Et si le monde numérique révolutionnait le modèle de l’actionnariat ?

Snapchat, l’application de partage de photos et de vidéos éphémères prisée par les « jeunes » et enviée par Mark Zuckerberg, qui en dépit de pouvoir l’acheter s’est résigné à l’imiter , ne fait rien comme les autres. Son introduction en bourse à Wall Street, en mars dernier, n’a pas échappé à la règle.

Résolus à ne pas céder le contrôle de leur société, les cofondateurs de Snapchat, Even Spiegel et Bobby Murphy, ont en effet décidé d’émettre des actions sans droit de vote. Par le passé, les sociétés Facebook, Google et même Altice (Numéricable, SFR, etc.) ont elles aussi créé des droits de vote à géométrie variable, procurant plus de pouvoir à certains qu’à d’autres. Les investisseurs institutionnels, majoritaires sur les marchés, surnommés les « zinzins » dans le milieu, commencent grincer des dents face à un tel piétinement du principe qui veut qu’une action soit égale à une voix.

Cependant, la réaction de ces entreprises ne vient-elle pas lancer un coup de semonce face à un déséquilibre croissant dans les rapports de force entre actionnaires et entrepreneurs ? Les gros investisseurs, par l’entremise de leur droit de vote, peuvent, en effet, orienter fortement les choix de l’entreprise afin d’améliorer les taux de rendements de leurs actions : versement de dividendes, réduction des coûts plutôt qu’investissements, etc. Cette politique de rendements à court terme au détriment du développement à long terme des entreprises explique peut-être les précautions prises par des plateformes numériques comme Snapchat qui ont besoin d’investir à long terme, sans être en mesure d’engranger des bénéfices à court terme pour distribuer des dividendes.

Ces actions sans droit de vote n’ont finalement pas freiné les investisseurs. Les 200 millions d’actions ont été vendues (soit une levée de fonds pour Snapchat de 3,4 milliards de dollars) et ces actions se revendent aujourd’hui 35% plus cher sur le marché secondaire (le « marché d’occasion » des actions). Néanmoins, le financement par l’introduction en bourse reste marginal : « sur les 2 millions d’entreprises françaises, seules 3 000 sont cotées », rapporte ainsi Benoit Bazzocchi, président de Smart Angels , une plateforme de financement participatif par souscription de capital.

En fait, l’essentiel des levées de fond s’opère de gré à gré, de personne à personne, en dehors de la bourse, dans des cercles d’investisseurs privés, nécessitant des heures de négociations et l’intervention d’experts. Cependant, les technologies numériques sont en train de transformer en profondeur le monde de l’investissement : « d’ici 10 ou 15 ans, les marchés non cotés seront tous numérisés, estime Benoit Bazzocchi, et les entreprises, grandes ou petites, trouveront alors de plus en plus de liquidité en dehors des marchés boursiers ». Les regtech et les legtech , des sous-segments des fintech , sont en train de simplifier et d’automatiser les aspects réglementaires et légaux des transactions financières. De là à dire que les startups sont en train d’uberiser les places boursières… Encore un cran plus loin dans la disruption, la blockchain vient apporter une dimension nouvelle aux marchés financiers, celle d’un système distribué et sécurisé, dont toutes les transactions sont automatiquement enregistrées dans un registre public (la blockchain), il n’y aurait plus de place boursière centralisée gérée par des opérateurs et des régulateurs, juste des flux financiers qui circuleraient d’un bout à l’autre de la planète.

