Indépendants mais pas seuls
Si les freelances tournent le dos au salariat et au modèle de l’entreprise, ils n’ont pas pour autant renoncé aux formes d’organisation collective. Mutualisation des moyens, nouvelles formes d’entrepreneuriat, lobbying : les freelances réinventent aujourd’hui une solidarité de corps.
« Je voulais avoir en même temps la liberté et l’autonomie dont on jouit quand on travaille pour soi, ainsi que la structure et la communauté dont on bénéficie quand on travaille avec d’autres ». Le développeur californien Brad Neuberg résume ainsi ce qui l’a amené à lancer en 2005 le premier espace de coworking. Et il ne s’y est pas trompé, l’engouement a été au rendez-vous : si les freelances apprécient tant les espaces de coworking, c’est qu’aujourd’hui ils travaillent davantage en réseau que seuls. Car loin de se limiter à un service de bureaux partagés, les espaces de coworking se sont développés comme des lieux d’échanges et de création de savoirs, à l’image de la Cantine à Paris (devenue aujourd’hui NUMA) où se sont déroulées, depuis 2008, de nombreuses rencontres et conférences autour de la transformation numérique de la société. Petit à petit, le coworking est devenu un élément d’appartenance et un symbole d’identité pour cette nouvelle génération d’indépendants : c’est à la fois une nouvelle façon de travailler, d’entreprendre, et une nouvelle manière d’envisager le collectif et d’organiser les liens de solidarités.
Ces tiers-lieux ont accouché d’une communauté qui se reconnaît comme « freelance ». C’est en s’intéressant à cette communauté, hétérogène dans ses types d’activités, mais homogène dans ses modes de travail et les problématiques rencontrées, que Hind Eldirissi a eu l’idée en 2015 de monter Wemind. Cette structure, qui a déjà réussi à convaincre plus de 15 000 indépendants, propose une protection sociale adaptée aux indépendants : mutuelle, protection juridique, comité d’entreprise freelance et une garantie loyer impayé pour les aider à accéder à un logement. « Concrètement, nous négocions auprès des mutuelles et des compagnies d’assurance des tarifs préférentiels grâce à l’achat groupé », explique Hind Elidrissi. S’ils s’unissaient plus largement, les quelque 500 000 freelances que compte l’Hexagone (source Eurostat) pourraient sans doute négocier une protection sociale équivalente à celle des salariés des grandes entreprises. Profitant de ce potentiel commercial, de nombreuses offres de services devraient rapidement voir le jour afin de renforcer la protection et l’accompagnement des freelances : formation, accident du travail, assurance chômage ou prévoyance…
Mais les freelances ne s’en remettent pas toujours à des tiers pour prospérer. Nombreux sont ceux qui produisent en commun leurs outils et leur environnement de travail, préfigurant peut-être ce que seront les entreprises et les usines de demain. Le magazine Makery a ainsi identifié près de 500 makerlabs en France (fablabs, hackerspaces, medialabs, etc.) Ces espaces de production collaborative sont équipés de machines-outils et d’outils numériques partagés. Des outils parfois immatériels, à l’image de Loomio, un logiciel qui facilite la prise de décision collective et se révèle particulièrement utile pour les freelances travaillant à plusieurs et à distance. Les livreurs à vélo montrent aussi la voie avec CoopCycle, une plateforme qui propose les mêmes fonctionnalités que Deliveroo ou Foodora, mais qui est développée et détenue par des coopératives de livreurs autonomes.
Inventer l’entreprise de demain ?
Si de nombreux freelances se regroupent et s’organisent spontanément, encore faut-il faire reconnaître par la loi ces nouvelles organisations et modalités du travail, les solidifier dans le droit. Ou se réapproprier les anciennes structures.
