Michel Bauwens, le post- capitaliste

À première vue, le théoricien belge du pair-à-pair a tout de l’intellectuel barbant et abscons. Au microscope, son parcours de pensée se révèle tout sauf ordinaire et irrigue en profondeur les bâtisseurs de la société postcapitaliste, celle qui doit « sauver le monde » de sa perte annoncée. Portrait.

Des orgasmes intellectuels

Enfant, Michel Bauwens vit en Belgique, dans des conditions insalubres qui lui abîment la santé. Des séjours répétés en sanatorium le séparent très tôt de ses parents. À 17 ans, il milite chez les trotskistes, un peu plus tard, il fréquente des communautés gauchistes, spirituelles, puis néo-reichiennes (Wilhelm Reich était un élève de Freud), puis traverse une première crise existentielle qui l’entraîne dans une quête mystique. Il devient tour à tour templier, rosicrucien (membre de l’ordre ésotérique de la Rose-Croix), franc-maçon, avant de suivre les enseignements d’un gourou indien. Il finit par rentrer dans le rang et fait carrière dans les nouvelles technologies. À 42 ans, deuxième crise, plus profonde. Michel Bauwens se confronte à l’état du monde : « Est-ce que je veux faire partie du problème ou de la solution ? » Il se réfugie à Chiang Mai, en Thaïlande. Pendant deux ans, il vit reclus, étudiant l’histoire des changements de civilisation et se nourrissant de « braingasms », d’orgasmes intellectuels. Il est ce que le philosophe du pragmatisme William James appelle un « twice born », un gnostique façon « Qu’est-ce que je viens faire dans ce monde… », qui, après un long cheminement, vit une renaissance. Troquant les passions tristes de sa jeunesse pour une énergie positive, il accouche d’un nouveau Bauwens : optimiste, pragmatique et apaisé.

L’intuition du pair-à-pair

Au début des années 2000, il perçoit dans les pratiques d’échange de fichiers en pair-à-pair la clé du changement. Tout comme les citoyens des villes médiévales se sont saisis de l’imprimerie pour diffuser leurs idées et faire advenir la société capitaliste, les travailleurs de la connaissance ont, avec Internet, la capacité de s’organiser, de créer de la valeur sans l’aval de structures centralisées pour basculer dans un monde postcapitaliste. À l’été 2005, il formalise sa théorie dans un manifeste : « P2P and humain evolution ». Depuis, il parcourt le globe avec sa P2P Foundation, à la rencontre des artisans du pair-à-pair.

Tintin chez les hackers

Les drôles de fréquentation de Michel Bauwens (hackers, séparatistes, anarchistes, crypto-geeks, etc.) lui valent d’être infiltré par un espion qui sabote les communications de la Fondation. Légaliste et bienveillant, le Belge n’est pas toujours en phase avec ces groupuscules parfois radicaux. Il se concentre sur ce qu’ils construisent ensemble. « Et puis, objecte-t-il, l’innovation n’est jamais venue du cœur du système, elle se trouve dans les marges, dans les interstices. » Dans ce monde du pair-à-pair, témoigne Nathan Schneider, un journaliste proche d’Occupy Wall Street, Bauwens apparaît comme une source d’inspiration, un guide, un conciliateur. Il bâtit des ponts entre des individus très opposés, mais aussi entre des périodes historiques très éloignées. Il apporte un ancrage, une cohérence, une narration.

L’Équateur, un coup d’État dans l’eau

En 2011, deux Indignés espagnols réussissent à convaincre le secrétaire d’État équatorien, René Ramírez, de penser la migration de son pays vers une économie de la connaissance ouverte. Ils font appel à Michel Bauwens. Dans un pays agraire qui, avant l’arrivée du président Rafael Correa, ne comptait que quarante doctorants, on imagine le choc culturel… Après six mois de consultations, l’échec est manifeste : il n’y aura qu’une évolution à la marge sur le copyright. La pression des multinationales et de l’Europe aura été plus forte. « L’idée était de hacker l’Équateur, mais un pays ce n’est pas du code, ce n’est pas exécutable, ce sont des gens », confesse le théoricien du P2P. L’expérience lui aura tout de même permis de définir une stratégie de transition vers les communs à l’échelle d’un pays (commonstransition.org) et de mettre en lien le monde du pair-à-pair avec des coalitions politiques comme Syriza en Grèce.

Pour un individualisme collectif

La société postcapitaliste prônée par Bauwens se veut néo-médiévale, néo-traditionnelle et néo-nomade. Selon lui, nous vivons un changement de régime de valeur (« Être heureux plutôt que riche ») et de mode d’organisation : une coordination mutuelle sans autorité centrale et hiérarchique. Il compare les groupes sociaux du pair-à-pair aux guildes du Moyen Âge. Les sociétés médiévales étaient décentralisées, produisaient en local et se structuraient autour des communs comme les terres pour le pâturage. La même logique est aujourd’hui à l’œuvre derrière le logiciel libre, les coopératives ou certains projets de gestion de l’eau. Et comme dans les sociétés traditionnelles, l’humain se libère de son ancrage géographique et culturel, voyage librement entre plusieurs communautés et identités. Il redevient nomade, comme à l’aube de l’humanité. Néanmoins, insiste notre néo Jon Snow (le héros de la série Game of Thrones, ndlr), il ne s’agit pas d’un retour en arrière mais d’une transcendance de notre histoire : nous réconcilions l’individu (société capitaliste) et le collectif (société traditionnelle) pour créer un individualisme collectif (société des communs).

Le danger du « commonisme »

Actuellement en résidence à l’université du Wisconsin à Madison, surnommée la Berkeley du Nord, Michel Bauwens retravaille son manifeste de 2005. Il entend formuler des propositions politiques concrètes pour réaliser la transition postcapitaliste. Cependant, inutile d’attendre de lui qu’il forme une majorité politique pour conquérir le pouvoir : « On n’impose pas le changement, c’est lui qui s’impose, c’est une constante historique », assure-t-il, critiquant les méthodes des marxistes de la « vieille gauche ». D’après lui, la mutation vers une société postcapitaliste s’observe aussi en politique. Des mouvements comme Nuit Debout et Occupy Wall Street produisent de la politique en pair-à-pair à grande échelle. En Comù Podem, la coalition politique construite autour des communs et issue des Indignés, gère aujourd’hui Barcelone. Et plusieurs membres de Podemos siègent désormais au Congrès espagnol. Pour Bauwens, d’ici quinze ans, le modèle pair-à-pair aura contaminé l’économie physique et sociale. Mais en intellectuel avisé, l’homme nous met en garde contre le « commonisme », à savoir la dictature de la transparence et de l’horizontal. S’il devait exister une gouvernance transnationale des communs, Michel Bauwens en serait à coup sûr le maire idéal.

 

usbek20-260x328-tt-width-260-height-328-fill-0-crop-0-bgcolor-eeeeee-nozoom_default-1-lazyload-1Portrait publié dans le numéro 16 (été 2016) d’Usbek et Rica