Néanmoins, la blockchain ne résoudra pas la question de la transparence (paradis fiscaux, blanchiment d’argent), ni celle d’une spéculation nuisible à la stabilité économique, comme l’illustre les multiples crypto monnaies, fortement spéculatives, dont le bitcoin est l’emblème. En outre, la forte automatisation, prônée par les adeptes de la blockchain, pose une question de gouvernance en transférant dans la pratique le pouvoir de régulation de la loi vers le code. Ethereum a pu mesurer l’étendu du risque d’un tel transfert. La plateforme a créé The DAO, un fonds d’investissement décentralisé géré par une blockchain, dont les décisions d’investissement sont opérées par des « smart contracts ». Les termes de ces « smart contracts » sont établis à l’avance, et dès lors que les conditions sont remplies, ses termes sont automatiquement exécutés. Or, en exploitant une faille dans le code, un des investisseurs a réussi à détourner une partie du capital de The DAO , soit 50 millions de dollars en ether (la monnaie d’Ethereum). Si, seul le code fait loi, ce pirate peut dormir tranquille, il n’a rien fait d’illégal en dépouillant de la sorte ses coactionnaires. Cependant, avec la traçabilité des crypto-monnaies, utiliser ces fonds serait aussi discret que de revendre la Joconde… Ethereum a finalement surmonté l’incident, en forçant une réécriture de la blockchain ne contenant pas la transaction du pirate. Mais une telle action, aussi nécessaire qu’elle ait été, revient à réécrire l’histoire, créant un précédent inquiétant.

Heureusement, il existe d’autres perspectives d’évolution du monde de la finance, par exemple les plateformes de financement participatif. Que ce soit le crowdfunding (dons/contredons), le crowdlending (prêt d’argent) et le crowdequity (souscription de capital), ces plateformes jouent la carte du lien. Elles ont pour objectif de connecter une multitude de petits investisseurs aux petites ou moyennes entreprises en recherche de financement. Mutum, une plateforme de prêts d’objets entre voisins, a ainsi choisi de mener une levée de capital en crowdequity sur 1001pact.com . Pour Frédéric Griffaton, un de ses cofondateurs, les plateformes de financement participatif représentent une nouvelle forme d’intermédiation qui préserve la proximité entre l’entreprise et les actionnaires. Les investisseurs sont d’ailleurs souvent eux-mêmes utilisateurs des entreprises qu’ils financent. « Par l’entremise de ces plateformes, les actionnaires peuvent suivre l’évolution de la société (et pas uniquement ses résultats financiers), s’auto-organiser, se rassembler, agir ensemble à tout moment de la vie de l’entreprise. Nous pouvons facilement communiquer avec eux », témoigne Frédéric Griffaton, qui y voit une forme de contre-pouvoir nécessaire et plus efficace que le système actuel des Assemblées générales, où les actionnaires ne peuvent s’exprimer qu’une fois par an, et durant lesquelles la voix des petits actionnaires est quasiment inaudible.

Ainsi, l’évolution de l’actionnariat reste incertaine : allons-nous vers une réduction de son rôle à celui d’apporteur de fonds ? Vers une automatisation des investissements et donc un très fort détachement vis-à-vis des entreprises financées ? Ou au contraire vers une gouvernance plus partagée et plus directe entre actionnaires et entreprises ? L’histoire récente nous a montré qu’une trop forte virtualisation et complexification du monde de la finance n’est pas favorable à une sérénité économique (crise des subprimes, crise de la dette publique, etc.). Maintenir le lien entre investisseurs et entreprises semblent alors essentiel : c’est l’équilibre du rapport de force entre les deux qu’il faut maîtriser ainsi que l’agentisation induite par les mécanismes des marchés financiers qui introduit « une perte du sentiment de responsabilité inhérent aux actes posés », explique la psychologue Sandrine Duhoux.

Ainsi, retranchés dans la luxueuse limousine de Cosmopolis (de Wall Street à la City), les acteurs financiers, se croyant à l’abri du désastre environnant derrière des vitres blindées et fumées (derrière des chiffres et des courbes), finiront inéluctablement par se tirer collectivement une balle dans la main, parce que plus on déconnecte les humains des conséquences de leurs actes, plus ils vont loin dans la transgression des limites, nous rappelle l’expérience de Milgram

Publié le 11/05/2017 sur Digital Society Forum