Les coopératives émergent comme une réponse possible au besoin de protection et de collectif des freelances. Ce modèle d’entreprise démocratique connaît d’ailleurs un regain d’intérêt : leur nombre a augmenté de 22 % au cours des quatre dernières années, atteignant fin 2016 un total de 2 298 Scop (Société coopérative de production) et 627 Scic (Société coopérative d’intérêt collectif). Les livreurs à vélo de CoopCycle prévoient ainsi de se lancer en Scop, comme les chauffeurs de taxi l’ont fait avant eux avec la Gescop. Ces nouveaux collectifs d’indépendants défendent tous l’idée d’un partage de la gouvernance, afin de préserver l’autonomie des travailleurs et de résister au dumping social devenu courant dans l’économie collaborative.
Un autre statut attire aujourd’hui les freelances : celui de l’entrepreneur salarié, un statut accessible uniquement via les CAE (coopérative d’activité et d’emplois). Aujourd’hui, il existe une centaine de CAE en France, totalisant 7 000 entrepreneurs salariés pour un chiffre d’affaires de 75 millions d’euros annuel, selon Coopérer pour entreprendre, une des associations qui fédère les CAE. Les freelances perçoivent dans ce statut une opportunité de trouver un équilibre entre liberté d’activité et sécurité. Comment cela fonctionne-t-il ? Au sein d’une CAE, les travailleurs mutualisent les bureaux, les services comptables, les ressources humaines et autres services généraux. Mais ce qu’ils partagent avant tout, c’est le numéro de SIRET, c’est-à-dire l’immatriculation commerciale et juridique de la structure. Contrairement à l’auto-entrepreneur classique, ils sont en effet tous salariés de la coopérative. « C’est du salariat autonome, précise David Arnaiz, directeur de la CAE Port Parallèle à Paris qui compte 200 coopérateurs. Les deux éléments qui changent par rapport à un contrat classique sont l’absence de lien de subordination et le fait que la rémunération est indexée sur le chiffre d’affaires. Lorsque celui-ci évolue, nous rédigeons un avenant au contrat de travail pour ajuster la rémunération. »
Pour David Arnaiz, la CAE représente surtout une alternative au modèle libéral en ce qu’elle permet d’amortir les chocs et les risques. Elle n’est pas vouée à se généraliser pour autant. « La majorité des coopérateurs sont là parce qu’ils ont souffert sur le marché du travail ou en ont été éjectés. Il n’y a plus d’entreprise, au sens étymologique du terme : “saisir entre ses mains et ensemble”. Nous cherchons alors à refaire “entreprise”, en accompagnant les personnes sur un temps long sans pression économique, en tenant compte des aléas heureux ou malheureux de la vie de chacun », explique-t-il.
Le modèle de la CAE ne fait cependant pas l’unanimité. « C’est un système salarial sans garantie de revenus », analyse ainsi l’économiste Odile Chagny, co-fondatrice du réseau Sharers & Workers. Dans l’ensemble, les coopérateurs gagnent effectivement peu. Chez la CAE Coopaname, le revenu moyen des entrepreneurs salariés atteint péniblement les 700 euros net par mois. Néanmoins, les travailleurs cumulent parfois plusieurs statuts et ne se servent de la CAE que pour certains revenus d’appoint, ce qui rend difficile l’estimation réelle des revenus.
Dans la perspective d’une économie de plus en plus centrée sur les plateformes et le travail indépendant, la création d’un statut spécifique de travailleur collaboratif, à mi-chemin entre salariat et travail indépendant, est actuellement débattu. La création d’un statut spécifique pour les entreprises ayant massivement recours au travail indépendant serait aussi une option. Ce statut pourrait permettre de mieux financer le risque d’activité et la protection sociale des travailleurs tout en libérant les entreprises du risque légal de requalification en salariat. Pour les entreprises, le salariat coûte beaucoup plus cher que d’employer des freelances, en raison notamment des cotisations sociales et patronales à payer.
Des grèves de freelances ?
