bernard Cerquiglini a relevé près de 600 mots et expressions francophones qui pourraient venir enrichir et élargir notre expression en français, à l’image des pendulaires, en Suisse, ou navetteurs, en Belgique, des termes désignant ces gens qui effectuent, chaque jour, un trajet domicile-travail-domicile.
Autre donnée d’importance : d’un point de vue démographique, l’influence des pays francophones devrait s’accroître au cours des prochaines décennies. En 2050, 85% des francophones, soit environ 600 millions des 700 millions de francophones vivants sur la planète, seront en Afrique (Sénégal, Mali, Burkina Faso, RDC, etc.). Mais il faut savoir se méfier des chiffres : le français peut être la langue officielle d’un pays et n’être parlé que par les classes aisées ou utilisé comme langue véhiculaire dans des registres précis (universitaire, commercial, etc.). Ainsi, la natalité africaine ne sera pas une condition suffisante au développement de la francophonie, qui dépendra essentiellement de la qualité et de la capacité de l’enseignement du français.
Bien plus créatifs et libérés que nous, les francophones pourraient, en tous cas, incarner le souffle nouveau dont la langue française a grand besoin, loin des yeux de l’Académie française et des regards pesants des Racine, Voltaire et Hugo. « Il faudrait créer un pendant de l’Académie Française, une sorte d’agence francophone de création lexicale », se laisse à rêver Bernard Cerquiglini. Cet observatoire ferait une veille de la néologie francophone et utiliserait la dimension collaborative du numérique pour valider l’entrée d’un mot ou d’une expression dans la langue française. Nous pourrions ainsi piocher dans des variantes du français, que ce soit le sénégalais, le québécois, le belge, etc., pour exprimer des nouvelles réalités ou revigorer notre vocabulaire, faisant alors de la diversité une richesse, formant une communauté unie autour d’une même langue. Et alors, nous parlerions tous francophone…
Finalement, que le français devienne antisexiste, joyeusement francophone ou que nous inventions une nouvelle ponctuation, comme celle du haussement d’épaule avec le GIF désormais fameux de « John Travolta confus », toute évolution sera toujours plus réjouissante que le déclinisme ambiant, cette esthétisation du purisme qui, à force de trouver laide toute nouveauté langagière, n’aura plus que des maux pour le dire. Et dans un français antique en plus.
Publié dans le magazine
Usbek et Rica, n°22