Alors que le législateur commence à se pencher sur la question des statuts et protections, les indépendants eux-mêmes semblent s’engouffrer dans la voie d’une mobilisation plus politique afin de défendre leur liberté et leurs droits. « En rendant poreuses les frontières entre particuliers et professionnels, entre revenus d’appoint et véritable rémunération, l’économie collaborative minimisent la dimension du travail, éludant en partie les droits fondamentaux qui lui sont associés », analyse l’économiste Odile Chagny. « Il est essentiel de remettre au centre la question des conditions de travail », conclut-elle en énumérant quelques-uns des droits fondamentaux définis dans la charte communautaire du travail de 1989 : juste rémunération ; amélioration des conditions de travail ; accès à une protection sociale adéquate et à la formation professionnelle ; liberté d’association et de négociation collective.
Concernant ce dernier point, l’article 60 de la loi El Khomri a reconnu aux travailleurs des plateformes le droit de faire grève et de s’organiser collectivement. Avant cette loi, un refus concerté de travailler pouvait conduire à la désactivation des profils des travailleurs sur les plateformes. Le cas s’était notamment produit avec Deliveroo. Si cette initiative concerne une fraction spécifique des indépendants, peut-elle constituer une source d’inspiration pour les freelances ? Les luttes syndicales pourront-elles constituer demain une réponse adéquate au besoin de protection des freelances ? Les modalités de la lutte doivent-elles évoluer, à l’image du travail lui-même ? C’est le point de vue tenu par exemple par un Barack Obama qui, après avoir insisté sur l’importance pour les travailleurs de s’organiser collectivement, a également précisé qu’ils devraient « trouver de nouvelles façons de le faire, car le modèle syndical correspond à l’âge industriel, à des ouvriers qui travaillaient dans la même usine, habitaient le même village, fréquentaient la même église. Et l’économie globalisée a changé tout cela, le travail se fait de plus en plus à distance, via internet et les réseaux sociaux, en freelance, hors des entreprises. »
Les vieilles luttes collectives n’ont pourtant pas dit leur dernier mot. Ce sont une fois encore les travailleurs des plateformes, et en l’occurrence les livreurs à vélo, qui semblent pédaler pour les autres indépendants. Ainsi, le Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP) a vu le jour en janvier 2017, afin de « reconstruire une expérience collective du travail, une conscience de classe, avec l’ensemble des livreurs de toutes les plateformes, en scooter ou à vélo, syndiqués ou non, jeunes étudiants ou des quartiers populaires derrière un même mot d’ordre : la rue est notre usine », s’enthousiasme Steven Bouvier, livreur pour Deliveroo et membre du CLAP. Pour fait d’armes, le collectif a déjà obtenu de Deliveroo le paiement d’une assurance en cas d’accident du travail. Mais suite à la chute de l’un d’entre eux, les livreurs ont découvert que la plateforme avait sciemment omis d’assurer le ventre et le dos de ses livreurs…
De leur côté, les syndicats traditionnels apportent leur soutien et leur savoir-faire à ces jeunes pousses syndicales, notamment la CGT et Sud Solidaires. Certains syndicats ont même décidé de répondre directement aux problématiques des indépendants, auto-entrepreneurs ou freelances, à l’image de la plateforme « Union » créée par la CFDT. D’autres formes originales d’organisation collective et de lobbying voient également le jour, à l’instar du tout jeune groupe de réflexion et d’action « #Leplusimportant ». Peut-être davantage en phase avec les aspirations des freelances, ce dernier entend peser dans le débat public sur les questions liées à la précarisation du travail et au creusement des inégalités entre actifs. Leur première note concerne le cas des travailleurs des plateformes et les moyens de les inscrire concrètement dans des parcours professionnels valorisants : portabilité des données d’une plateforme à une autre, tiers-lieux avec accompagnement co-financés ou subventionnés, formation financée par une taxe sur les plateformes…
Les freelances parviendront-ils à inventer une forme de protection et d’organisation collective à leur image, ou bien seront-ils absorbés par les structures traditionnelles ? L’important ne réside peut-être pas tant dans la forme que dans la capacité à défendre la volonté d’autonomie des freelances, et à s’opposer à une exploitation abusive de leur désir d’indépendance. Reste donc à voir si les freelances réaliseront un jour le rêve de Brad Neuberg : rendre le travail plus libre sans confiner le travailleur à l’isolement et la précarité.
Hors série Freelance, Socialter, 01/2018